Les débuts d'Épervier
Avril - septembre 1986
Arma virumque cano (Virgile, Eneide)
Avertissement : Il s'agit là d'une vision personnelle d'une histoire bien réelle.
Si les faits sont exacts et tirés des notes prises au jour le jour et des archives écrites et photographiques de l'auteur, le choix des faits rapportés est éminemment subjectif et les opinions et jugements émis n'engagent que lui.
Le 14 février 1986, des aviateurs français atterrissaient à N'Djamena. Ils volaient au secours du grand humaniste Issène Habré, menacé par les troupes de Goukouni Oueddei armé et soutenu par feu le démocrate libyen Mouhamar Khaddafi. L'enlèvement, quelques années plus tôt, et par le même Issène, de l'ethnologue Françoise Claustre puis l'assassinat du Cdt Galopin venu négocier sa libération, les atrocités qu'il avait commises contre les opposants et une partie du peuple tchadien étaient, une fois de plus, pudiquement passés par profits et pertes.
Le 16 février, les avions français détruisaient, près de la frontière libyenne, la base aérienne de Ouadi-Doum. Quelques jours plus tard, en représailles, deux avions libyens bombardaient N'Djamena, manquaient la base française mais provoquaient une catastrophe nationale en détruisant la brasserie de bière GALA située en bout de piste. Ces événements signaient le départ de l'opération Épervier.
Elle se distinguait des précédentes car, au grand dam de nos camarades terriens, elle était placée sous le commandement et la maîtrise d'œuvre de l'Armée de l'air.
Depuis les opérations Limousin (1968), Bison (1972), Tacaud et Manta, l'Armée de terre considérait en effet le Tchad comme la chasse gardée des Troupes de Marine et, malgré la perte irréparable de l'usine de bière, aurait volontiers remis le couvert.
Le fait que le Chef d'état-major des armées, de surcroît ancien Chef d'état-major particulier du Président de la République en exercice, fût un officier général de l'Armée de l'air n'était probablement pas totalement étranger à cette dévolution, même si la réussite très relative (pour être indulgent) de la lourde et coûteuse opération Manta, terminée seulement quinze mois plus tôt, ne plaidait pas en faveur de la reconduction d'un commandement biffin.
Le sous-directeur personnel de la DCCA me contacta fin mars pour me demander si j'étais toujours volontaire pour partir au Tchad comme adjoint commissariat du Comelef. J'avais 24 h pour répondre.
Fier que mes éminentes qualités aient enfin été reconnues et fait pressentir pour ce poste, je rappelai le soir même. Je m'aperçus, un peu désappointé, qu'elles n'y étaient pour rien : le commissaire primitivement envoyé au Tchad n'était resté que quelques jours et son successeur n'assurait qu'un court intérim.
Bref, on envoyait celui que l'on avait sous la main. J'appris également que je ne partirais pas pour la durée normale de 45 jours mais que, compte tenu de la période des congés et des problèmes de disponibilité consécutifs aux affectations d'été, je ne serais pas relevé avant septembre. Je m'étais cru homme providentiel, je n'étais qu'un bouche-trou. Mon amour propre en prit un vieux coup.
Je devais prendre des consignes. La deuxième région aérienne (Villacoublay) était en charge du support de l'opération. C'est le Commissaire Col Macquignon, adjoint du Commissaire Général Estrangin directeur régional, qui coordonnait l'ensemble du support logistique et financier. Je connaissais très bien ce dernier. Son accueil fut chaleureux et amical. Le Com Col Macquignon m'était inconnu. Je découvris un homme bienveillant et calme, qui faisait face avec sérénité à une situation difficile et compliquée.
Il faut se replonger dans le contexte pour comprendre. L'opération avait été déclenchée sans préavis aucun. Du jour au lendemain, un millier d'hommes, des avions, des moyens techniques (radars, batteries anti-aériennes, canons et missiles) avaient été projetés sur deux sites (N'Djamena et Moussoro), totalement démunis du support indispensable à leur mise en œuvre. Pas de mess ; pas de moyens de conservation froid ; pas de circuit de ravitaillement en vivres ; une eau à peine potable à cause d'un château d'eau piégé au départ des libyens ; une alimentation électrique aléatoire et sporadique ; pas de logements aménagés ; aucun équipement vie ; évidemment pas de climatisation alors qu'on se trouvait au plus fort de la saison sèche ; un service médical embryonnaire ; quelques rares véhicules ; des sanitaires réduits à leur plus simple expression...
Les trois premiers jours, les militaires avaient dormi à l'extérieur, la tête sur le sac, s'étaient nourris des rations de combat avec lesquelles ils étaient arrivés et vêtus avec le paquetage sommaire qu'ils avaient apporté.
Ce n'était pas tout : la situation politique française était loin de faciliter les choses. Quelques jours après l'arrivée des militaires français, le premier gouvernement de cohabitation était entré en fonction et avait hérité du bébé. Les deux têtes de l'exécutif se regardaient en chiens de faïence, chacune attendant l'autre au tournant. Dans ces conditions, aucune directive claire relative à la conduite des opérations n'était à attendre des autorités politiques et le CEMA devait naviguer à vue.
Enfin, et surtout, il s'agissait d'une première pour l'Armée de l'air qui, jusqu'alors, n'avait jamais eu la maîtrise d'œuvre d'une telle opération et pour le Commissariat de l'air qui se trouvait en première ligne.
Cela peut paraître invraisemblable à nos jeunes camarades qui, dix ans après leur sortie de l'école, ont quasiment tous participé à une ou deux opérations extérieures, généralement en coopération internationale, en bénéficiant d'une logistique musclée, ravitaillés par convois routiers et gros porteurs Antonov, ayant à leur disposition des kits et check-lists où tout est programmé. Nous n'avions absolument rien de tout cela : un cargo DC8 (20 t) par semaine, un Transall (5 t) 2 fois par semaine, quelques camions en provenance de Douala, pour l'ensemble de l'opération, opérationnel et logistique confondus...
Il avait donc fallu parer au plus pressé avec les moyens du bord, c'est à dire, pour reprendre une expression familière aux aviateurs, "avec la bite et le couteau", sachant que si, en principe, chacun était muni de la première, rares étaient ceux qui avaient songé à inclure le second dans le paquetage.
La priorité, qui allait évidemment à la "survie" du personnel et aux moyens d'entamer les opérations militaires, avait relégué au second plan la mise en place d'une administration digne de ce nom. Les paiements se faisaient en liquide, les formalités réglementaires étaient réduites à leur plus simple expression, le bordel administratif et financier généralisé. Il n'y avait pas de bureaux, pas de machines à écrire, pas de formulaires, pas de registres, pas de coffre, pas de locaux autres que des bâtiments pillés ou en ruines. Les seules liaisons avec la métropole se faisaient par télex et par téléphone Syracuse. L'ordinateur, Internet et le téléphone portable étaient encore dans les limbes.
Le Commissaire Col Macquignon avait donc quelques soucis. Il m'expliqua calmement la situation, fit le point et résuma en quelques phrases ce que serait mon travail : assurer au Comelef les moyens de son action, veiller à l'amélioration des conditions de vie du personnel, et faire mon possible pour établir une administration et des finances conformes à la réglementation. J'aurais, pour ce faire une large autonomie et une sous délégation du ministre. La 2ème RA me soutiendrait au maximum. Enfin, un personnel de qualité serait affecté en la personne d'un adjoint officier des bases expérimenté et de deux officiers (dont un commissaire Lt) plus un Adc affecté aux tâches de vérification et de contrôle.
Je fus également reçu par le Directeur Central en la personne du Commissaire Général Burdin qui confirma ces instructions et, sans me dissimuler les difficultés de la tâche, m'assura que le service tout entier serait à mes côtés.
Je dois dire que tous tinrent parole.
En conclusion, tout ceci ne respirait guère l'optimisme. A en croire ces hauts responsables du service, j'allais tomber dans une apocalypse administrative doublée d'une pétaudière inconfortable, commandée par des furieux qui se souciaient de la bonne administration, de la gestion et de la régularité des comptes comme de leur première tenue de campagne.
Je n'ai jamais attaché beaucoup d'importance à ce qu'on pouvait me dire de mes futurs emplois, car j'ai toujours pensé que mieux vaut découvrir les choses par soi-même et se fier à son propre jugement.
En attendant mon départ, je continuai donc à dormir du sommeil du juste. Je mis toutefois à profit les quelques jours qui restaient pour lire attentivement le brûlot ("Opération Manta") que le Col Arnaubec, sous le pseudonyme de Spartacus, avait consacré à la précédente intervention française. Sous le nom de l'esclave révolté, cet officier de l'Armée de l'air en poste à l'État-major en 1983, et qui avait été mon commandant des promotions à Salon, dénonçait les errements, les stupidités, les insuffisances, les fautes, les manquements voire les détournements qui avaient caractérisé cette opération. Quelques-uns de ces personnages étaient encore en place, y compris l'attaché militaire au Tchad, dont il faisait un portrait féroce.
- « Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté », chante Guy Béard.
Arnaubec fut donc exécuté sur l'autel de la vérité et y perdit ses étoiles. Il y gagna l'estime de beaucoup et le fait de pouvoir se regarder dans la glace sans rougir. Dans cette histoire, tout le monde ne peut pas en dire autant.
Je partis un peu après la mi-avril. A mon départ de Taverny, il neigeait. A mon arrivée à N'Djamena vers 14 h, il faisait 45°. A l'ouverture de la porte du DC-8, un air brûlant et suffocant fit irruption dans la cabine. En posant les pieds sur le sol, je ressentis la chaleur du goudron à travers les semelles de mes chaussures. C'était mon premier séjour en Afrique.
J'avais voyagé assis à côté d'un officier du 15e régiment du Génie de l'air, le Lcl Cazalaa, petit, mince, vif et doté d'un sympathique accent du sud-ouest. Lorsque nous nous fûmes présentés, il manifesta un enthousiasme étonnant : il était heureux de me rencontrer car nous allions devoir travailler ensemble et il comptait sur moi. Interloqué, je lui demandai en quoi je pourrais l'aider. Il m'expliqua qu'il devait, avec son régiment du génie, refaire la piste de l'aéroport et l'élargir pour la mettre aux normes 747. En effet, les gros porteurs avaient les réacteurs extérieurs qui traînaient en dehors de la piste et, au décollage, ils avalaient poussière et sable ce qu'ils appréciaient assez peu. Je me rappelai alors ce qu'expliquait Arnaubec dans son bouquin : lors de la précédente opération, on s'était contenté de couler à grands frais un simple ruban de goudron sur le sable de part et d'autre de la bande de roulement. Au premier décollage de 747, les réacteurs avaient soufflé le goudron qui avait décollé en même temps que l'avion. L'affaire avait été étouffée, mais les millions envolés n'avaient pas été perdus pour tout le monde. Quoi qu'il en soit, mon colonel génial et aéronautique comptait sur moi pour trouver les cailloux nécessaires, les acheter et les acheminer jusqu'à la piste, son rôle étant de les répartir solidement de part et d'autre d'icelle avant de les recouvrir de bitume.
Un peu inquiet, je lui demandai s'il en fallait beaucoup : non, finalement assez peu, à peine plus de 15.000 t, mais d'une qualité très spéciale qu'il faudrait faire homologuer par un laboratoire métropolitain. Il allait donc falloir carotter dans différents endroits du globe terrestre pour déterminer quel était le produit ad hoc, passer le marché, puis transporter le tout à N'Djamena. Peut-être faudrait-il d'ailleurs aller chercher les cailloux assez loin car au Tchad, on trouve surtout du sable. Enfin, sans nul doute, je me débrouillerai à merveille, n'est-ce pas ?
Après quelques instants de silence consacrés à traiter in petto toute la strasse commissariale qui s'était bien gardée de m'informer de la chose de divers qualificatifs qui s'écrivent avec une initiale suivie de points de suspension, j'assurai mon interlocuteur de ma totale disponibilité. Je n'avais jamais de ma vie passé un marché, j'ignorais tout de la procédure et de la réglementation car à ni à la fac ni à Salon je n'avais ouvert un manuel de marchés publics. J'étais sensé savoir et je ne savais rien. C'était un début en fanfare. Mon affirmation dut néanmoins paraître convaincante car mon interlocuteur rasséréné poussa un soupir de soulagement qui ne fit que m'inquiéter davantage.
A ma descente d'avion, je fus accueilli par mon prédécesseur Eric Minnegheer, toujours aimable, avec l'humour et la distanciation distinguée qui lui sont habituels et en font le plus agréable des camarades.
Il faisait une chaleur infernale. Il me fit monter dans sa voiture de service (une somptueuse 4L) et, après avoir récupéré mon paquetage, m'emmena prendre un jus de fruit glacé dans un bar rustique situé au bord du Chari, sous de grands arbres où régnait une très relative fraîcheur.
- « Nous avons deux bonnes heures avant que je te présente au Comelef car le rapport quotidien à lieu à 18 h, me dit-il. Aussi je veux en profiter pour te parler librement. Sur le plan de la logistique, nous manquons de tout. Le magasin d'habillement est vide. Idem pour le matériel. Pour les subsistances, nous n'avons pas encore de circuit de ravitaillement fiable, nous parons au plus pressé au jour le jour. A Moussoro, nous abattons des chameaux pour manger de la viande. Nous manquons cruellement de capacité en froid positif, quant au négatif, mieux vaut n'en point parler. J'ai demandé le détachement de deux frigoristes de l'ERCA, ils arriveront en principe par le prochain avion avec ce qu'il faut pour remettre en état le vieux matériel Manta. Sur les plans administratif et financier, s'il n'y a pas de catastrophe, c'est encore le western. Mon adjoint ne vaut rien, mais il part la semaine prochaine et tu auras du personnel de pointe en remplacement. Les choses vont donc s'améliorer, mais, soyons clairs, il y a du travail. Pour faire face aux besoins logistiques, notamment en matière de subsistances, j'ai commencé à discuter avec le représentant d'Air Afrique, un ivoirien, ancien de l'école du commissariat, et avec les commerçants libanais locaux, afin d'affréter un avion-cargo par semaine, moitié eux, moitié nous. Cela nous permettra de nous ravitailler en frais et surgelé à partir de Rungis dès que nous aurons la capacité de stockage en froid. Il n'en faut rien dire au Commissariat pour l'instant, ils feraient les pieds au mur. Tu as une délégation du ministre, sers-t'en et mets les devant le fait accompli. C'est le seul moyen de s'en tirer. Si je le peux avant mon départ, je signerai le contrat moi-même. Quant aux chambres des sous-officiers et des hommes du rang, elles sont situées dans des bâtiments ouverts à tous vents et dans lesquels on a simplement installé lits de camp et moustiquaires, sans aucun meuble de rangement. Le Comelef est un caractère, mais il est l'homme qu'il faut à la place qu'il faut. Si tu fais l'affaire, tu pourras compter sur lui, sinon, tu seras viré avec des jours d'arrêt : ici, il est surnommé « le boulanger du désert » à cause des pains... Je pars dans 3 j, donc tu auras le temps de faire le point et je te montrerai tout ce qui est important. Pour ce qui est du site de Moussoro, la situation est bien pire, mais on ne peut pas tout régler à la fois. Ah, autre chose : Ici, il fait très chaud, on fait de la viscosité mentale, alors ouvre un cahier et note tout. Tu verras, c'est un bon conseil ».
Deux heures plus tard, Minnegheer me présenta au Comelef, le Col Hector Pissochet. Quoiqu' affecté à Taverny, je ne l'avais jamais rencontré et le connaissais seulement de réputation. Son accueil fut courtois, rapide et carré. Il était manifestement sur la réserve et attendait de voir venir. Son adjoint, avec lequel il partageait un bureau spartiate situé dans une baraque Fillod qui servait de PC était le Col Peiffrer. Le commissaire et le médecin-chef cohabitaient dans un bureau situé à quelques mètres, dans la même Fillod.
J'assistai le soir même au rapport quotidien et l'on me présenta aux cadres de l'opération. Rapport d'une vingtaine de minutes, où l'on allait directement à l'essentiel, sans fioritures, sans perte de temps, et où le Comelef donnait des ordres clairs, précis... et d'exécution immédiate.
Les trois jours suivants furent consacrés à la visite du dispositif et Minnegheer fut un mentor impeccable. Il me montra tout ce que je devais voir, m'expliqua tout ce que je devais savoir, souligna tout ce qui devait être fait, me présenta les correspondants tchadiens et étrangers, civils et militaires, privés et fonctionnaires, avec lesquels j'aurais à travailler et surtout me mit en garde contre ce et ceux qui pouvaient poser problème ; bref, il fut parfait. J'étais un peu noyé, mais, comme il me l'avait conseillé, je notais tout et m'en portai bien. Je lui dois beaucoup.
Je découvrais un monde nouveau, à des années lumières de mon quotidien. L'Afrique, la chaleur, les odeurs, les gens, les mentalités, les habitudes, la plus extrême pauvreté, les maisons détruites, les traces des combats en ville, la corruption généralisée, la nonchalance, la résignation....
Finalement, les choses ne se présentaient pas si mal : bien sûr, tout ou presque restait à faire, mais Minnegheer avait clairement identifié les problèmes et lancé des chantiers. Il fallait donc poursuivre et foncer pour achever ce qui avait été commencé avant de développer ces nouveaux projets ; cela avait au moins le mérite de laisser un peu de temps sans se poser de questions.
Trois jours après le départ de mon prédécesseur, les nouveaux cadres arrivèrent et la moitié de l'équipe fut relevée (le séjour était limité à 45 jours compte tenu des conditions de vie et la relève avait lieu par moitié toute les trois semaines).
La relève était à la hauteur. Je reçus une équipe de cadres qui, très vite, se révéla optimale. Elle se composait du Cne Guy Fontarnoux (adjoint), du Commissaire Lt Philippe Rousselot (subsistances), du Lt Jaime Escoirihuela (matériel, hébergement, habillement) qui avait temporairement quitté son poste de chef de cabinet du Directeur central.
Ceux qui les ont connus comprendront qu'il s'agissait d'une équipe de luxe, alliant intelligence, dynamisme, débrouillardise et bonne humeur. Leurs remplaçants furent ultérieurement les Cne Morisset puis Vigilant et les commissaires Lt Esque puis François qui furent aussi bons.
Le plus : ces trois-là se connaissaient très bien et s'entendaient de même, se comprenant d'un simple regard, ayant entre eux des automatismes de travail et une confiance mutuelle totale.
Le quatrième larron était l’Adc Jean Pierre Meunier. Il m'était affecté comme sous-officier commissariat, chargé de la vérification. Ce fut la cheville ouvrière qui permit la remise en conformité de toutes les procédures administratives et comptables. Jeune en âge, flegmatique devant l'imprévu, doté d'un humour très british, connaissant à fond l'administration et la comptabilité, (finances, personnel, matière...), en quelques semaines, sans avoir l'air d'y toucher et avec le sourire, il mettra fin au Far-West administratif en passant de service en service, sans que j'aie à intervenir sinon pour approuver ses compte rendus quotidiens et lui apporter un appui constant.
