Les tribulations d'un OUO
L’OUO est l’Officier d’Utilisation Opérationnelle. Il y en a un par type d’avion dans l’armée de l’Air (je suppose que c’est toujours le cas). Il est en charge du suivi technique de l’avion, de l’expérimentation de nouveaux matériels et procédures et de la rédaction des documents les concernant. J’ai été désigné en décembre 1986 à ce poste pour travailler sur le Transall à la 61ème Escadre de Transport.
On devrait plutôt parler de l’équipe d’utilisation opérationnelle. Elle était constituée à l’époque de deux pilotes et d'un mécanicien navigant travaillant avec un officier mécanicien et des techniciens détachés du GERMaS d’Orléans.
Au début, j’ai eu du mal à quitter mes camarades de l’ET 03/61 Poitou et l’ambiance de l’escadron. Mais je me suis vite aperçu que ce poste m’offrait une grande autonomie et la possibilité de découvrir d’autres domaines d’activités. C’était passionnant.
L’officier mécanicien, le commandant Vincent, issu de l’école de l’Air était une sorte d’électron libre. Je pense qu’il devait avoir chaque matin en se rasant une ou deux idées géniales qu’il n’aurait alors de cesse de vouloir réaliser. C’était un de ces personnages non conformistes par lesquels passent bien souvent les innovations qui améliorent la sûreté ou la sécurité des vols.
Ce qui n’allait pas sans quelques frictions avec notre mécanicien navigant surnommé Hans, ancien chef mécano du Poitou et doté d’un caractère bien trempé.
Lors d’une réunion de travail, Vincent nous annonça : on va faire du brouillage EM ! Pour cela il fallait installer un brouilleur électromagnétique de forte puissance pour aveugler les éventuels assaillants. Le brouilleur aurait été fixé sur la rampe ce qui nous aurait contraints à voler rampe ouverte avec les limitations correspondantes. Vu la puissance électrique nécessaire, il pensait installer un second APU. J’ai lu immédiatement dans les yeux bleus de Hans une très forte contrariété. Il se leva et annonça : si vous faites ça vous irez chercher un autre mécano pour monter dans l’avion. Fin de l’expérimentation.
À cette époque on était dans la recherche de moyens pour l’autoprotection de l’avion.
Peu de temps avant, un bon camarade d’Évreux était en vol au large de la Mauritanie, au-dessus de l’Atlantique et à destination de Dakar. Tranquille au FL190, il était le commandant de bord d’un Transall C160 NG. Pour satisfaire un besoin naturel il se trouvait sur le trône au fond de l’appareil et ressentit un léger choc accompagné d’un bruit sourd. Il revint dans le poste. Quelques minutes plus tard le mécano annonça que le réservoir d’eau méthanol s’était vidé. Bizarre.
À l’arrivée à Dakar, le mécano effectua le traditionnel tour de l’avion, remonta dans la cabine un peu pâle et la main tremblante. Venez voir ! Dans la nacelle de train droit se trouvait fiché une sorte de tube qui avait percé le réservoir eau-méthanol. C’était un SA7 dont la direction indiquait clairement qu’il visait le moteur droit. L’affaire fit grand bruit dans les état-majors. Considérant la position de l’avion, le missile n’avait pu être lancé que d’un bateau. Mais par qui, je l’ignore.
Comme j’étais de passage à Dakar, on me confia l’engin pour le ramener à Paris. Nous l’avons roulé dans une couverture et posé sur les sièges passagers. J’appris plus tard que la mise à feu de ce missile se désactivait au-dessus de 15.000 pieds.
Il fallait protéger nos avions.
On nous confia le C160 F16 F-RAMK. Un vrai bonheur pour le commandant Vincent qui put assouvir sa soif de réalisations les plus diverses. J’ignore comment il arrivait à convaincre les industriels et l’état-major mais il devait faire montre de solides arguments pour se faire prêter ou donner tous ces équipements.
Notre F16 MK se trouva ainsi doté de lances leurres infrarouge installés dans les nacelles du train principal (il y avait de la place), d’une caméra regardant vers le bas et l’arrière, sensée nous alerter sur un tir de missile avec un report d’image au poste navigateur. Il avait également bricolé l’installation d’un GPS, un des premiers à l’époque, ainsi qu’un éclairage compatible avec l’utilisation de JVN.
Vincent avait une conception très personnelle du respect des circuits hiérarchiques sans quoi il n’aurait jamais pu nous alimenter en expériences diverses et variées.
Il avait constaté que le Transall possédait, on ne sait pourquoi, une capacité d’emport sous chaque aile. C’est ainsi que je fis un roulage sur le parking de l’escale aérienne d’Orléans avec un missile (factice) sous l’aile droite.