Et surtout, ils avaient deux qualités essentielles : l'humour et la loyauté. Travailler avec eux, même dans les conditions difficiles que nous connaissions, était un véritable plaisir.
Pour exercer mon commandement, je me tins de manière stricte aux règles élémentaires : écouter beaucoup, parler très peu, réfléchir seul, commander clairement et par écrit en respectant la voie hiérarchique, ne jamais donner d'ordre inexécutable, laisser mes subordonnés agir dans leur domaine de compétence et ne pas intervenir à tout propos mais venir toujours à leur aide en cas de difficulté, contrôler l'exécution des ordres et susciter l'initiative et la réflexion de chacun.
Vis à vis du Comelef, j'adoptai des règles simples : ne rien dissimuler, rendre compte systématiquement de toutes les actions entreprises et de l'exécution des ordres reçus, exposer les problèmes et difficultés rencontrés et les solutions mises en œuvre pour y faire face, exposer les motifs et raisons de mes décisions et surtout lui ficher la paix avec tout ce qui rassortissait à mon niveau de compétence.
Je découvris rapidement, après une période où je me sentis observé de près, que le Comelef n'était pas le fou furieux que certains m'avaient décrit. Comme chef, il faisait penser à Clémenceau. Cet homme était un bloc. Doté d'une détermination et d'une énergie extraordinaires, il écoutait toujours ce qu'on lui disait, analysait très vite et décidait de même. La décision prise, il exigeait alors une exécution immédiate, sans réticence aucune, toute tergiversation déclenchant une colère jupitérienne et cataclysmique. Ceci bien compris, c'était un homme très fin, avec un « cœur gros comme ça », se considérant en charge et responsable de chacun de ses hommes. Je l'ai vu agir dans des circonstances où l'homme se révèle dans sa vérité et je l'en ai toujours admiré. Qualité rare, ses ordres donnés il laissait agir ses subordonnés mais ne les abandonnait jamais sans aide devant un problème qu'ils ne pouvaient résoudre d'eux même. J'y reviendrai.
J'ai adoré travailler sous ses ordres. Je ne veux pas dire par là que c'était de tout repos, mais avec un chef de ce type, on peut sans crainte aller au bout du monde, et c'est tout naturellement que l'on réalise des choses dont on se serait cru incapable. On se sait soutenu et l'on y va. Cette confiance se répercute alors naturellement à tous les échelons. Il fut remplacé plus tard par le Col Claude Gautier qui, dans un style différent, moins explosif, fut également un patron remarquable. Le CEMAA, il faut le dire, mit à la tête de l'opération ce qu'il avait de mieux.
L'organisation était la suivante : le Comelef commandait l'ensemble du dispositif interarmées. Il disposait d'un chef d'état-major et d'adjoints spécialisés dont un adjoint commissariat. À ce titre, je relevais directement de lui. Les différentes composantes Terre, Marine et Air relevaient chacune de leurs chefs respectifs, tous placés sous les ordres du COMELMEF.
La composante Air, située sur la base principale de N'Djamena (Base Kossei) avait à sa tête un commandant de plateforme, commandant de la base. J'exerçais également les fonctions de commissaire de base. J'avais donc une double subordination. Cela aurait pu être complexe, mais en réalité c'était très simple : la forte personnalité des deux Comelefs successifs assurait l'unité de commandement sans avoir à se poser de question. Les militaires de l'Armée de terre étaient stationnés au Camp Dubut, voisin de la base, enfin il y avait un détachement à Moussoro, chargé de la veille radar.
La Base à cette époque
Il me faut dire un mot de l'unité et de sa place dans le dispositif. La LOG (c'est ainsi qu'était désignée mon service) était composée de 4 officiers dont deux commissaires, d'une bonne trentaine de sous-officiers répartis entre le matériel, l'hébergement, la finance, la restauration, le service des achats et le détachement de Moussoro. Un seul sous-officier ancien et expérimenté par service, tout le reste étant des jeunes, voire très jeunes, dynamiques et ardents. S'y ajoutait une agence postale mise en place par la poste aux armées comprenant un capitaine et deux sous-officiers. Le personnel était exclusivement masculin car, à cette époque reculée où le principe de parité ne nous avait pas encore ébloui de sa lumière, on considérait que les femmes n'avaient pas leur place en opérations. Cela peut paraître à nos jeunes une monstruosité pithécanthropique mais nous avions des excuses, étant issus d'une génération où un auteur, pourtant très progressiste comme Paul Guimard n'hésitait pas à écrire « Pour se détendre, les hommes font la guerre et les femmes font les courses » et où les parents expliquaient aux enfants que c'était aux filles de mettre le couvert et aux garçons de descendre les poubelles. Heureusement, les choses ont bien changé et les mères de famille ont maintenant le droit de s'étriper sur les champs de bataille et d'y larguer des bombes à fragmentation, ce qui contribue grandement à leur épanouissement personnel et constitue une indéniable avancée de la civilisation
Enfin il fallait compter environ 300 Tchadiens, recrutés, gérés, payés, employés aux tâches les plus diverses, manutentionnaires, aides en cuisine, hommes de ménage et d'entretien, lavandiers (chaque homme changeait deux fois par jour de tenue : le linge sale récupéré dans un sac plastique au pied de chaque lit à sept heures du matin était rendu lavé, repassé et plié dans le même sac disposé sur le même lit à 13 h le même jour).
Mon prédécesseur avait eu la bonne idée de réquisitionner un grand bâtiment dans lequel, à l'exception du mess, tous les services étaient installés : administration, finances, poste, habillement, matériel, logement, magasins, achats. L'accès en était aisé et le regroupement des services facilitait le travail.
Le rôle de l'unité dans le dispositif Épervier était essentiel. Dans un pays dévasté par plus de vingt ans de guerre, situé à plusieurs milliers de kilomètres de la métropole, pourvoir à la vie d'un millier d'hommes, restauration, habillement, logement, les gérer sur les plans administratif et financier, leur consentir des avances de solde, ravitailler et mettre en place toute la logistique nécessaire à la vie et aux opérations, passer des contrats, effectuer tous les achats locaux.... le tout dans des conditions de vie très difficiles et dans des locaux en ruines qu'il fallait rénover par soi-même avec les moyens du bord, n'était pas une sinécure.
Nous avions cependant plusieurs atouts : contrairement à ce qui m'avait été dit avant mon départ, le principal était l'importance que le commandement - et au premier chef le Comelef- attachait à l'administration et à la logistique sans lesquelles, disait-il, le Général Eisenhower n'aurait jamais réussi les opérations militaires de 1944-45. Cette importance se traduisait bien sûr par une grande exigence mais aussi par la conscience de nos difficultés, un soutien sans faille, un appui constant auprès des autorités centrales et par l'attention portée à notre travail. C'est ainsi que le Comelef, son chef d'état-major ou le commandant de base venaient souvent en personne, dans le bâtiment de l'unité, se rendre compte de ce qui s'y faisait. Chaque fois que nous terminions la réfection des locaux, lorsque nous créâmes les chambres, la bibliothèque, le cinéma de plein air, le magasin-foyer, les aménagements divers, ils vinrent inaugurer les installations en présence du personnel qui constatait ainsi l'intérêt porté à leur travail et leurs réalisations.
Ensuite, le personnel était jeune et disponible H24, 7 j sur 7. Pas de famille, pas de sorties, pas ou peu de loisirs. Tout était à créer, chacun y allait de son idée et de son initiative, ce qui était motivant car toute idée pour améliorer le système était très bienvenue.
C'est ainsi que, la journée de travail terminée ou pendant les moments creux, chacun se transformait en menuisier, maçon, électricien, plombier, peintre... Nous avions hérité, comme tout le monde d'ailleurs, de bâtiments pillés, ruinés, portes, fenêtres, fils électriques et sanitaires arrachés. Il fallait tout remettre en état. Le service des achats écumait donc toutes les ressources locales et celles du Cameroun voisin, pour ramener vaille que vaille ce qui nous était indispensable et le distribuer selon les besoins. Pas une journée ne passait sans qu'un commandant d'unité ne m'adresse une liste de fournitures indispensables qui correspondaient à des besoins réels et urgents. Il n'était pas question de dire non, seule une question de priorité pouvait différer -et seulement différer- la satisfaction des demandes qui visaient en premier lieu à améliorer les conditions de vie et de travail.
Enfin, l'unité était extrêmement bien considérée par l'ensemble du personnel de l'opération. Nous étions en effet ceux par qui les choses deviennent possibles, ceux qui pouvaient répondre positivement aux demandes de tous ordres pour satisfaire aux besoins divers et ils étaient nombreux. Tous étaient conscients de nos efforts et nous en savaient gré. L'ambiance de l'unité s'en trouvait littéralement dopée et je peux dire sans exagération que nous travaillions dans la joie, chacun mettant ses talents particuliers au service de tous.
La journée commençait à 6 h. On déjeunait vers 13 h et on se reposait jusqu'à 16 h 30 à cause de la chaleur. Le rapport quotidien de commandement avait lieu à 18 h précises. A 18 h 30 je tenais mon propre rapport avec mes officiers et les chefs de services. Ce rapport, qui durait moins de trente minutes et se tenait debout dans le hangar du magasin d'habillement, était public, c'est à dire que pouvait y assister (sans intervenir) l'ensemble du personnel de l'unité disponible. A l'issue, un rafraîchissement était servi (l'alcool était interdit sur l'ensemble du casernement) et chacun pouvait discuter quelques minutes librement sans formalisme aucun. Cette méthode, qui m'avait été proposée par Fontarnoux, était excellente : chacun était informé de la vie et des problèmes de l'unité et savait quels étaient les objectifs. La conversation qui s'ensuivait permettait d'échanger librement des informations, de prendre conscience des difficultés, de récolter idées et suggestions, de profiter de l'intelligence de chacun. Le dimanche était un jour de travail un peu allégé, mais le rapport était maintenu.
Ces horaires (hormis ceux des rapports) étaient théoriques et souvent à rallonges. Lorsqu'un avion arrivait la nuit, il fallait accueillir l'équipage, le loger, le nourrir. Toutes les trois semaines, la moitié de l'effectif de l'opération (plusieurs centaines d'hommes) était renouvelée. Les opérations d'incorporation se déroulaient le plus souvent la nuit. C'est pourquoi mes hommes dormaient sur des lits picots situés sur leur lieu de travail, mess, magasin d'habillement, services administratifs.
Pénétré de la pensée de Saint Augustin pour qui « un minimum de bien être est nécessaire à la pratique de la vertu », je décidai rapidement d'y créer des chambres dignes de ce nom pour en faire un véritable lieu de repos et non plus de camping sauvage. On y aménagea des chambres collectives (avec cloisonnement individuel) munies de sanitaires et douches, dotées d'armoires d'un frigo et d'une fontaine d'eau fraîche. Le Comelef vint inaugurer la première. Il en fut satisfait et imposa cette formule à l'ensemble des unités qui se trouvaient astreintes à un service permanent. Les cadres (officiers et sous-officiers supérieurs) étaient logés dans des fillods aménagées en chambres à deux lits. J'avais une chambre que je partageais avec un commandant du 13ème RDP. Nous nous voyions assez peu car le plus souvent, lui dormait dans des endroits lointains, dans le désert de l'autre côté de la frontière libyenne, et moi en ville, dans une maison mise à ma disposition par des expatriés français, ce qui me permettait de recevoir commodément les personnes extérieures à l'opération avec lesquelles j'avais à travailler, sans le faire savoir urbi et orbi. En fait, je n'utilisais ma chambre que pour la sieste de l'après-midi et lorsque je devais partir en avion dans la nuit ou très tôt le lendemain matin.
Le problème immédiat qui se posait avec le plus d'acuité était celui de la restauration et de la conservation des denrées. Il fallait servir chaque jour un millier de petits déjeuners, de déjeuners et de dîners. En outre, compte tenu des horaires de travail, un casse-croûte devait être distribué à une très grande partie du personnel. Enfin 4 à 5.000 bouteilles d'eau devaient être distribuées chaque jour compte tenu de la chaleur (les militaires du génie de l'air consommaient au minimum 6 bouteilles par jour et par personne...). Le pain était fabriqué sur place par un boulanger tchadien qui avait construit un four en terre. Le pain, très bon, était cuit sur des tôles ondulées et il fallait fournir un minimum de 400 kg de farine/jour.
La matière première arrivait par plusieurs circuits :
- Des achats locaux aux producteurs Tchadiens : achats en petites quantités et de qualité très inégale (viande de bœuf à bosse, poulets (dits poulets bicyclettes), salades... Achats indispensables, plus pour faire tourner l'économie locale que par véritable nécessité, compte tenu des faibles quantités ;
- Des achats en France, amenés par bateau à Douala puis par camion à travers le Cameroun (1.700 km de mauvaises routes et de pistes inondables six mois sur douze) Délai entre commande et arrivée : environ 6 sem. Concernait surtout le boîtage, la farine, l'épicerie, l'eau ;
- Des achats au Cameroun, à un fournisseur devenu traditionnel lors des opérations précédentes, pour les légumes et fruits, pris sur place à Ngaoundere par rotation d'un Transall. Qualité très insuffisante, beaucoup de déchets, prix élevés. Délai entre commande et arrivée sur place : 10 j ;
- Des achats aux commerçants libanais établis au Tchad, rapides mais à des prix stratosphériques.
Il fallait donc organiser le circuit de ravitaillement de manière stable, fiable et à un coût raisonnable. Je tenais tout spécialement à maintenir les achats aux producteurs tchadiens pour des raisons évidentes d'impact direct sur l'économie locale. Ces achats ne pouvaient être que marginaux et occasionnaient plus de travail que les achats groupés à l'extérieur, mais il fallait encourager la production locale. Deux impératifs furent fixés : la qualité devait être au rendez-vous et les prix raisonnables. On vit donc de plus en plus de petits producteurs venir vendre quelques cageots de salades de fruits, des poulets vivants... et être payés sur le champ.
Le circuit de ravitaillement par bateau/camion à travers le Cameroun fut bien entendu maintenu, devint régulier et planifié. Ce circuit économique en prix permettait de ravitailler les grosses quantités d'eau, de farine, tout le boitage et l'épicerie.
Début mai, Rousselot et Fontarnoux me firent constater que le fournisseur de Ngaounderé, un exploitant agricole français expatrié qui, à chaque opération française au Tchad, se fabriquait des génitoires en métal précieux et avait tendance à considérer l'Armée française comme une vache à lait, passait les bornes : sa livraison était d'une qualité inadmissible : légumes flétris, fruits tachés... bref, la moitié à fiche en l'air.
Mes deux officiers me dirent alors qu'il devait être possible de trouver d'autres fournisseurs à Douala. Je les y expédiai toutes affaires cessantes. Deux jours plus tard ils revinrent enthousiastes : ils avaient découvert, par l'intermédiaire d'un transitaire français, un exportateur camerounais qui envoyait en France fruits et légumes. Nous fîmes donc une expérience en ramenant un Transall bourré jusqu'à la gueule de produits frais qui se révélèrent d'une qualité irréprochable et à un prix sans commune mesure avec ceux pratiqués à Ngaoundere. Je me fis donc un plaisir d'envoyer le premier fournisseur sur les roses lorsqu'il se manifesta faute d'avoir reçu la commande habituelle. Par la suite, nous ravitaillâmes également du poisson. Une liaison aérienne hebdomadaire fut organisée avec Douala. Ce mode de ravitaillement nous permit d'améliorer immédiatement la qualité et la variété des repas.
Le meilleur restait à venir. La veille de son départ, Minnegheer avait pu signer avec "Air Afrique" le contrat qu'il avait négocié. Cela nous garantissait, chaque semaine, un minimum de 10 t sur un DC-8 cargo à un prix intéressant (de l'ordre de 15 F/kg s'il m'en souvient bien). Mais avant de mettre en œuvre ce contrat, il nous fallait une capacité et froid positif et négatif bien supérieure à celle que nous possédions. Le commissariat nous avait envoyé deux frigoristes. Ces sous-officiers se mirent au travail et tout le vieux matériel Manta demeuré sur place fut progressivement remis en état. Un atelier de préparation froide fut créé grâce à un groupe de réfrigération et nous eûmes, en quelques semaines, une capacité froide dont nous n'aurions pas osé rêver à mon arrivée.
Le premier DC-8 cargo se posa à N'Djamena début juin. Il transportait une douzaine de tonnes de produits alimentaires frais et surgelés en provenance de Rungis. Le lendemain, le repas de midi comportait crudités, steak-frites, yaourts aux fruits ou camembert, et cerises...
Le contrat passé avec "Air Afrique" était, il faut le dire, une idée de génie de mon prédécesseur. Elle contribua de manière déterminante à la normalisation de la situation du service de restauration. Le succès de cette initiative fit taire les critiques attendues, cependant, son caractère novateur suscita bien des réticences. Je compris, lors de mes échanges téléphoniques avec les autorités de la 2ème RA (le système de communication satellitaire Syracuse était depuis peu en service) qu'on ne voyait pas sans regret et un peu d'amertume l'externalisation, avant que le terme ne fût à la mode, d'une mission de transport logistique au profit des armées. C'était plus la nostalgie de ce que le Général de Gaulle appelait « la splendeur de la marine à voile » qu'une critique explicite ; ce regret, exprimé de manière diffuse, n'en était pas moins réel. J'eus conscience d'avoir abandonné une glorieuse tradition et un peu trahi le dogme de l'autarcie des armées. Les choses ont bien changé depuis. Si je n'avais eu conscience qu'il n'était pas possible de violer impunément davantage les idées admises depuis des lustres, j'aurais volontiers affrété la totalité de l'avion et fait transporter par la compagnie civile non seulement les denrées alimentaires, mais aussi tout le matériel et l'habillement... Cela nous aurait considérablement facilité les choses... et serait revenu infiniment moins cher au contribuable que le transport par Transall. Mais enfin, c'était déjà très bien comme cela.
Comme annoncé par mon prédécesseur, j'eus quelques difficultés avec l'attaché de défense auquel il m'avait présenté et contre qui il m'avait fort judicieusement mis en garde. Il appartenait à l'espèce rimapithèque vulgaris qui est, avec le plasmodium falciparum, vecteur du paludisme, une des plaies endémiques des pays tropicaux. Celui-ci, qui appartenait au sous-genre des cons péremptoires, avait pour obsession de m'imposer de passer exclusivement par son intermédiaire pour tout ce qui était achats, marchés, relations avec l'administration locale..., bien sûr exclusivement dans notre intérêt et pour nous éviter les déboires dus à notre inexpérience. Il avait l'intelligence et la culture d'une borne kilométrique, en était resté à la conception de Jules Ferry sur la mission civilisatrice de l'homme blanc et m'avait exposé que, pour mettre fin à la chaotique situation tchadienne, la seule solution serait le retour à l'administration directe, les théories de Lyautey et le discours de Brazzaville n'étant qu’utopies de progressistes impénitents. Son adjoint était un capitaine de la même espèce, sous-genre des cons verbeux, exposant, à la manière pompeuse et ampoulée d'un notable de préfecture de la Troisième République, des considérations aussi plates que son électro-encéphalogramme. L'un ou l'autre m'appelait chaque jour pour me recommander tel ou tel fournisseur ou prestataire de service avec qui il fallait absolument travailler.
Bien entendu, je disais oui à tout et n'en faisais qu'à ma tête.
L'attaché de défense ne fut pas long à s'en apercevoir. Lorsqu'il commit l'erreur de m'envoyer une note écrite me recommandant un fournisseur et m'intimant de traiter avec lui, je m'empressai de le faire recevoir par le Cre. Ltt. Rousselot. Il lui proposa à la vente tout un stock de conserves grand format qu'il avait, par je ne sais quelle entourloupe, récupéré au départ de "Manta". Ces boites, stockées depuis près de deux ans dans des conditions faciles à imaginer, étaient bombées, oxydées et de toute évidence impropres à la consommation. Rousselot me démontra sans peine qu'il ne pouvait être question de traiter avec cet honnête commerçant. Comme j'avais une lettre et que je savais qu'il avait déjà tenté, pour le même motif, la même manœuvre avec Minnegheer qui avait dû alors faire intervenir vigoureusement le Comelef je décidai de vider l'abcès une bonne fois pour toutes. Je rédigeai donc un rapport à son intention en produisant le mot de l'attaché militaire, précisant que je me refusais à conclure le marché et demandant des instructions, sans omettre de rappeler son intervention précédente. Afin d'éviter les retombées radioactives, je partis sur le champ en hélico à Moussoro où j'avais des problèmes à régler. A mon retour le lendemain, je trouvai sur mon bureau mon papier annoté par le Comelef :
- « Commissaire, je vous interdis d'avoir désormais la moindre relation que ce soit avec l'attaché de défense. Vous n'irez plus le voir et me rendrez compte chaque fois qu'il vous appellera. Je vous interdis également de traiter avec toute personne qu'il vous recommandera. Vous n'avez pas à répondre à sa demande, je vais m'occuper personnellement de ce monsieur ».
J'appris par son adjoint qu'à la lecture de mon rapport les murs avaient tremblé et que l'attaché militaire avait essuyé simultanément ouragan et séisme, classés tous deux au-delà de leurs échelles de Beaufort et Richter respectives. Après quoi, ajoutait-il, le chef avait été de bonne humeur toute la journée.
De tout mon séjour, je ne vis plus l'attaché militaire et son adjoint, ni ne les eus au téléphone. Je n'en fus pas fâché.
L'affaire qui avait nécessité ma présence à Moussoro n'était pas banale. Situé à 280 km au nord-est de N'Djamena, Moussoro est la capitale administrative du Barh-El-Ghazal. Il s'agit d'un carrefour caravanier qui regroupe environ 3.000 habitants. Le fort a été construit sur une hauteur, à quelques centaines de mètres du village, dans les années 1910 au début de la colonisation française, et fait irrésistiblement penser à celui du film Fort Saganne.
Moussoro reste dans l'histoire de France pour avoir vu passer la Division française libre de Leclerc en route vers Faya-Largeau et Koufra début 1941 et avoir reçu le Général de Gaulle qui y prononça un discours en 1942. Une piste d'atterrissage en terre permet son ravitaillement par Transall. Nous y avions mis en service un radar Aladin capable de détecter avec un préavis suffisant les incursions éventuelles des avions libyens qui venaient bombarder N'Djamena. On y avait également installé un leurre susceptible d'attirer vers lui les missiles anti-radar qui auraient visé l'installation principale, missiles made in France que nous avions eu la bonne idée de vendre aux Libyens quelques années plus tôt et qu'ils étaient susceptibles de retourner à l'envoyeur. Une dizaine de sous-officiers mettaient en œuvre ce matériel et une compagnie, tantôt de troupes de marine, tantôt de légionnaires, y était stationnée pour protéger ces valeureux aviateurs et leur équipement. Quelques autres militaires de l'Armée de l'Air assuraient le support vie de l'ensemble. Inutile de préciser que se retrouvaient à Moussoro toutes des difficultés rencontrées N'Djamena à la puissance N. S'y ajoutaient alternativement les exigences habituelles des troupes de marine c'est à dire la bière, ou celles des légionnaires, amateurs de ciment, de planches, de tôles, de clous et autres matériaux de construction qui leur permettaient, à chaque opération, de remettre le fort en état.
Se posait également une question particulière dont m'avait entretenu à plusieurs reprises le médecin-chef d'Épervier avec qui je concubinais dans notre bureau commun. Ce problème était celui de l'état de santé de ces troupes viriles qui se trouvaient frappées en proportion importante, et dans l'organe même qui faisait leur fierté et l'objet de leurs mâles conversations, par une affection qui provoquait brûlure, douleur, fièvre et difficulté à uriner. Cette maladie se contracte communément lorsque le militaire isolé loin de ses foyers, cherche réconfort et affection dans des lieux que n'atteignent ni la prophylaxie ni les antibiotiques.
Cette situation préoccupait fort notre Diafoirus en chef, qui disposait certes de l'arsenal thérapeutique nécessaire, mais était désarmé pour lutter contre la cause première des ravages provoqués par le tréponème, c'est à dire la nature humaine. Lorsqu'il m'en informa, je répondis simplement que la chose n'était pas nouvelle puisque les troupes de l'autre François (celui de Marignan) s'étaient trouvé confrontées à la même difficulté pendant les guerres d'Italie près de cinq siècles auparavant. Cela ne l'avait guère réconforté.
- « Je ne comprends pas, ajoutait-il, comment des individus pourtant dotés d'un cerveau en ordre de marche peuvent, sans aucune précaution, aller tremper le biscuit alors qu'ils connaissent les risques auxquels ils s'exposent ».
Ce à quoi je répondais invariablement que si le Créateur, dans Son Infinie Bonté, avait doté l'homme d'un pénis et d'un cerveau, il avait omis de le munir d'une capacité sanguine suffisante pour permettre à ces deux organes de fonctionner simultanément. Cette explication théologico-médicale avait le don de l'énerver prodigieusement.
Il y avait un second sujet d'inquiétude, connexe au premier. Chaque soir, un minimum d'une douzaine de clampins faisaient le mur et se baladaient dans Moussoro à la recherche de l'âme sœur. L'état sanitaire des militaires prouvait qu'ils la trouvaient sans peine. Nous n'étions donc pas à l'abri d'une malaventure causée par un frère, un mari ou un parent vengeur de l'honneur familial. Quid alors des conséquences médiatiques qui auraient pu aller jusqu'à remettre en cause l'opération elle-même ?
Le seul remède efficace connu depuis qu'il y a des villes de garnison est bien connu. Ce sont les établissements spécialisés où les militaires peuvent épancher leur trop plein d'énergie, les lupanars pour appeler un chat un chat. Il y en eut en France comme hors métropole. S'ils avaient, depuis la guerre disparus stricto sensu du territoire national comme d'ailleurs l'ensemble des maisons closes, la pratique en avait perduré au dehors. Il y en avait eu en Indochine, en Algérie et lors de toutes les opérations extérieures là où étaient stationnées les troupes. Au Tchad, les dernières dataient de Manta, et il y en avait encore une à Moussoro deux ans plus tôt. C'est, il faut le dire, le seul moyen réaliste de régler le problème médical et celui de l'ordre public, la surveillance sanitaire et l'encadrement disciplinaire s'effectuant sur place.
J'étais donc soumis à une pression de plus en plus forte, tant de la part du médecin que du chef de détachement qui, à chacune de mes visites, se livrait à des allusions de plus en plus transparentes et qui, je le compris assez vite, allait, si je ne m'en occupais pas moi-même, faire n'importe quoi.
Inutile de dire que j'étais très embêté. D'une part, il y avait quand même un problème de légalité qui n'était pas mince, et d'autre part, une question plus politique : en cas d'indiscrétion, si par exemple un entrefilet était paru dans la presse métropolitaine sur le fait que l'armée française avait renoué avec la tradition du Bordel Militaire de Campagne, je me serais retrouvé très vite tout seul et tout nu, et je doute fort que mon Directeur Central et le commandement m'eussent voté les félicitations du jury.
Je tergiversai tant que je pus mais il arrive un moment où, comme l'écrit Dante dans le chant qu'il consacre à la mort d'Ugolin, « Piu che l' dolor potè l' digiunio » (plus que la douleur, le jeûne fut puissant ; vers par lequel Ugolin, enfermé avec ses enfants dans une tour hermétiquement murée, justifie qu'il finisse par les dévorer).
Je me résolus donc à franchir le pas. J'allai voir le chef de village qui accueillit mes circonlocutions embarrassées sans étonnement aucun et me mit tout de suite à l'aise. Pour créer la structure ad hoc, il fallait, me dit-il, contacter Fatimé de Gaulle, qui se trouvait être la présidente, pour Moussoro, de la Ligue pour la Promotion et l'Émancipation de la Femme Tchadienne. Ni le nom ni la fonction ne s'inventent... Cette accorte personne avec qui je me mis en relation aussitôt, se trouvait être la fille d'un ancien soldat de la division française libre qui, comme souvent au Tchad, s'était fait appeler du nom de son idole et l'avait transmis à ses descendants. Nous négociâmes l'implantation des locaux dans une concession comportant plusieurs maisons en terre entourées d'un mur du même métal et dotée d'un frigo à pétrole pour les boissons fraîches. Les tarifs furent négociés de même, à savoir 1.500 CFA la secousse, terme local qui éclaire bien la nature de la prestation offerte. Le personnel fut sélectionné par Madame la Présidente et il me fut demandé d'agréer le choix après essai, proposition que je déclinai poliment, mon Adc Meunier m'ayant déclaré avec son flegme britannique :
- « Mon Commandant, laissez-la faire, ça n'a aucune importance, une bite n'a pas d'oeil », qui est une vérité frappée au coin du bon sens.
Tout le monde fut satisfait de cet arrangement. Le médecin assurait une visite bimensuelle et, me disait-il, avec le traitement prescrit, une omission éventuelle n'aurait aucune incidence sur la sécurité sanitaire du dispositif ; le commandant du détachement avait établi un roulement par élément de section ; l'ordre public de la bourgade ne risquait plus d'être compromis ; les troubles de santé disparurent ; le personnel féminin du bouzbir et, au-delà, l'ensemble de la communauté moussorienne trouvait là une contribution financière appréciée ; deux sentinelles en armes postées à l'entrée de la concession assuraient la sécurité chaque soir, ce qui était quelque peu surréaliste.
Une soirée était réservée aux militaires de l'Armée de l'air. Avec mon adjudant-chef, je fréquentai moi-même à plusieurs reprises cet établissement que j'avais baptisé « Centre Culturel Marthe Richard ». Pour une question de prestige (le chef doit s'élever au-dessus des contingences) et aussi pour des motifs plus personnels je bornais ma consommation à celle des boissons fraîches. Je dois dire que ce furent des soirées extraordinaires au sens premier du terme. On s'asseyait en cercle en plein air, dans la nuit, à la lueur des lampes à pétrole, avec Fatimé et ses donzelles, nous buvions une bière ou un coca et discutions agréablement. Les jeunes filles étaient gaies, d'une gentillesse inaltérable et certaines plutôt jolies. Nous restions une heure ou deux puis rentrions au camp, sortions les lits picots en plein air et nous endormions sous un ciel plein d'étoiles d'une pureté absolue, propice aux méditations pascaliennes sur la place de l'homme dans le silence éternel des espaces infinis.
Sans que j'en parle jamais de manière explicite, le commandement de l'opération fut évidemment informé et ferma pudiquement les yeux, probablement soulagé. Se trouva également vérifié l'axiome que m'avait enseigné un commandant de la mission d'assistance militaire à qui je m'étais ouvert du problème et qui m'avait dit :
- « Avec les troupes de marine, il faut satisfaire en priorité aux besoins de deux organes : l'estomac et les testicules » (c'était un garçon fort bien élevé, qui, en dehors de sa profession militaire exerçait les fonctions de diacre à la cathédrale).
Quant à moi, vingt-cinq ans plus tard, je m'interroge encore et traîne un petit caillou dans ma chaussure, le scrupulum latin. Ai-je bien fait ? Sur le plan du droit, évidemment non. Sur celui de la morale non plus. Quel était le degré de consentement des jeunes filles ? Pourtant qu'aurais-je pu faire d'autre ? L'argument selon lequel j'avais choisi le moindre mal est détestable, il peut couvrir (et il l'a fait parfois) les pires ignominies. Alors ? Qu'en diraient nos jeunes commissaires qui tiennent maintenant, sur les Opex, des postes de conseiller juridique ? Comment les choses se passent-elles de nos jours, car sauf à changer l'homme, à quoi je ne crois absolument pas, je reste persuadé que le problème continue à se poser. Me reviennent alors les paroles du graduel de la messe de requiem :
- « In memoria aeterna erit justus, ab auditione mala non timebit » (le juste sera gardé en mémoire et ne craindra rien du jugement).
Je n'étais pas, à l'époque, certain d'être le juste en question. Je ne le suis pas davantage maintenant. Ce qui est fait est fait, qui veut me juger le fasse.
Depuis son arrivée, mon compagnon de voyage, le Génie de l'air, n'avait pas non plus manqué de travail. Ses troupes bouchaient les fissures de la piste avec du bitume fondu, par des températures qui au soleil dépassaient les 60°, et lui-même arpentait le nord Cameroun à la recherche d'une carrière dont les cailloux auraient pu convenir à son élargissement. Après plusieurs semaines de vaines recherches, l'administration centrale l'informa qu'un carottage s'était révélé positif. Il m'apprit la nouvelle un soir au rapport et me demanda de l'accompagner chez le propriétaire de la carrière pour conclure le marché. Je m'étais auparavant fait sérieusement briefer par le payeur de l'ambassade afin d'obvier à mon ignorance en la matière, mes deux années à Salon ayant davantage été consacrées à lutiner les jeunes provençales et à l'étude comparative des restaurants de la région qu'à celle des marchés publics (à ce qu'on m'a dit, ces temps sont heureusement révolus et les élèves commissaires, devenus enfin sérieux, suivent un enseignement de très haut niveau, ce que je n'ai bien entendu aucun mal à croire).
Nous nous rendîmes donc en hélicoptère chez l'entrepreneur en question. Il habitait dans un trou perdu à plusieurs centaines de kilomètres, dans la région de Wasa au Cameroun, à l'écart de toute agglomération et route entretenue, au pied de grandes collines, dans une bâtisse sur pilotis qui ressemblait un peu aux maisons coloniales des Antilles. Lorsque nous arrivâmes, vers dix heures du matin, nous découvrîmes un vieil espagnol affalé dans une chaise longue, sur la terrasse, devant une table basse où était posée, dans un seau à glace, une bouteille de champagne rosé déjà bien entamée. Il était entouré de trois jeunes camerounaises très légèrement vêtues (la chaleur sans doute), la plus âgée devant avoir quinze ou seize ans et dont les seins qu'on faisait plus que deviner sous le T-shirt trop petit, avaient non seulement la forme d'obus mais aussi manifestement la fermeté.
Nous apprîmes rapidement qu'il s'était expatrié au Cameroun à la suite d'un malencontreux séjour dans les rangs de la division SS "Azul" qui, au côté des Allemands, villégiaturait sur le front de l'est vers Léningrad en 1942-43, séjour qui l'avait conduit à maintenir une distance prudente avec les tribunaux de la vieille Europe.
Il avait créé son entreprise d'extraction de marbre et de ballast depuis une trentaine d'années sans être jamais retourné au pays. Il en cultivait visiblement la nostalgie. Triste et long comme un jour sans pain, notre espagnol neurasthénique, en exil avec ses jeunes camerounaises, caressait les plus noirs desseins.
Lorsque nous lui eûmes exposé notre intention, il nous amena sur les lieux d'exploitation pour nous montrer, nous dit-il, « sa petite industrie ». Sur le trajet, les vers de Hugo chantaient dans ma tête :
- « C'était un espagnol de l'armée en déroute... et qui disait à boire, à boire par pitié ».
La « petite industrie » de l'espagnol était effectivement petite mais n'avait d'industrie que le nom. A quelques kilomètres de sa maison, au bout d'un chemin raviné de fondrières et à peine carrossable en 4x4, dans une saignée ouverte à flanc de colline, une douzaine de camerounais faméliques et misérables tapaient sur des rochers avec masses et barres à mines. On se serait cru dans le sud profond d'avant la guerre de sécession, et l'on n'aurait pas été surpris d'entendre ces pauvres hères chanter « Old Man River », chaînes aux pieds.
Il nous fallait 15.000 t de ces cailloux, et il nous les fallait à N'Djamena avant que la saison des pluies ne rendît les pistes impraticables ce qui laissait seulement quelques semaines... Alors que je pensais par devers moi :
- « Là, on est vraiment dans la merde »
J'entendis mon camarade Dugénie murmurer :
- « On n'est pas sorti de l'auberge ».
À la formulation près, nous étions du même avis.
De retour chez l'industriel, devant une nouvelle bouteille de champagne rosé, nous expliquâmes quels étaient nos besoins, et dans quel délai il fallait que la marchandise soit rendue à plusieurs centaines de kilomètres de là. Cela ne l'émut pas outre mesure. Il se contenta de nous dire :
- « Je vais embaucher ».
Nous insistâmes sur les quantités et délais. Il se contentait de répéter :
- « Je vais embaucher » en remplissant les verres.
En vol vers N'Djamena, il nous fallut nous pincer pour comprendre que nous ne vivions pas un mauvais rêve. Pourtant, quelques jours plus tard, nous dûmes constater qu'une noria de véhicules improbables qui, dans une vie antérieure, avaient dû être des camions et qui, dans leur état présent auraient donné des envies de suicide à un fonctionnaire de l'administration des mines, se présentaient en une file ininterrompue au pont de Chagoua qui, sur le Chari, joint le Tchad au Cameroun.
Le plus invraisemblable de l'affaire fut que, trois mois plus tard, la piste était bel et bien terminée.
Le premier gros porteur à en décoller, un C5A Galaxy de l'US Air Force, piloté à notre grand étonnement par un équipage exclusivement féminin, était venu livrer à l'armée tchadienne des lance-roquettes russes BM 21 rachetés aux égyptiens (c'est l'Afrique...). Avec Dugénie, nous assistâmes au décollage, lui, pâle comme un mort et moi un peu crispé mais cependant rasséréné à l'idée qu'en cas de destruction de la nouvelle bande de roulement il serait fusillé un peu avant moi. Le décollage eut lieu pleins gaz, l'avion s'éleva...et la piste resta en place. Vingt-cinq ans plus tard, elle y est encore. Les cailloux étaient les bons. Nous eûmes droit aux félicitations de la chef d'antenne de la CIA venue assister aux opérations, une grande fille sympathique prénommée Lorraine, malheureusement dotée d'un physique très éloigné de celui d'une James Bond girl.