Cette agitation technique attira l’attention de certains officiers de la région parisienne. Nous reçûmes une invitation à venir présenter notre avion à Villacoublay. Nous n’avons pas attendu bien longtemps sur le parking pour voir arriver le général commandant le COTAM accompagné d’une bonne partie de son État-Major.
Vincent fit la présentation et les commentaires techniques tandis que je restais prudemment à l’écart. Le général me pris à part et me dit : « Gaitte, tout cela est très bien mais il ne faut pas vous laisser faire par le commandant Vincent.»
Que pouvais-je répondre ?
Nous sommes revenus à Orléans et tout a continué comme d’habitude.
L’utilisation des JVN intéressait beaucoup, à juste titre, notre état-major.
Nous avions débuté prudemment les vols de nuit avec ce nouvel équipement. Il fallait tracer des navigations basse altitude en évitant la proximité des villes et villages dont l’éclairage saturait nos jumelles qui sont en fait des intensificateurs de lumière.
Elles doivent pour créer une image exploitable capter un minimum de photons mais pas trop. Par conséquent nous devions recevoir la lumière d’un ciel étoilé et éviter autant que possible les zones urbaines par trop éclairées.
Nous tenions ainsi compte d’un certain niveau de nuit en fonction de la couverture nuageuse et des phases de la lune. Il fallait éviter les obstacles artificiels comme les lignes à haute tension ou les éoliennes, peu nombreuses à cette époque. Nous volions équipés d’un casque Guéneau comportant un système d’accrochage pour les jumelles. Comme elles étaient assez lourdes et devant nos yeux, l’ensemble tirait sensiblement sur la nuque.
En janvier 1988, il fut décidé de nous envoyer pour une campagne de vols avec JVN au-dessus des étendues désertiques du Tchad. Je partis avec notre mécano navigant, un excellent navigateur, l’inévitable Vincent et le lieutenant Quenivet, pilote moniteur au CIET (une référence) aussi compétent que sympathique.
Nous avons effectué plusieurs navigations basse altitude de nuit suivies d’atterrissages sous JVN sur les terrains de Mongo, Abéché, Ounianga Kébir et Moussoro.
Ces vols nous ont montré que plus nous volions bas, meilleure et plus précise était l’image du sol devant nos yeux.
Précisons que seuls les deux pilotes et le navigateur étaient équipés de JVN. Le mécano navigant assis entre nous deux avait devant les yeux un horizon totalement noir. Sa seule référence était l’indication de la radiosonde dont l’aiguille oscillait entre 100 et 300 pieds pendant que nous sautions les dunes et les kékés, ces petits arbres qui poussent dans le sable désertique. Dans de telles conditions il fallait, pour notre mécano avoir du cran et une confiance certaine dans l’équipage.
Les atterrissages de nuit dans ces conditions très spéciales nécessitaient la coopération de nos amis de l’armée de Terre, les marsouins. Ils s’assuraient que la piste était libérée de toute occupation humaine ou animale. On était en Afrique.
Le terrain emblématique du Tchad était Moussoro. C’est une piste de sable plutôt mou où les roues du train à basse pression du Transall assuraient un atterrissage tout en souplesse. Lors de notre première approche, il m’a semblé distinguer au sol de grosses ornières au milieu de la piste. Nous avons remis les gaz. Nos amis au sol nous ont confirmé que tout était parfait. En fait le contraste qu’inventaient les jumelles nous donnaient parfois des images trompeuses. Nous nous sommes posés et nous avons déployé le phare de roulage car il n’y avait aucun éclairage sur ce terrain sommaire. Mais ce phare s’est avéré bien trop puissant pour les JVN.
Qu’à cela ne tienne, Vincent, jamais à court d’idée, nous a bricolé une solution avec un fil électrique enroulé autour d’un bout de bois pour créer une résistance diminuant l’intensité lumineuse. Le fil a chauffé, le bois était sec et s’est mis à fumer…
Quelque temps plus tard nous fûmes convoqués à N’Djamena par le COMELEF, colonel pilote de chasse commandant le dispositif Épervier et surnommé Louis XIV par les facétieux pilotes de Jaguar. Il voulait en savoir plus sur nos pérégrinations nocturnes. À la fin de l’entretien, nous avons proposé de faire une démonstration sur la piste de crash parallèle à la piste principale de N’Djamena dont il fallait pour l’occasion éteindre l’éclairage. Nous avons proposé une heure précise de poser. Et nous avons souligné que les spectateurs ne nous verraient pas et ne nous entendraient pas arriver. Seul le bruit des reverses indiquerait que nous serions au sol. Dans le cas d’un posé d’assaut il serait trop tard. Les véhicules et commandos débarqueraient en quelques minutes. L’avion pourrait redécoller de la position dans l’obscurité. C’est ce qu’il s’est passé. À partir de ce moment, Louis XIV ne nous considéra plus comme de simples transporteurs de sacs de manioc.