En matière de logistique, je me trouvais confronté parfois aux demandes les plus surprenantes. Un soir, après le rapport, je fus abordé par le chef du détachement marine (ce détachement se composait d'une quinzaine de marins qui armaient un Bréguet Atlantic). Les marins sont, chacun le sait, un peu particuliers. Leur demande l'était tout autant : ils avaient urgemment besoin d'un WC chimique. De leurs explications quelque peu confuses je retins qu'il leur semblait peu digne et convenable de poser leur maritime postérieur sur un chiotte utilisé par le tout venant de l'armée française, à savoir tout ce qui ne portait pas veste bleue à deux rangées de boutons.
Dans un premier temps, j'eus très envie d'envoyer la marine française au bain qui, après tout, est son élément naturel. Un instant de réflexion me fit pourtant entrevoir la possibilité d'un marché moralement condamnable mais qui pouvait se révéler intéressant. Je fis donc miroiter au marin la possibilité de satisfaire son souhait certes légitime mais non prioritaire au regard des exigences de la mission, en contrepartie d'un vol de longue durée sur son aérodyne peint en gris. En principe, la chose était interdite suite à un accident aérien qui avait, il y a peu, coûté la vie à plusieurs membres du Bagad de Lann-Bihoué. Cette interdiction concernait tous ceux qui n'avaient pas de fonction à bord, m'indiqua-t-il, mais si j'acceptais de figurer sur la feuille de mission comme observateur, alors la chose devenait possible. Le deal malhonnête fut donc conclu sur ces bases car je m'arrange fort bien avec ma conscience qui est bonne fille.
Je fis simplement rajouter un WC chimique à l'état hebdomadaire envoyé à la 2ème RA et l'édicule nous fut livré par le premier avion sans autre forme de procès.
Après un passage par garage où je le fis peindre en gris, orner d'une cocarde tricolore traversée par l'ancre de marine et après avoir fait inscrire au pochoir sur ses quatre faces les mots « Honneur, Patrie, Valeur, Discipline » je le remis solennellement au chef du détachement au cours d'une émouvante cérémonie à l'occasion de laquelle je prononçai quelques vibrantes paroles soigneusement choisies et librement inspirées de l'Oceano Nox du Père Hugo (O combien de marins...). De peur que la bouteille de champagne ne puisse se briser sur les cloisons plastiques de l'esquif défécatoire ce qui porte malheur, nous dûmes la boire. Dur métier.
C'est ainsi que je devins, je le crois, le seul commissaire de l'air a avoir effectué en tant qu'observateur, une mission de guerre sur Breguet Atlantic, valorisant ainsi sans aucun scrupule mes annuités de retraite.
Pour le trésorier, l'urgence était d'avoir enfin un coffre-fort. J'ai déjà indiqué que les paiements se faisaient pour la quasi-totalité en numéraire. Le DC-8 de l'Estérel nous apportait chaque semaine une mallette de billets que le trésorier réceptionnait et sur laquelle il veillait nuit et jour car il dormait (mal) dans son bureau. Le pauvre homme n'en pouvait plus et j'avais droit à des doléances quotidiennes. Dès que la situation logistique fut moins tendue, je commandai donc à regret le coffre-fort en question, sachant que ses 1.500 kg représentaient le quart de la charge utile d'un Transall sur la distance.
Quelques jours plus tard, Fontarnoux m'informa de l'arrivée non pas d'un, mais de deux coffres. Si le premier fonctionnait normalement, il nous fut impossible, même après intervention des armuriers pourtant spécialisés dans la mécanique de précision d'ouvrir le second. A l'évidence, on avait gaspillé en pure perte 1.500 kg de charge utile. Le trésorier était soulagé, car il avait quand même un coffre utilisable, Fontarnoux s'amusait de la sottise, quant à moi j'étais fou de rage.
Alors que je méditais le message sanglant que j'allais envoyer à l'État-Major, le patron de l'unité des canons antiaériens me donna l'occasion de me défouler. Au rapport du Comelef, il demanda à tous les commandants d'unité de bien vouloir lui confier tous meubles métalliques hors d'usage, plaques de tôles irrécupérables, bref tout ce qui pouvait servir de cible à ses canons. Je l'interrogeai pour savoir s'il était intéressé par un coffre-fort de 1.500 kg et je vis à la lueur de son œil que la réponse était évidente.
Je procédai donc à la réforme administrative du coffre, le classai dans la catégorie « à détruire sur place » puis demandai au canonnier en chef de venir récupérer l'objet. Le transport sur le champ de tir ne fut pas une sinécure mais le spectacle de l'exécution du coffre à laquelle je ne manquai pas d'assister en valait la peine. En effet, je pus constater que, faute de clé ad hoc, un coffre-fort de 1500 kg s'ouvre facilement à l'aide d'un bitube de 20. Ensuite, curieuse exception aux lois de l'aérodynamique, grâce au canon, le même coffre, dont la traînée est pourtant supérieure à la portance vole très bien, et enfin, malgré son poids et en absence de course d'élan, il ridiculise n'importe quel champion olympique de saut à la perche.
De retour à mon bureau, je pus assouvir ma vengeance. Je rédigeai un long message « j'ai l'honneur de vous rendre compte... » relatant la réception du coffre inutilisable, ma décision inévitable de réforme et les modalités de la destruction qui en était la suite logique. Je fis part également des commentaires (dont ceux-ci-dessus ne donnent qu'une faible appréciation) que m'inspirait son exécution et terminai en précisant que, face aux canons, le coffre-fort du Commissariat de l'Air avait fait preuve d'un stoïcisme digne de l'antique. Pour parfaire le tout, je n'adressai pas directement le message à la DRCA mais l'envoyai sous couvert du CO-AIR de façon à ce que les plus hautes autorités en aient connaissance et qu'il y ait des retombées. Apparemment il y en eut puisque la vacation téléphonique suivante avec le responsable du matériel de la DRCA secoua quelque peu le câble hertzien. A défaut de me faire des amis, je m'étais débarrassé de ma colère, ce qui est excellent pour le teint et bon pour le moral.
Le personnel du service de restauration vivait l'enfer, ou plutôt en enfer. Le mess mixte était installé dans un bâtiment en dur et les cuisines dans un hangar attenant, quatre murs surmontés d'un toit en tôle. La chaleur épouvantable qui y régnait naturellement était accrue par les cinq roulantes type Marion qui fonctionnaient à l'essence. Elle était telle que des phénomènes de vaporisation du carburant se produisaient en amont des brûleurs provoquant retours de flammes et allumages explosifs. Des hommes étaient quotidiennement victimes de malaises et les passages d'un jour ou deux sous perfusion à l'infirmerie étaient fréquents. Cependant, un soir, après le rapport, alors que je m'entretenais de cette question avec quelques-uns des cuisiniers, un caporal-chef me demanda :
- « Mon Commandant, pourquoi n'avons-nous pas des Rosières au lieu des Marion, le problème serait résolu et il nous suffirait de deux roulantes au lieu de cinq ? ».
A ma question de savoir ce qu'était une Rosières, il ouvrit des yeux un peu effarés par une ignorance indigne d'un officier supérieur, commissaire de surcroît, et me répondit qu'il s'agissait du tout dernier modèle de cuisinière roulante de campagne au fuel et non pas à l'essence, d'un fonctionnement sûr, qu'elle ne dégageait aucune chaleur par rapport aux Marion, que ce matériel existait dans les entrepôts des ERCA et que les cuisiniers qui avaient eu l'occasion de la tester en rêvaient la nuit.
J'interpellai aussitôt Fontarnoux, Rousselot (en charge des subsistances) et Escorihuela (matériel) en leur indiquant que je venais d'avoir une idée lumineuse, qu'eux-mêmes auraient dû y songer depuis longtemps mais on n'est pas aidé et il faut penser à tout soi-même, bref pourquoi n'avions-nous pas des Rosières au lieu de ces Marion dangereuses et dépassées ?
Je vis immédiatement à leur tête qu'ils me pensaient mûr pour l'asile, catégorie malade nécessitant mesures de contention et traitement médicamenteux massif.
Puis mes trois officiers m'expliquèrent lentement, à voix douce et persuasive, comme s'ils s'adressaient à un enfant légèrement déficient intellectuellement à qui il faut bien détailler les choses pour qu'il les assimile, que la vie était plus compliquée que je ne le pensais. Certes, ce matériel existait, il répondait parfaitement à nos besoins, son utilisation était de nature à résoudre tous nos problèmes, mais il ne fallait pas songer à en obtenir sous peine de se faire inutilement du mal. Il s'agissait de cuisines roulantes de dernière technologie, un petit bijou de matériel de campagne, il y en avait seulement trois ou quatre dans chaque ERCA car elles étaient très chères et on les y conservait précieusement. Une ou deux fois par an, au cours d'un exercice et en présence des plus hautes autorités béates d'admiration, on les sortait de la naphtaline pour la formation du personnel, on en profitait pour faire quelques photos que l'on faisait paraître ensuite dans le bulletin de liaison du commissariat puis, après un cantique d'action de grâce (Merveille, mes yeux ont vu merveille...), on les rentrait dans les entrepôts pour qu'elles ne soient pas souillées par la concupiscence de ceux qui auraient pu en avoir besoin. Les commissaires chargés du matériel, les officiers, les sous-officiers qui en avaient la garde auraient préféré céder leur propre fille plutôt que se séparer de leurs roulantes qui, lorsqu'ils en parlaient, faisaient rosir leur joues et allaient jusqu'à provoquer, du moins chez les plus jeunes, une discrète érection. Leur conclusion était simple : je pouvais toujours demander, jamais je n'aurais les Rosières.
C'est là que je commis une erreur d'appréciation majeure.
Non pas que je ne fisse pas confiance à mes officiers ni que j'ignorasse la propension innée des garde-mites à considérer qu'on leur arrachait les yeux chaque fois qu'ils devaient se séparer de quelque chose, mais l'intérêt qu'il y aurait eu à nous donner satisfaction me paraissait tellement évident qu'un refus me semblait inconcevable.
En quoi j'eus bien tort.
D'autant plus qu'il aurait été facile d'obtenir satisfaction en appliquant une méthode qui avait précédemment fait ses preuves. Quelques semaines auparavant, nous avions conçu et dessiné à N'Djamena, les plans d'une armoire démontable en bois et cornières d'acier qui permettait à la fois le rangement des effets personnels et l'établissement d'une séparation entre les lits picots des chambrées de sous-officiers, assurant ainsi un peu d'intimité et de tranquillité à chacun. Ces meubles, connus depuis sous le nom d' "armoires type Épervier" étaient fabriquées par l'ERCA d'Évreux. Pour obtenir ce résultat sans perdre des semaines en négociations épuisantes, j'avais envoyé à Paris le Lt Escorihuela porteur des plans du meuble et d'une lettre personnelle et manuscrite à l'intention du Directeur Central, court-circuitant ainsi tous les échelons de la hiérarchie. La méthode avait remarquablement fonctionné puisque nous avions reçu les premières livraisons à peine trois semaines plus tard.
Devant les mises en garde justifiées de mes officiers, j'aurais dû employer la même méthode et je suis bien certain que nous aurions obtenu satisfaction sans coup férir, la décision « d'en haut » s'imposant sans difficulté « en bas ».
Mais, exception fâcheuse à mes principes, j'agis sans réfléchir et passai simplement commande des Rosières dans l'état hebdomadaire récapitulatif adressé par message à la DRCA.
La semaine suivante, comme sœur Anne, je ne vis rien venir. Le matériel commandé était là, à l'exception des Rosières. Aucune explication.
Je renouvelai donc ma demande en la justifiant et en insistant sur l'importance et l'urgence du problème. Je me mis ainsi tout seul dans la nasse.
Quelques jours plus tard je reçus la réponse. Comme l'avaient prévu mes officiers, ma demande avait provoqué une levée de boucliers à la division "matériels" de la DRCA et au niveau de l'ERCA. Tout ce qui avait son mot à dire dans le domaine du matériel était vent debout. Une réponse à mon message fut donc préparée, dans laquelle il était démontré que les roulantes Marion étaient particulièrement adaptées à la situation tchadienne, que les problèmes rencontrés étaient dus à une mauvaise utilisation, qu'en aucun cas les Rosières ne pouvaient convenir et que seule mon ignorance -excusable au demeurant- pouvait expliquer ma demande incongrue. Le refus qu'on m'opposait n'était donc pas une fin de non-recevoir injustifiée mais bien un service que l'on me rendait pour m'éviter des déconvenues ultérieures cuisantes (si j'ose dire). Cette réponse fut présentée au Directeur Régional Adjoint à qui l'on expliqua que j'avais perdu tout sens commun. N'étant pas lui-même un spécialiste, il signa les yeux fermés.
C'était fichu. Après ce refus, il m'était impossible de passer à l'échelon supérieur, c'est à dire au niveau du Directeur régional ou du Directeur Central que j'aurais mis dans la situation impossible de désavouer leurs subordonnés, et pire de m'opposer le même refus qui, cette fois, serait devenu définitif et irrémédiable.
Pour bien marquer le coup et aussi afin de leur mettre un peu « le nez dedans », j'envoyai à la DRCA par l'intermédiaire du CO-AIR un message d'engueulade justifiant les raisons de ma demande par l'acuité des problèmes rencontrés, démontrant que le matériel demandé était de nature à permettre leur résolution et, in cauda venenum, indiquant que j'étais, sur place, mieux à même de cerner et définir les besoins de mes services que les états-majors lointains. Pour terminer, je signai de mon nom dans le corps du message pour être bien sûr que l'on ne se trompe pas sur l'identité du rédacteur et l'envoyai de suite de crainte de ne plus en avoir le courage si j'attendais un peu.
La première réaction fut celle du Comelef, croisé devant la photocopieuse du secrétariat (nous avions en tout et pour tout UNE photocopieuse pour l'ensemble de l'opération). Un double de tous les messages émis et reçus lui était présenté chaque jour et il avait donc suivi les péripéties de l'affaire. Alors que je me faisais le plus discret possible compte tenu de la teneur plus que limite de mon envoi précédent, je reçus dans le dos une claque monumentale suivi d'un :
- « Alors, Commissaire ! On s'éclate » ? jubilatoire et tonitruant.
La seconde fut celle du Directeur adjoint de la DRCA qui, je le compris rapidement au téléphone et malgré la distance, n'était pas content du tout et estimait que je n'avais pas à traiter les gens de la sorte.
Deux jours plus tard, un vendredi, le Comelef déboula dans mon bureau pour m'annoncer que nous recevrions le dimanche suivant le CEMAA en petit comité pour une visite surprise et confidentielle. Il arriverait par le D-8 de l'Estérel tôt le matin et repartirait à midi. Pendant ces 4 h, outre les visites protocolaires aux autorités tchadiennes, le Col Pissochet voulait absolument lui montrer une chambre de pilote et le service de restauration. Pour la première, Escorihuela devait l'attendre à 11 h devant un bâtiment d'hébergement et pour le second, je devais être prêt un quart d'heure plus tard sur les marches du mess. :
- « Vous voudrez lui parler de vos Rosières, je suppose... ? Ce sera le moment, vous aurez un quart d'heure ».
Je prévins donc Escorihuela d'avoir à se tenir prêt et lui précisai qu'il serait seul pour la visite des chambres. Il n'était pas timide, son poste à la direction centrale l'avait habitué à la fréquentation des officiers généraux, il connaissait le CEMAA et je lui faisais entièrement confiance.
Pour moi, il me fallait montrer ce que nous avions fait tant sur le plan du circuit de ravitaillement en denrées que sur celui de l'organisation. Il me fallait surtout convaincre de l'utilité des Rosières. Je résolus d'improviser cette dernière partie. Chacun le sait, une bonne improvisation commence par s'écrire, s'apprend par cœur et se répète longuement. J'y consacrai donc une bonne partie de mon samedi et le dimanche attendis au mess avec une bonne heure d'avance en compagnie du commissaire lieutenant Esque qui venait juste de remplacer Rousselot et avait tout de suite été mis dans le bain. Pour ne pas ajouter à son stress, je ne l'avais évidemment pas prévenu du numéro que j'avais préparé et lui avais simplement demandé de n'intervenir sous aucun prétexte.
Le Général Capillon, CEMAA, arriva au mess à la minute près, avec le Comelef et le commandant de base. Il faisait très chaud et c'est devant la fontaine d'eau fraîche du mess que je commençai mon exposé.
Puis je le conduisis dans le hangar des cuisines. Le personnel s'affairait devant les Marion, le service allait commencer dans une demi-heure et la température ambiante soulignait la pertinence de mon propos. Les cuisiniers, qui n'avaient pas été prévenus de la visite, ouvraient les yeux ébahis de papous qui viennent de découvrir une bouteille de coca-cola tombée du ciel.
Le CEMAA me laissa parler sans m'interrompre, tel Marc-Aurèle écoutant la plaidoirie d'Aelius Aristide à Smyrne, jusqu'à ce que j'en vinsse à évoquer le refus que j'avais essuyé malgré des messages circonstanciés, ce à quoi il répondit simplement :
- « Oh oui, les messages, je suis au courant, ce n'était pas forcément la bonne méthode ».
Cela me mit, on s'en doute, pas très à l'aise. N'ayant plus rien à perdre, j'indiquai que je comprenais d'autant moins ce refus que lorsque nous aurions un accident et des blessés admis au service des grands brûlés de l'hôpital Percy ce qui ne manquerait pas d'arriver, les Rosières nous seraient livrées dans les 48 h sans aucune discussion.
L'argument frappait au-dessous de la ceinture, mais il avait le mérite d'être efficace et c'est bien la seule chose qui m'intéressait. Le Comelef suivait sans mot dire, le Cre Lt Esqué se décomposait à vue d'oeil. A la fin, le Général Capillon posa quelques questions et alla saluer le personnel.
En sortant du mess, alors que je m'apprêtais à saluer le Général, Le Comelef lui dit :
- « Mon Général, je vous ramène à l'avion », puis, se tournant vers moi, « commissaire, vous venez avec nous ».
Nous partîmes donc en voiture sur la piste jusqu'au pied de la passerelle et nous échangeâmes les saluts réglementaires. C'est alors que le Col Pissochet, serrant la main tendue par le CEMAA lui déclara :
- « Mon Général, nous avons vraiment besoin de ces Rosières ».
Le général répondit simplement :
- « Je m'en occupe dès mon retour ».
La porte du DC8 refermée, nous repartîmes vers le PC. Au cours de la conversation, je glissai discrètement un mot de remerciement pour son intervention, ce à quoi le Comelef répondit :
- « Je vous ai aidé parce que vous n'avez pas molli ».
Un silence puis :
- « Dites-moi, commissaire, ces Rosières, vous êtes sûr qu'elles sont si bien que ça ? »
- « Mon Colonel, je ne suis sûr de rien. Je n'en ai jamais vu et il y a encore trois semaines j'ignorais jusqu'à leur existence. Mais mes gars qui les connaissent m'assurent que c'est exactement ce qu'il nous faut et comme ils sont bons, je les crois ».
Rire du Comelef et réponse laconique :
- « Très bien, de toute façon nous serons bientôt fixés ».
J'avais demandé à mes officiers de m'attendre au magasin pour débriefer la visite du CEMAA. J'y retrouvai Fontarnoux hilare et Esque remis de ses émotions, entourant un Lt Escorihuela effondré, manifestement au bord des larmes. Avant que j'aie eu le temps de poser la moindre question, il me dit d'un ton lugubre :
- « Mon Commandant, j'ai merdé, j'ai lamentablement merdé. J'attendais le CEMAA et le Comelef devant la Fillod des chambres de pilotes. J'avais soigneusement préparé une chambre inoccupée, la première du bâtiment, l'avais entièrement équipée avec deux lits picots faits impeccablement, une armoire avec des vêtements propres et rangés, un bureau avec des livres, j'avais même trouvé un grand poster du Mont Saint Michel que j'avais affiché au mur, bref la chambre modèle. Mais le Comelef est arrivé avec le CEMAA par l'entrée située à l'autre bout du bâtiment. Je me suis précipité vers eux mais ils ont ouverts la première chambre venue et là, c'était l'horreur : Tout était en bordel, les lits pas faits, les vêtements en désordre, des revues porno sur le bureau et au mur, je te dis pas, des posters représentant un couple à poil, la première le montrant dans la position de la brouette indochinoise et l'autre dans celle du tampon encreur. Le CEMAA se marrait comme un bossu, le Comelef, tout rouge, avait la fumée qui lui sortait des naseaux. En partant il m'a fait signe deux fois avec quatre doigts déployés. Je suis au trou, je suis au trou. Que va dire le Directeur Central à mon retour la semaine prochaine ? Je suis fichu... »
Partagé entre l'envie de rire et l'incrédulité, je lui demandai :
- « Tu as bidonné une chambre modèle ? Mais tu es devenu fou ! Le CEMAA et le Comelef sont des pilotes de chasse, ils connaissent leurs troupes par cœur. Tu sais bien que dans les escadrons, on n'est pas abonné au Pèlerin Magazine ou à La Veillée des Chaumières et les posters affichés aux murs ne sont pas des photos de Mère Térésa ou de la basilique de Lisieux. Ton truc n'aurait pas tenu deux secondes ce qui aurait été catastrophique. J'aime autant qu'ils aient vu la réalité, ça les aura rajeunis ».
- « Oui mais le Comelef est furieux et je suis au trou ! »
- « S'il avait vu ton bidonnage, là il aurait été vraiment furieux et c'est moi qui t'aurais mis au trou. Je viens de passer une heure avec lui et il ne m'en a pas dit un mot. Tu seras au trou quand je t'aurai fait signer le motif et pour l'instant ce n'est pas le cas. Simplement, évite de te montrer au PC et au mess pendant deux jours, laisse-moi m'occuper du reste et ne t'avise pas de me refaire ce genre de connerie ».
L'épilogue de cette affaire fut double. Le lundi matin, le permanencier du téléphone Syracuse vint m'appeler. Le Commissaire Macquignon m'informait que deux Rosières seraient livrées par l'avion du mercredi. Il n'était pas furieux comme je le craignais, mais m'indiqua simplement que, si j'avais bien joué sur ce coup-là, il valait mieux pour moi que le matériel fonctionne correctement car je serais attendu à mon retour par des gens qui ne me voulaient pas que du bien. Les deux roulantes furent effectivement livrées deux jours plus tard et aussitôt mises en service. Elles fonctionnèrent parfaitement à la satisfaction générale, surtout à celle des cuisiniers qui travaillèrent désormais dans des conditions correctes. Un soir, après le rapport d'unité, j'eus droit à leur visite :
- « Mon Commandant, on vient vous remercier. On n'y croyait pas, mais quand même, faire venir le CEMAA pour réclamer des Rosières, il fallait le faire... »
L'histoire était trop belle et je me gardai bien de démentir. Un peu de (faux) prestige n'a jamais fait de mal à personne...
Quant à mon athlète, maladroit bidonneur de chambres, ainsi je l'avais prévu, le Comelef ne m'en dit mot. Mais huit jours plus tard, comme le séjour d'Escorihuela arrivait à son terme, j'apportai au chef une lettre de félicitations à signer, car il l'avait très amplement méritée. Il la lut, me regarda puis me dit tranquillement avec une mauvaise foi parfaitement assumée et un sourire en coin :
- « C'est bien, il a fait du bon travail et je suis content de lui. Je suis heureux que vous ayez changé d'avis au sujet de cette histoire de chambre. Il ne fallait pas en faire tout un souk. Quand je pense que vous vouliez le mettre au trou... Enfin... ».
Et il signa la lettre de félicitations d'un large paraphe.
Début juillet, j'entamai la deuxième partie de mon séjour. A cette date, je pouvais déjà établir un bilan d'étape.
L'administration et la comptabilité étaient désormais en ordre. Tout était, à ce titre, devenu conforme à la réglementation. Comptabilité finances et matières, tenue des registres, des pièces comptables et justificatives, respect des procédures financières et administratives, gestion du personnel militaire, avances de soldes... tout celà baignait dans l'huile et je n'avais plus qu'à assumer les tâches de surveillance traditionnelles.
Le mess mixte fonctionnait bien. Le circuit de ravitaillement en denrées était au point et donnait satisfaction. La qualité des repas était unanimement appréciée, les coûts maîtrisés. Le mess avait été réaménagé en self-service et la fluidité des repas en avait été améliorée. C'était l'oeuvre de Rousselot, car, au départ, je n'étais pas convaincu du bien-fondé de la chose, mais il était sûr de lui, je lui avais fait confiance et il avait très bien réussi son affaire. Les casse-croûtes étaient servis à toute heure, de même que les repas du personnel d'astreinte ou travaillant en horaires décalés. Les Rosières entraient enfin en service et les questions de sécurité étaient derrière nous.
Après des débuts difficiles dus aux problèmes logistiques et de transport, les magasins (habillement et matériel commissariat) étaient très correctement dotés et organisés, le personnel avait construit des systèmes de rangement à partir des ressources locales, les inventaires étaient à jour, le matériel réformé selon les règles, les magasins bien tenus.
L'agence postale fonctionnait 7 jours sur 7 à la satisfaction générale.
Tout ceci pouvait être, à cette date, considéré comme définitivement en place et les améliorations à apporter ne concernaient que les détails.
Ceci était pour moi un point très important : c'était in extenso la feuille de route qui m'avait été donnée à mon départ par le commissariat, et répondait aux ordres du Comelef. Ces résultats qui justifiaient de méthodes jugées parfois peu orthodoxes par l'administration centrale, donnaient une légitimité à ce que je souhaitais entreprendre et me conféraient un grand degré de liberté pour agir alors que je ne manquais pas d'idées ni d'objectifs. Dans mon commandement, je me sentais à l'aise dans un cadre suffisamment large qui, grâce à la distance et aux communications malaisées avec Paris, me laissait toute latitude quant aux moyens et méthodes à mettre en oeuvre. Du côté du commandement de l'opération, je me savais soutenu car je rendais compte de tout ce que j'entreprenais, ce qui était indispensable et m'assurait la tranquillité d'esprit nécessaire. J'avais également pris l'habitude de faire remettre personnellement au Directeur central, chaque mois, par l'intermédiaire d'un de mes officiers en fin de séjour, une lettre manuscrite qui faisait le point de la situation et de mon action. Cette méthode inusuelle m'assurait d'être compris sans intervention d'intermédiaires, car je n'étais pas naïf ni inconscient au point de ne pas m'être rendu compte que j'irritais quelque peu certains de mes correspondants métropolitains. Lorsqu'à mon retour, je fus reçu par le Général, cette manière de procéder ne fut pas critiquée.
Un autre point mérite d'être souligné : à cette époque, compte tenu de la brièveté des séjours, brièveté qui ne s'appliquait pas à mon cas personnel puisque je ne devais être relevé qu'en septembre, je me trouvais être, avec mon camarade Dugénie l'officier le plus ancien sur le site. Cette position d'« ancien », la connaissance du terrain, l'expérience acquise, confortées par le fait que l'administration et la logistique étaient désormais solidement établies ce qui me déchargeait des soucis immédiats, me conféraient, sans méconnaître évidemment ma subordination au commandement, l'autorité et la liberté d'action indispensables. Le fait que, parmi les adjoints directs du Comelef, je me trouvais être l'officier le moins ancien dans le grade le moins élevé et qui eût certainement été dans l'Armée de terre un obstacle dirimant à l'exercice commode de mes fonctions ne l'était aucunement dans l'Armée de l'air où bien souvent la fonction prime le grade. Je bénéficiais enfin, vis à vis des responsables des autres armes, de l'ombre portée du Comelef et de son autorité qui étaient grandes.
Pour les deux mois et demi qui me restaient, je m'étais donc fixé un certain nombre d'objectifs. Au cours d'une conversation, le Colonel Pissochet m'avait dit que, contrairement aux opérations précédentes qui s'étaient toutes terminées au bout de quelques mois, nous allions très probablement rester au Tchad plusieurs années et que l'opération présente constituait la première étape d'un redéploiement des troupes positionnées en Afrique. Il fallait en tirer les conclusions et nos installations devaient être adaptées en conséquence. On peut camper quelques mois, il faut construire pour durer.
Mon action devait donc nettement s'orienter sur le long terme. Il est évident que la rotation du personnel allait se ralentir et les séjours s'allonger. L'amélioration des conditions de vie devenait donc un axe majeur de notre tâche. Bien sûr, nous avions déjà commencé, mais il fallait maintenant accélérer.
Au point de vue des équipements, il fallait doter chaque élément d'unité de matériels dits « de confort » qui, sous ces climats, devenaient obligatoires dès lors qu'on dépassait une certaine durée de séjour.. Nous mîmes rapidement au point, avec chaque chef de service un plan d'équipement de toutes les unités élémentaires en réfrigérateurs, fontaines réfrigérantes et machines à glaçon en tenant compte des urgences. Cela représentait plusieurs dizaines de pièces de chaque type. Il nous fallait également créer un foyer ou plutôt magasin d'achats pour les denrées indispensables qu'on ne pouvait pas trouver sur place (produits de toilette, gel douche, lames de rasoir, piles électriques, pellicules photos, barres chocolatées, chewing-gum, biscuits, stylo billes, papier à lettre, lacets de chaussures...etc) enfin, tout ce qui permet de mener une vie qui se rapproche des standards métropolitains. Cela supposait la création d'un magasin, un plan de ravitaillement et surtout la mise au point d'une structure administrative qui lui permettrait de fonctionner de manière sûre et irréprochable. Pour les logements, il fallait également prévoir de les aménager de manière plus aboutie, les doter d'un mobilier plus abondant et moins rustique, penser à loger les cadres supérieurs de manière plus organisée dans une maison à l'extérieur du site, et penser à généraliser la climatisation en tous lieux. Il fallait enfin penser également aux installations de loisirs.
Nous avions déjà commencé. Courant mai, Fontarnoux m'avait avisé de l'arrivée par Transall d'une douzaine de cartons contenant des livres. Il y avait des romans, des biographies, des policiers, des bandes dessinées, des récits de voyages... Aucune explication n'accompagnait cet envoi, mais je compris immédiatement, pour bien le connaître, qu'il s'agissait là d'un magnifique cadeau du Commissaire Général Estrangin qui savait bien que l'homme ne vit pas seulement de pain. La semaine suivante, nous reçûmes un nouvel arrivage. Il devenait alors possible de créer une petite bibliothèque. Lorsque je leur communiquai mes intentions, mes officiers m'exposèrent que nous ne disposions pas des moyens en personnel pour la faire fonctionner, pour tenir les registres et suivre les prêts. Je rétorquai qu'il nous suffisait de mettre les livres à disposition du personnel en un lieu de passage où chacun pourrait les prendre et les rapporter sans formalité aucune, par exemple au magasin d'habillement. Aussitôt, je me vis opposer les principes réglementaires, à quoi je répliquai que s'il était bon d'avoir des principes solides, c'était surtout pour que, dans certaines circonstances, on puisse s'asseoir dessus. Malgré les objections, je persistai dans ma décision et je crois bien que ce fut la seule fois de tout mon séjour que je passai outre à l'opposition unanime de mes adjoints. J'annonçai au rapport d'Épervier que nous venions de créer une bibliothèque, que les emprunts se feraient sans formalité aucune au magasin d'habillement, qu'ils seraient limités à un livre par personne et par emprunt. Je demandai aux commandants d'unité d'en informer leur personnel en leur précisant que nous étions également preneurs de tous les livres apportés par les militaires, livres qu'ils étaient invités à donner à la bibliothèque à leur départ ou lorsqu'ils les auraient lus, de manière à ce que nous puissions étoffer notre fonds bien modeste pour l'instant. Le succès fut immédiat. Dès le lendemain nous étions dévalisés, mais, ô surprise, nous fûmes aussi submergés par le don de dizaines de bouquins de tous styles.
Notre bibliothèque se compléta rapidement. Très vite, nous eûmes plusieurs centaines de volumes. Je fus surpris par l'éclectisme ainsi révélé : cela allait de la bande dessinée à l'anthologie de la poésie grecque de Brasillach. Il y avait donc, au milieu de nulle part, quelqu'un qui lisait Ménandre, les pastorales de Longus et, par-delà vingt-cinq siècles communiait aux mêmes émotions... Il y eut peut-être quelques livres qui ne furent pas rendus. Pour autant, un livre n'est jamais perdu, il continue son voyage... Au final, tout au long de mon séjour, la bibliothèque ne cessa de s'étoffer, ouvrant ainsi à tous des portes sur le monde, sur la beauté, sur l'histoire, sur la poésie et en définitive sur la seule chose qui vaille, c'est à dire l'Homme lui-même.
Lorsque j'avais envoyé Escorihuela à Paris pour négocier la mise en fabrication des armoires type Épervier, je lui avais demandé de profiter de l'occasion pour remercier le commissaire Général Estrangin de l'envoi des livres et l'informer du succès que remportait notre bibliothèque, ce qu'il fit. Emporté par son élan, il ajouta qu'il ne nous manquait plus maintenant que le matériel nécessaire pour monter un cinéma de plein air. À sa grande surprise, le Directeur Régional acquiesça immédiatement et le chargea d'acheter, sur le budget de la réserve régionale, l'appareil adéquat. Il revint donc quelques jours plus tard non seulement avec le prototype de l'armoire réalisé par l'ERCA d'Évreux mais aussi avec un projecteur vidéo professionnel tritubes BARCO, le nec plus ultra en la matière. Nous installâmes un écran de 4x3 fabriqué sur place devant le magasin d'habillement avec des bancs et, en moins d'une semaine, le cinéma était créé. Chaque soir, nous projetions le journal télévisé de la veille (les bandes étaient apportées par les équipages du Cotam) et un film. Les rencontres de la coupe du monde de football furent projetées avec un retard de un à deux jours, mais le succès fut considérable. Des boissons fraîches étaient à disposition des spectateurs dans une glacière.
Le commandant de base, le Colonel André Chauvie, grand marcheur devant l'Éternel et arpenteur des chemins de Saint Jacques, toujours d'humeur égale et pince sans rire impénitent, était responsable de l'instruction commando lorsque j'étais poussin à Salon. Lors d'un saut en parachute, une erreur de largage avait contraint la moitié de la promo à se poser hors des limites de la base. Par chance, en tractionnant comme un malade, j'avais pu atterrir juste du bon côté du grillage, à proximité du capitaine Chauvie qui nous attendait au sol, et j'avais eu droit à cette remarque :
- « Vous avez de la chance, quelques mètres de moins, et je vous mettais un motif pour être sorti de la base sans autorisation »
Je l'avais retrouvé, égal à lui-même, à N'Djamena. La création du cinéma fut pour lui l'occasion d'une autre remarque amusée : il me fit observer avec un sourire que les bancs étaient inconfortables, qu'il manquait les ouvreuses, les esquimaux et le pop-corn, mais, comme toujours, il serait indulgent avec les commissaires. Sur le même ton, je le remerciai :
- « Mon Colonel est longanime : sa bonté le perdra ».
Les rapports que j'entretenais avec l'administration tchadienne (finances, douanes, administration militaire) étaient bons. J'avais été aidé en cela par le directeur de la banque des états d'Afrique Centrale, un français expatrié auprès de qui Minnegheer m'avait introduit et qui, à l'occasion d'une réception qu'il avait organisée chez lui, m'avait présenté au gratin francophile de la haute administration tchadienne. J'avais cultivé ces relations et m'en étais bien trouvé. J'avais notamment fait la connaissance du Président de la société nationale Coton Tchad qui avait bien connu le Commissaire Général Jourdren dont il gardait un excellent souvenir. Il avait été auparavant ministre des finances, et sa propre épouse, qui était médecin, se trouvait être l'actuelle ministre de la Santé. Ce couple sympathique et cultivé (ils avaient tous deux fait leurs études en France) m'avait adopté, décidé qu'il fallait nous tutoyer et nous appeler par nos prénoms. Ils passaient parfois chez moi le soir pour discuter autour d'une boisson originaire d'Ecosse (ils étaient tous deux protestants). Chaque fois que nous nous rencontrions, son épouse ministre prénommée Ruth m'embrassait sur les deux joues, ce qui surprenait toujours un peu les français civils et militaires présents, surtout lorsque cela se passait dans une cérémonie officielle comme par exemple la prise d'armes du 14 juillet où elle trouva tout à fait normal de quitter la tribune officielle pour venir m'embrasser alors que je me trouvais dans le dispositif militaire à la tête de mon unité. Cela me valut quelques remarques humoristiques le soir au rapport d'Épervier et des sourires pleins de sous-entendus de la part de mes subordonnés.
Une question s'était posée à propos des pots de vin exigés par des fonctionnaires tchadiens avec qui nous étions en relation. La chose n'était pas très fréquente, mais le cas se produisait parfois. Le plus souvent il s'agissait de fonctionnaires d'autorité qui nous faisaient clairement comprendre que sans gratification, le dossier que nous souhaitions voir avancer ou la demande que nous voulions voir aboutir n'auraient aucune chance. Les choses étaient présentées de manière habile, comme une participation aux frais induits par nos demandes. Ce fut le cas notamment pour obtenir un texte dérogatoire qui permettait d'importer les vivres frais ravitaillés par avion en franchise de droits de douanes, ou le raccordement de lignes téléphoniques à un central tchadien déjà saturé. Dans ces deux cas, il fallut payer, et bien entendu justifier du paiement. Après négociation, toujours conduite par mon adjoint, j'exigeais une facture en bonne et due forme. L'habitude devait être établie depuis longtemps, car je découvris à mon grand étonnement que le libellé était toujours celui-ci « frais pour travail extra légal »... La somme était alors réglée par le trésorier après émargement d'un reçu nominatif. Les pièces en cause étaient transmises avec la comptabilité mensuelle à la région aérienne. À part cela, les rapports avec l'administration ne posaient aucune difficulté.