Après l’affaire de Ouadi Doum et la reprise du contrôle du Nord Tchad, la France récupéra de nombreux matériels soviétiques dont des sites complets de missiles avec leurs systèmes de radars d’acquisition et de tir comme ici le SA6. Ils furent minutieusement étudiés par les excellents spécialistes du CEAM* de Mont-de-Marsan.
C’est ainsi que je pus participer à une campagne d’évaluation de notre système d’autoprotection sur le champ de tir de Captieux. Il s’agissait d’effectuer des passages à différentes hauteurs en tirant des leurres infrarouge ou électromagnétiques pour étudier la réaction des autodirecteurs de missiles russes fixés sur des supports spéciaux mais aussi du redoutable Stinger américain. Tout se passa bien jusqu’au moment où je me rendis compte que nous avions déclenché un feu dans la forêt landaise avec les leurres infrarouges.
Le commandant de la base d’Orléans me demanda d’effectuer un décollage « cravate » devant l’aréopage des membres de l’IHEDN pour leur montrer un tir de leurres. Les démonstrations s’effectuaient toujours sur une piste en herbe de la base qui servait à l’entraînement au poser d’assaut. Je devais décoller et partir aussitôt en virage tout en procédant au largage des leurres. Il paraît que ce fut un succès. Mais l’herbe était bien sèche et pris feu. Les pompiers de la base ne purent éteindre et il fallut faire appel à ceux de la ville…
Nos activités couvraient aussi le domaine de l’aérolargage de personnels et de matériels. Je travaillais avec la STAT** basée à Toulouse. C’était en quelque sorte l’équivalent du CEAM pour l’armée de Terre.
La STAT essayait de nouveaux types de parachutes et de nouvelles procédures pour les largages de matériel par gravité ou par éjection à différentes hauteurs. Nous utilisions la zone de saut de Fonsorbes située non loin de la base de Francazal. Un jour, à la suite d’une mauvaise communication dans l’équipage, une charge est partie bien avant la zone. C’était une palette de munitions. Elle a atterri dans la cour d’une ferme sans faire de dégâts. Il ne fut pas possible de la sortir de là le jour même car le sol était trop boueux. Une équipe de gendarmes dut passer la nuit sur place pour la garder !
J’avais une prédilection pour le largage à très faible hauteur, le TFH.
J’en ai terminé l’expérimentation et rédigé le chapitre du manuel d’utilisation du Transall. Nous utilisions une bande en herbe parallèle à la piste de Francazal.
La présentation se faisait train sorti, volets 20°, à la vitesse de 130 nœuds et une hauteur de 15 pieds. L’avion était très stable, en effet de sol. Passant par le travers de bandes de tissus orange le « top largage » était donné. La charge était extraite de l’avion par un parachute qui servait ensuite à la freiner après l’impact sur le sol. C’est un mode de largage relativement simple, très efficace et surtout très précis.
Lors d’une réunion dans les locaux de la STAT à Toulouse, je fis remarquer que nous n’avions pas encore testé les terrains sableux et que le Tchad en est principalement constitué. La plage de Mimizan présentait le profil requis. Je ne fis pas de commentaires sur le fait que c’était le village de mon enfance et que mes parents y habitaient toujours. Le colonel parut intéressé, le préfet des Landes donna son accord.
Le jour dit, les gendarmes neutralisèrent l’accès à la plage sud de Mimizan. Nous pûmes larguer plusieurs charges un matin brumeux sous les yeux de mes parents qui se trouvaient en spectateurs ravis au sommet de la dune.
L’équipe de la STAT bénéficiait aussi d’une grande autonomie. Je fus invité à les accompagner sur un terrain d’aéro-club où ils essayaient des ULM. J’ai passé une matinée réjouissante à voler sur plusieurs types d’engins sauf sur celui du colonel qui gardait avec un soin jaloux l’usage de sa Ballerine ainsi que s’appelait ce très joli petit appareil.
Les hélices du C160 commençaient à fatiguer après plus de vingt ans de service. Il fut décidé de les remplacer par des hélices en carbone. La société Ratier-Figeac emporta le marché et se chargea de la fabrication.