J'avais cependant eu une alerte début juin. Jusqu'à l'incident qui nous avait opposé, les embauches du personnel tchadien se faisaient sur présentation de l'attaché de défense. Bien entendu, après les événements que j'ai relatés plus haut, nous recrutions désormais par nous-mêmes tous les employés locaux. Après que nous eûmes renvoyé deux employés indélicats qu'il nous avait précédemment adressés, je reçus une citation à comparaître devant un tribunal suite à licenciement abusif, citation nominative qui me parvint par porteur. Je pensai immédiatement, et j'en suis toujours convaincu, qu'il s'agissait là d'une manœuvre de notre attaché de défense qui voulait m'intimider afin que je vienne à résipiscence. J'aurais logiquement dû faire intervenir le Comelef mais j'estimais que je pouvais régler cette affaire moi-même sans provoquer un clash supplémentaire inutile. Je me contentai donc de rendre compte de la convocation en indiquant, sans faire part de soupçons que je ne pouvais étayer, que je demanderais un entretien au président de juridiction afin de régler cette affaire au mieux.
Néanmoins, me rappelant ce que La Fontaine disait des juges (« selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous feront blanc ou noir ») et n'ayant aucune confiance dans le système judiciaire local, je demandai au capitaine chef des commandos de l'air à être escorté afin d'assurer ma sécurité. Le jour dit, accompagné de deux commandos armés dans ma voiture et suivi par une jeep dans laquelle se trouvaient trois autres cocoy, je me rendis chez le juge à qui j'avais demandé audience.
Arrivé au secrétariat de juridiction je demandai à mes deux gardes du corps de m'attendre pendant mon entretien avec le juge. Le Sgt me dit alors fermement :
- « Mon commandant, le capitaine nous a donné l'ordre de ne pas vous lâcher d'une semelle même si vous alliez pisser. Si vous entrez, on entre aussi ».
J'entrai donc, suivi de mes deux gardes qui restèrent debout derrière moi pendant tout notre entretien. Je justifiai leur présence par des consignes de sécurité draconiennes imposées par le commandement et priai le Président de juridiction un peu surpris d'excuser le déploiement de cet appareil guerrier.
Je rappelai la raison de ma demande d'entretien et l'informai, avec urbanité mais fermeté :
- Que je n'agissais pas intuitu personae mais en tant que délégataire du ministre d'un État lié au Tchad par des accords de défense que dans ces conditions, je ne comparaîtrais pas devant sa juridiction ;
- Que s'il souhaitait poursuivre, le bon interlocuteur était le ministre de la défense français qu'il pouvait faire citer par la voie officielle ;
- Qu'il était hors de question que je réintègre les deux personnes licenciées pour faute ;
- Que je refusais évidemment toute compensation financière ou tout compromis visant à annuler les poursuites dirigées contre moi ;
- Que je l'invitais à venir nous rendre visite sur le site pour constater à quel point nous étions respectueux du code du travail de la République du Tchad qui se trouvait être mon livre de chevet. Il pourrait alors interroger lui-même nos salariés et constater qu'ils n'étaient pas maltraités, que nous ne les séquestrions aucunement et que de surcroît ils étaient payés régulièrement ce qui n'avait pas dû leur arriver souvent auparavant.
Le Président de juridiction m'informa que tout cela n'était bien sûr qu'un malentendu fâcheux, que l'origine en était sans doute une erreur commise par un subordonné inintelligent, qu'il savait bien que nous étions des employeurs irréprochables et qu'il ne fallait pas tenir compte de la citation à comparaître, de plano nulle et non avenue. En revanche, il acceptait très volontiers mon invitation et il se rendrait libre pour le déjeuner ou le dîner.
Ainsi fut fait, et l'incident clos sans que j'aie à passer sous les fourches caudines. Je n'arrivai pas, bien que je l'aie tenté à plusieurs reprises, à savoir qui était à l'origine de cette affaire. Mais, je l'ai dit, ma religion était faite. Je rendis compte sans commentaire que la question était réglée et ne manquai pas de remercier le capitaine des cocoy de son aide et de la sollicitude dont il avait fait preuve pour s'assurer du bon fonctionnement de ma vessie.
Il y eut une autre alerte, beaucoup plus sérieuse. Un matin de la fin juin, peu après 6 heures, comme j'arrivais au bureau que je partageais au PC avec le médecin chef, je le trouvai déjà installé, téléphone en main, les traits tirés de celui qui n'a manifestement pas passé la nuit dans son lit. Lorsqu'il eût raccroché, je lui demandai :
- « Ça n'a pas l'air d'aller, tu as tué un de tes clients ?
- « Non, moi je n'en ai tué aucun, mais toi, tu as peut-être empoisonné quelques-uns des tiens : nous avons une intoxication alimentaire sur les bras ».
C'était un coup de massue. Dans des circonstances normales, l'intoxication alimentaire est la crainte informulée de tout commissaire. Ici, c'était une véritable hantise, partagée par tout le service de restauration, commissaire lieutenant en tête. Les chambres froides et ateliers de préparation étaient régulièrement désinfectés à la javel, le chef de cuisine passait une inspection des mains du personnel tous les matins pour détecter un éventuel bobo, les légumes étaient lavés avec une solution de permanganate, l'utilisation des restes était proscrite, les viandes achetées localement étaient examinées attentivement, le médecin passait des inspections quasi quotidiennes au mess, le lavage des mains était obligatoire pour quiconque rentrait en cuisine..., enfin toutes les précautions étaient prises pour éviter l'accident.
Je lui demandai combien de personnes étaient atteintes. Il me répondit
- « C'est curieux : il y a une vingtaine d'hospitalisés sous perfusion à l'infirmerie, plus une demi-douzaine de malades non hospitalisés, mais ils appartiennent tous à la BOMAP (base opérationnelle mobile aéroportée). Il n'y a aucun autre malade nulle part ailleurs. Or on devrait en avoir partout. Pourtant les symptômes sont évidents. Pour en avoir le cœur net, je fais analyser les plats témoins conservés en chambres froides et procéder à des analyses de selles. Je me demande si les types de la BOMAP n'auraient pas mangé quelque chose en dehors du mess ce qui expliquerait qu'ils soient les seuls touchés. De toute façon, il faudra leur poser la question. En attendant, il faut prévenir le Comelef et lui dire que nous faisons une enquête approfondie pour savoir ce qu'il en est ».
L'enquête fut rapide. Nous connaissions à l'unité près, au jour le jour, le nombre de repas servis au mess à midi, le soir, et en dehors des heures normales. Nous connaissions de même le nombre de repas et des casse-croûte livrés pour être pris en dehors du mess. Nous avions également, transmis quotidiennement par les commandants d'unité, la prévision des repas à servir au mess ou à livrer au dehors. On connaissait assez bien, car c'était une constante, le pourcentage d'absentéisme au repas du soir. Tout cela permettait de caler au plus juste le nombre de repas à préparer, les restes étant systématiquement jetés. L'officier des subsistances put donc m'informer dans l'heure qui suivait qu'une trentaine de repas qui auraient logiquement dû être servis au mess la veille au soir ne l'avaient pas été. Le patron de la BOMAP, que j'allais voir immédiatement, arborait un teint verdâtre du plus bel effet. Il ne fit aucune difficulté pour reconnaître, après que je l'aie prévenu qu'en cas de refus de coopérer je me ferais un devoir de veiller à ce qu'il soit émasculé après avoir été pendu par les pouces, qu' il avait organisé un repas avec ses troupes et s'était fait livrer, par l'employé tchadien que nous lui mettions à disposition pour le ménage, des poulets farcis préparés, en ville, par on ne savait qui. Lui-même et ses hommes les avaient partagés autour de quelques bouteilles de bière et autres boissons dont la consommation était prohibée sur la base.
L'affaire était ainsi tirée au clair, et je pus rassurer mon bébé commissaire qui envisageait le seppuku traditionnel japonais pour laver son déshonneur.
Le toubib était furieux. Qu'un officier ait pu, par bêtise ou ignorance des risques, envoyer la quasi-totalité de ses hommes à l'hôpital et mettre leur vie en danger le jetait dans un état de rage indescriptible. Vers 16 h, nous nous réunîmes avec le commandant de base afin de faire le point et d'élaborer des mesures à soumettre au Comelef pour éviter que ces événements ne se reproduisent. La position du toubib était simple : sanction pour l'officier afin de servir d'exemple et prohibition totale de ce genre de manifestation. Ma position était inverse. Les hommes étaient confinés sur la base, sans autorisation de sortir ; les installations de loisir étaient encore quasi inexistantes ; la vie difficile. Nous avions affaire à une population jeune, pleine d'énergie. Se réunir de temps en temps le soir, partager un repas tranquillement entre camarades, autour d'un barbecue et, pourquoi pas, boire une bière, n'était pas un crime. Au contraire, cela permettait de rompre la monotonie et la tension née des conditions de vie, de maintenir le moral, de s'évader le temps d'une soirée. Pour un chef, organiser ce genre distraction pour ses hommes n'était que la prise en compte du facteur humain et cela, en réalité, était justement le travail de l'officier. Que la méthode employée ait été discutable et relevé de la connerie pure et simple, c'était évident, mais après tout la connerie ne peut être sanctionnée comme telle. Quant à interdire purement et simplement, c'était le plus sûr moyen de se rendre ridicule : de toute évidence nous ne serions pas obéis et n'avions aucun moyen ni d'empêcher le fait, ni de vérifier que l'ordre était respecté. La solution passait, à mon sens par l'organisation et l'encadrement de ces repas qui correspondaient à un besoin normal et légitime de rupture d'un train-train quotidien pénible, et cela permettrait à des jeunes à qui il était beaucoup demandé de se retrouver pour passer un bon moment. Nous avions derrière le mess, une vieille paillote en ruine. Il suffisait de la relever, de l'équiper de tables, de chaises pour une trentaine de personnes, d'y installer des barbecues. Les unités pourraient à tour de rôle y organiser une soirée. Les denrées alimentaires, entrées, brochettes, poulets, poissons ou crevettes, fromage fruits et boissons, vaisselle... seraient fournis par le mess situé juste à côté ainsi qu'un ou deux aides tchadiens chargés des barbecues. Tout le monde y trouverait son compte en toute sécurité, y compris le mess qui, de la sorte, serait parfaitement informé que tel ou tel soir il y aurait tant de repas en moins à préparer, évitant ainsi tout gaspillage. Surtout, on supprimerait le risque sanitaire qui, dans le cas d'agapes clandestines serait encore plus grand, les malades ne se faisant connaître qu'en toute dernière extrémité pour éviter la sanction. Quant au travail supplémentaire pour le mess, il serait négligeable voire inexistant, les convives dressant eux même le couvert et s'occupant de la cuisson des grillades et brochettes.
Il s'agissait d'une proposition de simple et gros bons sens, de nature à satisfaire un besoin réel et légitime, qui pouvait être mise en œuvre rapidement et facilement. Elle fut donc retenue.
J'informai également mes interlocuteurs que j'avais procédé au licenciement immédiat de l'employé tchadien qui avait ravitaillé la BOMAP, ainsi qu'à celui de ses deux frères, qui travaillaient dans d'autres services du dispositif.
J'eus droit à une hausse de sourcils interrogative du commandant de base et aux reproches scandalisés du toubib :
- « Tu punis le lampiste et deux pauvres types qui n'ont rien à voir avec cette affaire et tu défends le patron de la BOMAP ? C'est scandaleux et à la limite de la légalité ! »
Je mis les choses au point :
- « Excuse-moi, mais je trouve quand même gonflé que quelqu'un qui m'a incité à créer un bordel militaire de campagne à Moussoro et demandé de payer un pot de vin au directeur des télécom pour obtenir une ligne téléphonique à l'antenne chirurgicale vienne me parler de légalité (le commandant de base qui avait pris ses fonctions quelques jours auparavant ouvrait des yeux comme des soucoupes). Deuzio, ici, la médecine c'est toi et nul ne le discute, mais la loi, c'est moi, et personne d'autre : ce que je décide est légal. Tertio, je commande, gère et suis responsable de trois cents tchadiens qui sont disséminés dans tous les services, même chez toi. Ils sont pauvres, très pauvres, et pour eux nous représentons un salaire, la possibilité de faire vivre leur famille, mais surtout la richesse et la tentation qui va avec. La tentation c'est avant tout les petits trafics qui peuvent leur rapporter trois francs six sous, en ravitaillant qui, une bouteille de bière ou de whisky, qui des poulets farcis pour un repas d'unité. Si on y ajoute le filtrage de la base assuré par les militaires tchadiens qui laissent passer tout et n'importe quoi pour peu qu'on leur glisse la pièce, qui sont prêts même à vendre leur arme, tu vois le problème. Je n'ai qu'un moyen de m'en sortir, c'est d'utiliser le système de gestion des ressources humaines crée par le philanthrope soviétique bien connu, le regretté camarade Staline, qui fusillait le bonhomme et déportait sa famille afin de susciter une crainte salutaire et garder ses brebis dans l'ordre et la discipline. C'est peut être injuste et brutal, mais ça marchait très bien. Si je n'agis pas ainsi, je ne contrôlerai plus rien et serai balayé par la vague. Donc j'ai viré le coupable et ses deux frères. L'exemple sera médité par tous et ma décision n'est pas négociable. D'ailleurs elle a déjà été exécutée. Quant au patron de la BOMAP je ne le défends ni ne l'accable. Il n'est pas sous mes ordres et son sort concerne le commandement. Simplement, il n'a pas agi bassement et si tu veux mettre les cons au trou, il va falloir sérieusement agrandir la prison. Je te conseille d'ailleurs d'y faire aménager une cellule biplace confortable, car on aura certainement tous les deux l'occasion d'y faire un tour à un moment ou à un autre ».
C'est le commandant de base qui conclut sagement :
- « Bon, je crois qu'on a trouvé une solution satisfaisante à un problème qui aurait pu être plus grave. Allons voir le Comelef et mettons un point final à cette affaire sans nous énerver ».
Je pus donc annoncer au rapport du soir que, d'ici à quelques jours il serait possible à chaque unité d'organiser de temps en temps un « repas de corps » dans des conditions qui seraient précisées rapidement.
Le lendemain, alors que je me trouvais seul au bureau, je reçus la visite du commandant de base qui s'installa sans façon sur le tabouret métallique qui servait de fauteuil visiteur et posa ses coudes sur la table pliante en bois qui constituait mon bureau.
- « Je n'ai pas relevé hier car ce n'était pas le moment, mais expliquez-moi donc cette histoire de BMC et de pots de vin ».
Ce que je fis franchement. Sur le BMC, il n'y eut pas de commentaire, si ce n'est une approbation désabusée. Sur les enveloppes, lorsque j'eus expliqué comment je justifiai la dépense, il me demanda quelle était la réaction du vérificateur métropolitain.
- « Il n'y a pas de réaction répondis-je. Que voulez-vous que l'on dise ? Nous sommes devant une réalité : pas de pot de vin, pas de ligne téléphonique et pas de ravitaillement par avion, point final. Il faut faire avec et ils le savent bien, en France ».
Puis vint la question qui, je l'avais bien senti la veille, l'interpellait au niveau du vécu comme disent les cuistres :
- « Vous avez eu raison de virer l'employé tchadien, me dit-il, mais pourquoi ses frères qui apparemment n'y étaient pour rien et qui ne travaillaient pas dans le même service ?
- « C'est simple : lorsque nous embauchons quelqu'un, il arrive un moment où il nous présente son frère, son cousin, un membre de sa famille. Si l'employé est bon, nous embauchons celui dont il se porte en quelque sorte garant. Si, lorsque un employé fait une faute qui motive son renvoi, je vire en même temps toute la famille, tous savent que la faute de l'un rejaillit sur les autres. Ils se surveillent donc, et je suis tranquille. Ce n'est pas joli joli, mais que voulez-vous, le monde est comme il est. C'est la technique qu'on m'a a apprise à Salon pendant les bahutages : quand l'un fait une bourde, c'est la promo qui pompe. C'est dégoûtant mais dissuasif ».
En sortant du bureau, il se retourna et me dit :
- « À propos, j'ai simplement passé une rafale au commandant de la BOMAP. Quand il est entré dans mon bureau, il était vert, quand il est sorti, il était tout gris. Il fait bien son boulot, mais n'a pas inventé l'eau chaude. Ce n'est pas une raison pour l'assassiner ».
J'étais bien ce cet avis.
La paillote fut donc remise en état. Les services qui désiraient organiser un repas réservaient pour un soir donné, pour un certain nombre de convives et pour un menu déterminé avec le chef de cuisine. On fixa une limite d'un repas par mois et par unité, mais sans être trop regardant dans le cas où il y avait une date disponible. Mon adjoint ou moi-même étions souvent invités. C'était une bonne occasion, en discutant de manière informelle et avec tout un chacun, d'apprendre ce qui pouvait être fait d'utile pour améliorer le service que nous rendions. Le médecin chef fut un des premiers à organiser un repas.
Le moral de notre unité était exceptionnel. L'ambiance était faite à la fois de rigueur, d'énergie dans le travail et de simplicité amicale dans les rapports humains. L'information circulait très bien dans les deux sens grâce au rapport quotidien ouvert à tous. L'appel à l'intelligence et aux idées de chacun précédait toute prise de décision importante mais, la décision prise, tout le monde fonçait. Toute difficulté était signalée sans crainte de se faire envoyer sur les roses et toute suggestion ou idée d'amélioration examinée avec soin.
Cet état d'esprit était la condition sine qua non de la réussite. J'y étais d'autant plus attentif que la moitié de mon effectif changeait toutes les trois semaines. Avec une telle fréquence de renouvellement, même si les relèves s'opéraient avec un chevauchement de deux jours qui permettait aux nouveaux de chausser les bottes des anciens, il était nécessaire de veiller à la continuité de l'action et au maintien de l'esprit qui animait ces hommes. Il me fallait être attentif et ferme. Je dus, à deux reprises et moins d'une semaine après leur arrivée sur le territoire, renvoyer en métropole avec des jours d'arrêt, deux sous-officiers qui avaient immédiatement montré incompétence et mauvaise volonté. Tous comprirent mes raisons et le commandement me suivit sans tergiverser.
La considération dans laquelle nous étions tenus par les autres unités confortait cet état d'esprit. Cette estime reposait sur des réalités tangibles. Le militaire d'Épervier se fichait éperdument de la tenue de la comptabilité et de l'accomplissement régulier des formalités administratives. En revanche, il pouvait, à n'importe quelle heure « passer à la log » pour obtenir une avance sur solde, une chemise neuve, un lit picot ; il pouvait passer au mess pour prendre un casse-croûte qui lui était servi de suite et sans discuter ; un commandant d'unité pouvait demander des chaises, des lits supplémentaires, du mobilier, du ciment, des planches et des clous, du matériel électrique pour bricoler ou aménager un local, un frigo, des caisses de soda pour le personnel, une fontaine à eau fraîche, de la peinture, obtenir l'affectation d'un aide tchadien pour le ménage des locaux..., on ne répondait jamais non. Quand on ne pouvait pas donner satisfaction sur le champ, on indiquait un délai, le plus bref possible, et on le respectait. La poste était ouverte tous les jours, le courrier distribué le dimanche matin quand un avion arrivait le samedi soir. Chacun de nous mettait son point d'honneur à répondre présent à tout appel. La « log » était rapidement devenue l'endroit où il fallait passer pour trouver une solution aux problèmes agaçants du quotidien.
La confiance mise en nous renforçait notre cohésion, le désir que nous avions de bien faire et la fierté d'appartenir à cette unité. C'était un atout précieux, il fallait veiller à le conserver. Aussi étais-je à la recherche d'un symbole qui aurait pu souligner à quel point nous étions une unité à vocation particulière, quelque chose qui nous aurait visiblement caractérisé, un point d'ancrage. Pour tout un tas de raisons ce ne pouvait être ni un insigne ni un élément d'uniforme particulier (une casquette Bigeard par exemple). Je ne trouvais pas et j'en étais frustré. Le hasard allait me servir rapidement une occasion en or.
Le Quatorze Juillet, fut marqué par les célébrations de la fête nationale et par un événement considérable qui fit date dans l'histoire de l'unité et n'ayons pas peur des mots, du Commissariat de l'air tout entier, je veux parler de l'arrivée de Josiane.
Dans l'après-midi, le premier orage de la saison des pluies avait éclaté, verdissant les feuilles des arbres jusqu'alors recouverts d'une poussière ocre, purifiant l'air des particules de sable en suspension qui donnaient l'impression d'une brume perpétuelle et apportant enfin un peu de fraîcheur. Afin d'en profiter, le rapport d'unité du soir se tenait donc non pas dans le magasin comme à l'habitude mais juste devant, sous l'avant-toit qui couvrait le quai de déchargement.
Fête nationale oblige, le régime de travail avait été allégé et tous ceux qui étaient disponibles étaient venus assister au rapport, un pot exceptionnel ayant été prévu à son issue. Je ne fus donc pas surpris d'y voir une assistance plus fournie qu'à l'ordinaire.
Je ne manquai pas non plus de remarquer que, parmi les présents, un sous-officier du magasin tenait à la main un licol bricolé à l'extrémité duquel était attaché un jeune chameau.
N'ayant encore jamais vu d'animal au rapport et me doutant qu'il y avait là une blague à mon intention, je me gardai bien de réagir et surtout de poser la moindre question. À l'issue, j'attendis paisiblement un verre à la main, convaincu par les regards en coin que me lançaient la plupart des présents, que le silence était le meilleur moyen de ne pas tomber dans le panneau.
C'est le capitaine Fontarnoux qui se jeta à l'eau.
- « Tu n'as rien remarqué ? » m'interrogea-t-il finement.
- « Quelqu'un a encore oublié d'apporter les glaçons répliquai-je, et pour une fois qu'on boit autre chose que du coca, j'aurais aimé qu'il y en eût ».
- « Tu as quand même vu le chameau » ?
- « Un chameau, où ça » ?
- « Mais là, devant toi » !
- « Non, ça, c'est un dromadaire. Chameau : deux bosses, dromadaire : une bosse. Ce truc a une seule bosse, c'est un dromadaire. Je connais bien, j'en ai mangé à Moussoro et je peux te dire que non seulement l'animal est moche, qu'il est méchant, qu'il pue, mais qu'en en plus il n'est pas bon et très difficilement digestible. Pendant que tu y es, tu pourrais peut-être m'expliquer ce que ce bestiau fiche ici » ?
De ses explications, il ressortait que l'animal constituait le gros lot d'une tombola organisée par le représentant du SIRPA Air, lequel n'étant ni le Sire de Joinville ni Albert Londres ne faisait pas grand-chose de ses journées et avait trouvé opportun, pour justifier sa pauvre existence et animer l'après-midi du 14 juillet, d'organiser un tournoi de pétanque suivi du tirage au sort d'une tombola.
C'est un de nos sous-officiers qui avait gagné et, ce soir, il se retrouvait avec son chameau au bout d'une corde, plus emprunté qu'une poule qui vient de trouver un couteau.
Je compris en un instant que je tenais là le symbole que je cherchais. Pour le charrier un peu, je m'adressai à l'heureux gagnant
- « Mon commandant, personne ne savait que le gros lot était un chameau ! Ce connard du SIRPA m'a donné en rigolant la laisse et le chameau au bout en me disant : félicitations et maintenant démerde-toi avec. Je vais lui mettre la tête comme un compteur à gaz, à cet abruti ».
Tout le monde riait de bon cœur.
Je calmai le propriétaire du camélidé, lui annonçai que la Log adoptait l'animal comme mascotte à compter de cet instant et demandai un volontaire pour servir de méhariste et s'occuper de la bête. Je n'eus pas à chercher longtemps : mon appel tout juste formulé, j'entendis une voix venant du groupe qui entourait le chameau :
- « Moi, mon commandant, je veux bien ».
Il s'agissait d'un sergent de l'hébergement arrivé depuis quelques jours à peine. Il regardait la chamelle avec l'oeil humide de Sinatra chantant Stranger in the night : « Lovers at first sight, in love for ever », elle le couvait avec le regard halluciné de Phèdre devant Hippolyte « je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue, un trouble s'éleva dans mon âme éperdue »... Nous assistions ébahis à un coup de foudre, à la naissance d'une histoire d'amour.
Quelqu'un posa la question du nom à donner à l'animal. Nous n'eûmes pas le choix : le méhariste autoproclamé bredouilla, comme pour lui seul, « Josiane, elle s'appelle Josiane ». Il n'y eût pas de discussion : de quels tréfonds de l'inconscient, de quel souvenir d'enfance enfoui sous les strates d'une histoire personnelle surgissait soudainement ce prénom, nous ne le sûmes jamais. Il y avait certainement là une mine à creuser pour un psychologue. Mais le nom resta.
L'arrivée de Josiane fut l'occasion d'un concours de loufoquerie qui mit en joie l'ensemble du personnel. Quel serait le statut de l'animal ? A quel titre l'intégrer à l'unité ? Quel régime lui appliquer ? Quel grade lui attribuer ? Finalement, après des discussions passionnées, on lui ouvrit un livret de bord, comme s'il s'était agi d'un véhicule (type de véhicule : dromadaire, nom : Josiane). Une ligne était remplie tous les matins par le méhariste, et je devais signer le document chaque semaine avec apposition de la Marianne. On justifia de son existence par la création, dûment enregistrée au répertoire des actes administratifs, d'un Groupement Nomade du Commissariat de l'Air (GNCA) dont la fière devise était « Servir frais », on dessina un insigne et on édita même des T-shirts qui en étaient ornés. Dans la foulée, on éleva Josiane à la distinction de camélidé de première classe, engagée pour la durée de la guerre.
Et Josiane devint notre emblème. Fut ainsi résolue la question de l'identification de l'unité.
Le méhariste l'étrillait tous les matins. Elle était nourrie avec les déchets de légumes du mess et, la saison des pluies venue, broutait les hautes herbes. Elle assistait au rapport d'unité le soir. Elle devint populaire dans tout le dispositif, comme étant le chameau de la Log, ou le chameau du commissaire. On se faisait photographier à ses côtés, les pilotes en tenue de vol, au pied de leur mirage ou de leur jaguar, tenant Josiane par le licol, le casque sous le bras, les commandos armés de leur Famas.
Quelques jours après son arrivée, le nouveau COMPELEF, le Col Gautier, me demanda incidemment s'il était vrai que le chameau qu'on voyait se promener sur le site m'appartenait. Je lui répondis qu'il appartenait à l'État, qu'il était immatriculé régulièrement et figurait dans les comptes de l'unité, puis je lui racontai l'histoire. Lorsqu'il vint inaugurer le magasin foyer, Josiane était là, sur les rangs du personnel.
Elle ne quittait pas son Sgt avec qui elle filait le parfait amour. Elle avait pourtant un léger défaut : elle était portée sur la boisson. Un soir après le rapport, un farceur lui fit boire une bière, juste pour voir. On vit rapidement : un chameau à jeun, c'est déjà quelque chose d'improbable ; ivre, c'est assez difficile à décrire, mais le déplacement de l'animal devient extrêmement hasardeux et il émet des remugles particulièrement nauséabonds.
Trente jours après son adoption, il me fut demandé de la décorer de la médaille de bronze de la Défense Nationale.
Cette décoration avait été créée deux ou trois ans auparavant par un Ministre de la Défense soucieux de distinguer les militaires, notamment les hommes du rang qui, ne pouvant prétendre à la médaille militaire ni à la légion d'honneur, avaient néanmoins, par des mérites éminents, bien mérité de la patrie. Ainsi était née l'idée de cette médaille attribuée de manière très sélective et selon des critères rigoureux dont je ne me souviens pas précisément mais qui se situaient au niveau de la réussite au test du 50 m nage libre. Elle avait été aussitôt surnommée « médaille en chocolat ». C'était le legs le plus significatif de ce ministre sympathique et adulé des militaires mais hélas tragiquement nul (pour les jeunes générations, on distingue aisément un bon ministre de la défense d'un mauvais : s'il est aimé des militaires, il est mauvais ; plus il est détesté, meilleur il est. Même en remontant à Clodion le Chevelu, ce postulat ne souffre aucune exception). Il avait été mis au repos quelques mois auparavant pour avoir eu l'idée saugrenue de pulvériser à coup d'explosifs un bateau de Greenpeace qui faisait peser une menace insupportable sur la politique française de défense en déployant des banderoles hostiles aux essais nucléaires dans le pacifique. Cerise sur le gâteau, il avait fait sauter ledit bateau dans le port d'Auckland, en Nouvelle Zélande, sans doute pour remercier ces fidèles alliés de la France d'avoir envoyé 130.000 de leurs jeunes hommes se faire massacrer au côté des nôtres dans les tranchées entre 1915 et 1918 et en laisser près de 20.000 dans nos cimetières... À sa décharge, ce ministre était fils de gendarme ce qui explique bien des choses et peut être retenu comme circonstance atténuante.
Quel qu'ait été le caractère artificiel et un peu ridicule de cette distinction à l'origine, il en était rapidement advenu ce qui était prévisible si l'on se réfère à la réponse de Napoléon au Conseiller d'Etat Théophile Berlier lors de la création de la légion d'honneur en 1802 :
- « Vous les appelez des hochets, eh bien apprenez que c'est avec des hochets que l'on mène les hommes ».
Ceux-ci la recevaient avec fierté et avaient le sentiment de l'avoir méritée. Ces sentiments sont honorables : on peut les moquer gentiment, mais il ne faut pas les ridiculiser sous peine de s'avilir. C'est pourquoi je prétextai son alcoolisme pour enterrer immédiatement la proposition d'en décorer Josiane, aussi amusante fut-elle.
Je ne pense pas qu'elle en fut vexée et continua bravement son office. La veille de mon départ, elle était attachée à un pilier de la paillote, assistant à mon repas d'adieu.
Le site de Moussoro posait des problèmes particuliers dus à l'isolement mais surtout à la chaleur épouvantable qui y régnait. Par chance, il n'y avait pas de difficulté concernant l'eau, disponible en quantité illimitée grâce à un forage et un château d'eau construit, des années auparavant, par des Italiens.
Je me rendais régulièrement sur le site deux ou trois fois par mois. J'arrivais par l'avion du ravitaillement et le Puma de l'Alat venait me rechercher le lendemain. Mon premier séjour, fin avril, fut révélateur. Arrivé vers 10 h du matin avec le Transall, je fus littéralement assommé par la chaleur. Une véritable fournaise. De midi à 17 h, il était impossible de se déplacer dans le camp. Il n'y avait évidemment aucune installation climatisée, la seule solution était de se trouver un coin d'ombre (et il n'y en avait pas beaucoup) à l'extérieur et d'attendre sans bouger avec de l'eau en quantité, dans un état semi-comateux. Bien entendu, il n'était pas question de rester dans les bâtiments en terre qui devenaient de véritables fours. Le soir, après le repas, les lits picots étaient sortis et l'on dormait à la belle étoile. En fin de nuit, le froid obligeait à se glisser dans les duvets. Le matin, il y avait deux ou trois heures agréables. Le repas était pris vers 10 h, après il faisait trop chaud et l'on ne pouvait plus rien avaler, sinon du liquide, eau ou thé sucré à la menthe servi brûlant (délicieux et désaltérant).
Pour la préparation des repas, les débuts furent dantesques. Il y avait en tout et pour tout une chambre froide d'un mètre cube. Il fallait y stocker tout le frais et la viande pour plus de 100 personnes. Les légumes et l'épicerie venaient de N'Djamena, la viande était abattue sur place, moutons ou chameaux, de temps en temps un bœuf à bosse. On égorgeait au village, en plein air, dépouillait sur place sur le sable, dans la peau de la bête et on plaçait immédiatement les morceaux en glacière. Il fallait les cuisiner de suite. Le Sgt de la popote inspectait la bête avant qu'elle ne soit abattue et vérifiait la viande une fois dépecée. La plus grande partie du ravitaillement venait du boitage.
Par bonheur il y avait les légionnaires. Outre leur aptitude à survivre en milieu difficile, je pus vérifier que leur réputation n'était pas usurpée. À grand renfort de tôles, de poutres, de planches, de sacs de ciment achetés à N'Djamena et amenés en avion, ils se mirent au travail malgré le climat. Les bâtiments furent remis en état, des doubles toits furent créés pour les isoler un peu, des douches montées en plein air sur caillebotis, un four à pain construit, des sanitaires créés. Les nouvelles chambres froides furent livrées sur le site en priorité. Fin juin, la situation était meilleure, la capacité en froid négatif et positif suffisante et le ravitaillement venant de métropole acheminé par avion. Lorsque les légionnaires furent remplacés par les troupes de marine, ces derniers héritèrent d'une situation bien meilleure, mais ils laissèrent les choses en l'état, les légionnaires se remettant au travail à leur retour, six semaines plus tard. La situation ne fut correctement établie que dans la deuxième quinzaine de juillet lorsque je pus doter chaque section d'un frigo, d'une machine à glaçon et d'une fontaine réfrigérante, ce qui représentait quand même une trentaine de pièces au total.
Restait la chaleur. Un officier de légion avec qui j'avais sympathisé (les légionnaires apprécient beaucoup les aviateurs et il est très facile de s'entendre avec eux, à l'inverse des troupes de marine qui considèrent souvent que tout ce qui n'appartient pas à leur arme est totalement dénué de toute valeur militaire et ne justifie son existence que dans la mesure où il oeuvre à leur service exclusif), s'amusa à me montrer qu'on pouvait parfaitement faire cuire un œuf sur le capot d'une jeep. Si les légionnaires s'en accommodaient, la dizaine d'aviateurs qui armaient le radar en souffraient beaucoup plus. Leur détachement était commandé par un lieutenant contrôleur aérien particulièrement débrouillard et véloce, qui menait ses hommes comme un entraîneur d'équipe sportive.
Vers la mi-juin, alors qu'il m'accueillait à l'avion, il me dit d'un air mystérieux :
- « Mon commandant, cet après-midi, à la chaleur, j'aurai quelque chose à vous montrer, vous serez surpris ».
J'occupai comme à l'habitude la matinée à faire le point des problèmes en cours avec le commandant du détachement puis par les visites habituelles au chef de village et au commandant de brigade de gendarmerie tchadienne. Au début de mon séjour, ce dernier m'avait en effet écrit une lettre particulièrement gratinée dans laquelle il m'expliquait que les gendarmes de Moussoro étaient des laissés-pour-compte et que leur hiérarchie ne les ravitaillait pas en tenues militaires décentes, de sorte qu'ils avaient perdu tout prestige et autorité aux yeux de la population. Il me demandait de suppléer à ces carences et de doter ses gendarmes de tenues correctes compte tenu de ses bonnes relations avec l'armée française. J'avais accédé à sa demande et doté la demi-douzaine de gendarmes de tenues de combats et de treillis, ce qui avait eu pour effet de nous faire de leur chef un allié précieux et reconnaissant. A chaque passage, je ne manquais pas d'aller le saluer et de passer en revue les deux ou trois militaires qui me présentaient les armes. De temps en temps, il passait à la popote récupérer un sac de riz avec lequel il nourrissait, disait-il, ses hommes et plus probablement sa famille, mais avoir de bonnes relations avec un commandant de brigade de gendarmerie tchadienne a un prix et celui-ci était très raisonnable. J'allais également visiter les petites sœurs italiennes qui étaient beaucoup plus exigeantes pour leur dispensaire : à chaque visite la mère supérieure me remettait une liste de ses besoins de tous ordres, et j'essayais de les satisfaire dans la mesure du possible et de mes moyens. Elle faisait de même avec Diafoirus qui la fournissait en médicaments que je lui apportais. Il y avait un peu de tout, mais notre médecin m'avait fait malicieusement remarquer le nombre important de boites de pilules. Alors que lui faisais observer que distribuer des contraceptifs n'était pas dans la droite ligne des préconisations du Saint Père, elle me répondit :
- « Figlio mio, le Pape est à Rome, nous, nous sommes ici, mais il est bienveillant et compréhensif, vous comprenez ?».
- « Je vous comprends d'autant mieux ma mère, que, dans mon domaine, ma situation est sensiblement la même ».
Après le déjeuner pris avec le chef de détachement, je rejoignis donc la douzaine de radaristes. Comme d'habitude, il faisait une chaleur infernale. À ma grande surprise, le Lt me demanda :
- « Je suppose que vous n'avez pas de maillot de bain ? En voilà un, mettez-le et venez avec moi »
puis il me conduisit derrière les cases en terre qui composaient l'habitat de nos aviateurs. Caché par une haie de sekko (roseaux tressées en grandes nattes), dans un grand trou creusé dans le sable, il y avait un bassin circulaire d'environ 4 ou 5 m de diamètre rempli d'eau, avec un tuyau d'arrivée qui coulait en permanence et une évacuation du trop-plein de l'autre côté du bassin. Les aviateurs étaient en train d'y barboter d'un air béat.
- « Comment avez -vous fait, lui demandai-je »
- « C'est simple, nous avons creusé le trou et utilisé la bâche du radar en guise d'étanchéité. C'est génial, ça nous change la vie, venez vous rafraîchir, vous verrez ».
Il avait raison, c'était génial. La piscine était toute petite, profonde au plus d'un mètre, mais l'eau ne dépassait pas trente degrés et l'on y était au frais. On se contentait de s'y tremper, de s'arroser avec le tuyau, de s'asperger comme des gamins, bref, c'était le paradis au plus fort de la chaleur. Effectivement, cela leur changeait la vie.
Je m'enquis aussitôt de savoir si nos camarades terriens profitaient également du bassin :
- « Non, me dit-il, ça les fait rire et ils disent que c'est très bien pour des aviateurs fragiles et délicats, mais pour eux, non, ils n'ont pas besoin de ça, le sable est leur élément et ils préfèrent la bière à l'eau ».