Si l’entretien et la réparation des hélices métalliques n’avait plus de secrets pour nos techniciens, il en allait autrement pour celui de ce nouveau matériau. Comment allait-il résister aux impacts de cailloux et à l’abrasion du sable sur les terrains sommaires ?
On m’envoya à Istres pour effectuer une campagne d’évaluation avec les pilotes du CEV. J’ai proposé d’utiliser le terrain de Lézignan qui est assez proche et doté d’une piste recouverte de gravier. Notre avion, le F2, était doté pour l’occasion d’une hélice composite et d’une hélice métallique. Le panachage ne posait pas de problème. Je trouvais cependant que cela n’avait rien d’esthétique. L’une était noire et l’autre bien claire.
Dans un premier temps nous avons testé les effets de l’arrêt décollage avec utilisation de la reverse. J’ai eu l’honneur et le plaisir de voler avec le commandant Philippe Deleume, futur chef-pilote d’essais de Dassault Aviation. Nous avons effectué 25 accélérations/arrêts dans la matinée. Aucun dégât sur le revêtement en carbone.
Deux jours plus tard, après cinq heures de tours de piste et 32 atterrissages, nous fîmes une pose pour voir le résultat. Hélice intacte. Mais le mécano nous montra le dessous du fuselage labouré par les cailloux de Lézignan, le revêtement cabossé et les antennes cassées. Cela n’a pas empêché le vol retour vers Istres. Ces vols avec le CEV me plaisaient bien.
L’évaluation était terminée et nous étions un vendredi. Il fallait rendre l’avion à l’armée de l’Air. On s’agitait dans les couloirs du CEV.
- Qui va ramener le Transall à Orléans ?
Grand silence dans les bureaux. La perspective de prendre le train ne m’enchantais guère. Je proposai mes services.
- Hé les gars, j’ai trouvé quelqu’un !
- Heu, qui sera l’autre pilote ?
- Pas de soucis, on te met un ingénieur d’essais qui va passer le week-end à Paris.
Je trouvais la perspective de voler seul assez excitante. Après tout, ce n’était pas un vol sous la réglementation de l’armée de l’Air mais sous l’égide de la DGA.
Nous nous sommes posés à Orléans en fin d’après-midi. Je suis passé saluer mes collègues de l’escadre avant de monter à mon bureau. L’OPO m’annonça que le colonel voulait me voir. Il avait vu arriver le F2 et son hélice noire sur le parking.
- C’est vous qui avez ramené l’avion du CEV ?
- Oui mon colonel.
- Et qui était l’autre pilote ?
J’étais bien embarrassé et commençais à être vaguement inquiet. J’ai fourni les explications. Il eut alors un petit sourire en coin.
- Vous avez bien fait. J’ai fait ça moi aussi lorsque j’étais à l’équipe de marque du Transall NG.
Sur cette photo on peut voir une tranche d’hélice composite du Transall. On distingue une partie centrale sans doute en résine. L’extérieur est constitué par un tissage de fils de carbone. L’intérieur est rempli de mousse. Une hélice composite pèse environ 150 kg de moins qu’une hélice métallique.
Le travail du robot dans l’usine de Figeac est fascinant à voir. La pale est située au centre d’un grand équipement circulaire doté de petites bobines déroulant pendant sa rotation des fils de carbone très fragiles. Le résultat final du tressage donne un revêtement faisant penser à une peau de serpent. Il est quasiment indestructible. (La machine qui traite les pales de l’A400M comprend un ensemble de plus de 300 bobines).
Didier GAITTE
* CEAM : Centre d’Expérimentations Aériennes Militaires que de mauvaises langues ont surnommé Centre d’Extase et d’Admiration Mutuelle.
* * STAT : Section Technique de l’Armée de Terre.
Date de dernière mise à jour : 23/12/2021
Commentaires
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- 1. Bruno Roussel Le 23/03/2022
Merci à Didier Gaitte pour ce rappel de merveilleuses années passées à travailler pour l'avenir du C-160 Transall qui ce mois-ci effectue sa tournée d'adieu à travers la France.
J'ai eu la chance de travailler avec Didier comme adjoint OUO C160 ; nous étions ensemble lors du largage TFH à Mimizan et nos essais d'ULM avec la STAT groupement aéroporté de Toulouse , comme pour d'autres missions dont l'évaluation en Afrique d'une centrale inertielle gyrolaser TOTEM de Sextant Avionique, avec toujours notre ami Jean Georges Vincent.
J'ai été le successeur de Didier Gaitte au poste d'OUO C-160 alors que le programme de rénovation avionique C-160 démarrait. Ce fut une très belle aventure qui occupa 14 années de ma carrière.
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