Je ne pouvais m'empêcher d'éprouver une certaine admiration pour ces garçons qui, isolés, démunis de tout et dans des conditions extrêmes, non seulement assuraient la mission qu'on leur avait confiée mais avaient eu l'intelligence et la volonté de se débrouiller par eux-mêmes pour améliorer leur condition, se sortir d'une situation qui en eût découragée plus d'un, et pour leur chef qui avait su insuffler courage et énergie à sa troupe.
- « Bien sûr le bassin est tout petit, mais nous avons été limités par la taille de la bâche » m'indiqua le lieutenant.
- « Et si je vous trouvais une bâche plus grande » ? lui demandai-je.
- « Vous avez ça ?
- « Non, mais j'ai mieux : que diriez-vous de deux tapis de sol de tente SAGA 3 ; Chacun mesure 9x4 mètres. Collés côte à côte avec la bâche du radar au bout, ça vous ferait une jolie piscine... J'envoie un message à Ndjamena et l'hélico qui vient me chercher demain amènera le matériel ».
À mon retour à N'Djamena le lendemain, au débriefing avec mes trois officiers, alors que je leur communiquai les instructions que j'avais rédigées suite à ma visite, Fontarnoux me posa la question de savoir à quoi pouvaient bien servir les deux tapis de sol et le pot de colle néoprène qu'il avait eu un mal fou à trouver. Sa réaction fut celle que j'avais prévue :
- « Comment vas-tu expliquer ça au commissariat ? Ils seront furieux lorsqu'ils apprendront à quoi tu as utilisé du matériel de campement - « Je n'aurai rien à expliquer : nous sommes ici et le Pape est à Rome, mais il est bienveillant et compréhensif ».
Malgré l'air subitement inquiet avec lequel mes officiers me dévisagèrent je n'en dis pas davantage, car il n'y a pas d'autorité sans une part de silence et de mystère.
Dix jours plus tard, il y avait à Moussoro une piscine de taille respectable... et de l'herbe autour : le bassin était alimenté en permanence afin que l'eau reste claire, le trop plein s'écoulait sur un côté en pente légère et l'herbe y avait poussé en quelques jours, comme à la saison des pluies. Le matin à l'aube, des nuages de tourterelles venaient y boire. Des milliers d'oiseaux.
Cela avait inévitablement fait naître quelques idées. Un Sgc affublé d'un magnifique accent du sud-ouest me rappela judicieusement que chez lui, on chassait les oiseaux. Qui n'en avait jamais goûté ne pourrait jamais imaginer à quel point, rôtis sur une tranche de pain grillé, le soir, autour de la piscine, ce serait un avant-goût du paradis. Bien sûr, il faudrait un fusil calibre 12 et des cartouches de petits plombs, de préférence du 7 et demi..., mais celui qui avait trouvé les tapis de sol pourrait peut-être...
En envoyant le message, je pensais à la tête de Fontarnoux... À mon retour, il ne me posa pourtant aucune question. Lorsque je lui demandai :
- « Pour le fusil et les cartouches, tu n'as pas eu trop de mal ?
- « Aucun problème, me répondit-il, j'ai simplement demandé au capitaine des commandos tchadiens responsable du filtrage de la base. Ca nous a coûté quelques pots de peinture. Il devait avoir besoin de repeindre chez lui. Je ne m'étonne plus des idées loufoques qui te viennent dans le désert, mais j'aimerais bien aller à Moussoro pour comprendre.
- « La prochaine fois nous irons ensemble et tu comprendras ».
C'est ce que nous fîmes une dizaine de jours plus tard. Il m'accompagna dans mes visites, passa les gendarmes en revue et palabra avec le chef de village. À cette occasion, j'appris que ce dernier, qui vivait dans une concession crasseuse au milieu de ses femmes et de ses chèvres, avait un fils étudiant en Sorbonne qui habitait un appartement du quartier latin. Un peu étonné, je lui demandai comment il faisait pour subvenir à ses besoins, sachant qu'il n'était pas possible d'exporter des francs CFA pour les convertir en France. Il m'indiqua tout uniment qu'il avait envoyé quatre de ses gens travailler aux usines Renault ou Citroën, qu'ils vivaient dans un foyer pour travailleurs et que son fils passait chaque mois récupérer leur salaire... Je savais que l'esclavage n'avait pas disparu en Afrique. Ce ne fut pas la seule confirmation que j'en eus. J'allai également visiter les petites sœurs italiennes dans leur dispensaire, et leur présentai Fontarnoux, qui était un affreux mécréant, en leur disant que c'était à lui qu'elles devaient les effets que je leur apportais régulièrement. Il croula immédiatement sous les bénédictions, fut assuré de leurs prières et de leur intercession auprès de tous les saints du paradis, de la Vierge Marie et de Dieu le Père lui-même. Il ne savait plus où se mettre et me lançait des regards désespérés.
Le soir, après le bain dans la piscine, le Sgc radariste et chasseur nous servit les fameuses tourterelles tuées avec le calibre 12 échangé contre les pots de peinture. C'était vraiment un plat de roi. Flambées, puis rôties entourées d'une barde, le jus coulant sur une tranche de pain, c'était un délice. Le sous-officier nous indiqua qu'il s'agissait de tourterelles « à la Bougrain-Dubourg » du nom d'un écolo farfelu connu à l'époque comme président d'une ligue quelconque pour la protection des oiseaux. Il se distinguait régulièrement chaque année au moment de la chasse à la palombe en allant manifester contre les chasseurs du sud-ouest qui le recevaient, lui et ses troupes, avec du petit plomb et des cartouches de gros sel. C'était une sorte de Don Quichotte, aussi ridicule et attendrissant que l'original mais ne manquant pas de panache ni de courage, aussi différent qu'on peut l'être des écolos d'aujourd'hui, car, s'il aimait les animaux, il ne détestait pas le genre humain pour autant. Il n'avait pas non plus fait ses classes chez les émules de Pol Pot et de Lavrenti Beria, mais plutôt chez François d'Assise et Jean jacques Rousseau, et sa connaissance de la nature ne se limitait pas aux frondaisons du jardin du Luxembourg. Donner son nom à la recette était une sorte d'hommage ironique, mais je ne suis pas certain qu'il l'eût apprécié à sa juste valeur.
Quoi qu'il en soit, les tourterelles rôties, la magie du lieu, la piscine en plein désert, n'étaient pas restées sans effet sur Fontarnoux qui, au moment d'aller se coucher à la belle étoile, m'avoua qu'il comprenait maintenant ma dilection pour le site et ses occupants.
Le lendemain au réveil, par étourderie sans doute, il enfila machinalement, sans les secouer, ses pataugas qu'il avait la veille au soir posées sur le sable au pied de son lit, et fut piqué par un scorpion qui y avait élu domicile durant la nuit. L'infirmier lui fit une injection d'anti-coagulant et de toni-cardiaque. Fontarnoux boita quelques jours, illustrant ainsi la phrase d'André Maurois :
- « En temps de guerre, la vie du militaire, aussi distrayante qu'elle soit, n'est pas exempte de certains dangers ».
Mais le scorpion, tel le serpent de Fréron, n'y survécut pas.
La question de la création d'un magasin foyer commença à se poser dès lors que les conditions de vie s'améliorèrent de façon significative, c'est à dire début juillet.
Jusque-là, le problème était resté très secondaire. Il fallait d'abord traiter l'essentiel à savoir la restauration, les conditions d'hébergement, le ravitaillement en denrées alimentaires, effets d'habillement, mobilier, matériel nécessaire à la remise en état des locaux, chambres froides, frigos, machines à glaçon, fontaines à eau fraîche, sans oublier bien sûr la mise aux normes de l'administration et des finances.
Ces questions réglées, ou en voie de l'être, des besoins nouveaux apparurent. Il faut bien comprendre que l'ensemble du personnel de l'opération vivait en vase clos, sans sortir de l'enceinte militaire. Les hommes disposaient de ce qu'ils avaient dans leur paquetage, à savoir les effets militaires de base plus les quelques bricoles qu'ils avaient pensé à emporter et qui rentraient dans le devis de poids autorisé. À N'Djamena, on ne trouvait rien. Ils se trouvaient très vite à court de produits de toilette, de piles électriques pour leur radio, de pellicules photo, de lacets de chaussures, de lames de rasoir, sans même parler d'après rasage, de chewing-gum, de fraises tagada, jeux de cartes et autres impedimenta.
Tant que le personnel survivait tant bien que mal, ces besoins passaient au second plan. Dès lors que les conditions de vie se normalisaient, ils devenaient plus pressants.
La seule possibilité de se ravitailler était d'écrire chez soi (le portable n'existait pas, internet non plus) et de se faire adresser un colis. Le tout mettait facilement dix jours et n'était qu'un pis-aller.
L'information remonta par l'intermédiaire de mon personnel. Sur les bases métropolitaines, à cette époque où le service militaire obligatoire existait encore, on trouvait auprès du mess des hommes du rang, un foyer doté d'un magasin où les soldats pouvaient acheter, à des prix intéressants, tous les objets et produits de la vie quotidienne. C'est donc naturellement vers nous que les militaires d'Épervier se tournèrent pour se procurer ces produits, en comprenant d'ailleurs fort bien que nous ne puissions pas leur donner satisfaction. Mais le besoin existait et je compris rapidement qu'avec l'allongement des séjours, il faudrait d'une manière ou d'une autre y faire face.
Je résolus d'examiner sérieusement la question à la suite d'une discussion avec un sous-officier de l'habillement. Un soir après le rapport d'unité, il me rapporta que la plupart des militaires qui passaient au magasin demandaient où ils pouvaient se procurer ces produits et déploraient l'absence d'un foyer.
Je demandai donc à mes officiers de réfléchir à la question. J'en parlai ensuite au rapport à l'ensemble de l'équipe afin de recueillir avis, idées, objections et inventaire des difficultés à résoudre avant de prendre une décision formelle. Je posai simplement quelques principes de base : la réalisation devait être rapide, simple à mettre en œuvre, le personnel dégagé sur nos propres ressources, les moyens matériels trouvés sur place, le fonctionnement du magasin devait être administrativement, financièrement et légalement irréprochable et vérifiable, sachant qu'il ne s'agissait aucunement d'une entreprise commerciale et que seul l'équilibre financier de l'opération devait être recherché, à l'exclusion de tout bénéfice.
Je passai sous silence un autre préalable : j'avais décidé d'agir sans demander l'autorisation et l'avis de l'administration centrale ni de l'État-Major. Je ne voulais pas en effet m'épuiser en démarches longues et stériles qui, dans le meilleur des cas auraient abouti à la création d'une usine à gaz. J'avais suffisamment de travail sur place pour ne pas chercher à l'extérieur les emmerdements que je pouvais éviter, et l'affaire des Rosières m'avait servi de leçon.
Tout le monde se mit au travail et l'on s'aperçut immédiatement que nous allions avoir un problème de mètres carrés. L'inventaire rapide des produits à ravitailler, les quantités et volumes démontraient qu'il nous fallait des locaux dont nous ne disposions pas. À titre d'exemple, il me fut indiqué, uniquement pour le gel douche produit indispensable et le plus demandé, qu'à raison d'un flacon par personne et par semaine, il nous faudrait un stock d'au moins une palette standard... Or le seul local attenant à nos installations était l'autre aile du bâtiment occupée par un service administratif de l'armée tchadienne. Il fallait donc récupérer, remettre en état et aménager ce bâtiment, mais rien n'était possible tant que les militaires tchadiens restaient sur place.
C'est là que mes bonnes relations avec la haute administration tchadienne furent utiles. À ma grande surprise et sans avoir à soulever des montagnes ni à soudoyer quiconque, le service administratif tchadien m'informa qu'il quitterait les lieux aussitôt que je fournirai les moyens de transport nécessaires au déménagement. Ce fut fait en moins d'une semaine. Il fallut nettoyer, repeindre, refaire l'installation électrique et les sanitaires, aménager les locaux en étagères et présentoirs, installer un comptoir de vente, créer un bureau, des espaces de stockage...
Parallèlement, mes officiers et mon Adc chargé de la vérification avaient mis au point le fonctionnement administratif et financier de l'affaire conformément aux principes posés au départ. Je leur avais laissé toute latitude pour mettre la chose en musique, l'expérience de mon adjoint étant le plus sûr garant de sa régularité. Il faut dire que nous sortions de l'épure classique du foyer stricto sensu. Quant au fournisseur, nous avions retenu un intervenant classique auprès des foyers qui pouvait se charger de l'achat de toutes nos commandes, de leur colisage et de leur livraison jusqu'à l'avion-cargo hebdomadaire d'Air Afrique, ce qui, au passage, réglait les problèmes de détaxe à l'exportation côté français et d'exonération de taxes d'importation côté tchadien.
Lorsque tout eût été correctement cadré, je demandai à être reçu par le Comelef, son chef d'ÉtatMajor et le Commandant de base pour leur présenter mon projet. Je leur en expliquai les raisons et la genèse, leur exposai le détail du fonctionnement prévu, les précautions prises pour éviter toute dérive administrative et financière et in fine demandai leur feu vert pour un lancement rapide. Ils furent d'abord un peu surpris, posèrent de bonnes questions, examinèrent en détail l'ensemble du projet. Après avoir échangé un regard avec ses adjoints, le Colonel Gautier me dit simplement :
- « Très bien, allez-y ».
Nous dûmes attendre encore quelques jours : je ne voulais pas d'ouverture avant que nous n'ayons un stock suffisant et varié. Même si nous avions décidé de limiter les achats (pour reprendre l'exemple du gel douche, un seul par personne), il était probable que la peur de manquer allait conduire, du moins au début, les hommes à revenir chaque jour, et il était impossible de tout contrôler. Je ne voulais donc pas que nous nous trouvions rapidement devant des rayons vides.
L'ouverture eut lieu début août, après inauguration par le Comelef, son chef d'État-major et le commandant de base qui vinrent couper le ruban. Je les accueillis devant le bâtiment de la Log, ils passèrent en revue l'ensemble du dispositif rassemblé pour l'occasion, Josiane et son méhariste y compris. Ils visitèrent l'ensemble des installations, car nous avions profité de notre extension géographique pour remodeler et donner un coup de frais à l'ensemble des bureaux. Nous avions aussi créé trois chambres supplémentaires pour donner un peu plus d'espace au personnel. Le Colonel Gautier prononça simplement quelques mots pour remercier l'unité de son travail au service de l'ensemble du dispositif et féliciter tous les acteurs de cette réalisation. Je profitai du pot qui s'ensuivit pour le remercier à mon tour et offrir aux trois autorités présentes le T-shirt du 2ème groupement nomade du Commissariat de l'air dont ils devenaient membres d'honneur. Après avoir admiré le vêtement, le Comelef me demanda :
- « Groupement nomade du Commissariat je comprends bien, mais pourquoi 2ème ? Ne me dites pas que vous avez un autre chameau ? »
- « Non Mon Colonel, mais je connais mes anciens et ne serais pas étonné qu'un fantaisiste ait eu déjà l'idée de fonder le premier. Alors, dans le doute, j'ai pris mes précautions. »
Le Comelef et ses deux adjoints furent les premiers clients du magasin. C'est lui-même qui annonça, le soir au rapport l'ouverture de ce qui était en réalité une petite supérette et qui, dès le lendemain, fonctionna « plein pot », simplifiant et facilitant considérablement la vie de l'ensemble du personnel.
Je rendis compte de manière anodine de la création de ce magasin dans la lettre manuscrite que j'adressais mensuellement au Directeur Central. Je n'eus aucune réaction en retour. J'avais donc bien fait de m'affranchir de démarches préalables qui n'auraient pu que retarder et compliquer la réalisation de ce projet.
Nous étions dans la première quinzaine d'Août. Je savais que je serais relevé dans moins d'un mois. Je décidai donc de mettre un terme à la réalisation de nouveaux projets pour ne pas lier mon successeur et m'employai à consolider tout ce qui avait été entrepris afin de lui laisser une situation aussi nette que possible. Vers le 20 août, j'appris qu'il arriverait début septembre. Il s'agissait de Bernard Oudot. J'en fus heureux car je le connaissais, savais qu'il ferait bien et je pouvais lui remettre les clés de la maison sans aucune inquiétude. Il arriverait avec un œil neuf et pourrait entreprendre ce qui lui paraîtrait nécessaire.
Lorsque je regardais ce que nous avions réalisé depuis cinq mois, j'éprouvais une certaine fierté et me disais qu'une équipe compétente et motivée peut, même sans moyens extraordinaires, accomplir de belles choses. Après ces mois d'une intensité incroyable, je partais avec une certaine nostalgie, mais sans regrets. Il était clair qu'une époque se terminait, que nous entrions dans une nouvelle phase et je n'étais pas l'homme qui convenait pour cette nouvelle étape. J'avais donné tout ce que je pouvais, l'époque des chevauchées solitaires et libres s'achevait, il était bon que je parte. J'emporterais avec moi le souvenir des choses accomplies, mais surtout celui des hommes que j'avais eu l'honneur de commander, à qui j'avais demandé beaucoup et qui m'avaient donné encore plus.
Bernard Oudot arriva début septembre et devait prendre officiellement ses fonctions trois ou quatre jours plus tard. Je souhaitais qu'il se fasse lui-même une idée de la situation, aussi je ne lui passai que des consignes légères lui laissant le soin de me poser les questions qu'il jugerait utile. Je vis rapidement, et cela confortait mon sentiment initial, qu'il analysait les choses et avait des idées. Le lendemain de son arrivée, pour le mettre dans le bain, je le conduisis au marché aux voleurs de N'Djamena, lieu qu'il fallait absolument connaître car on y trouvait à peu près tout ce qu'il était impossible de se procurer ailleurs. Nous étions seuls, à pied au milieu de la foule, sans arme, sans aucun moyen de communication. Si on avait voulu nous faire un mauvais sort, on n'aurait jamais retrouvé nos corps. Connaissant les lieux, je n'y faisais pas attention, jusqu'à ce que j'intercepte, dans l'œil de mon successeur une lueur d'inquiétude. J'abrégeais donc notre visite et nous rentrâmes au camp. Au rapport du soir, je le présentai à l'équipe. Lors du rafraîchissement qui suivit, je lui demandai incidemment :
- « Je ne t'ai pas senti très à l'aise ce matin, au marché au voleurs ? » il me répondit :
- « Lorsque je nous ai vu seuls, perdus au milieu de ce souk et sans aucune sécurité, je me suis dit que tu étais devenu complètement fou ».
Je le présentai également au Comelef et, par discrétion, le laissai seul avec lui après quelques instants. Je rejoignis mon bureau et l'y attendis. Lorsqu'il revint, un moment plus tard, il me dit en substance :
- « Le Comelef m'a posé quelques questions, et il m'a dit : pour le travail, voyez avec votre prédécesseur. Je ne lui donne pas d'ordre, il se débrouille et me rend compte. Faites comme lui ».
Même s'il exagérait quant au fait de ne pas me donner d'ordres, jamais je ne reçus un tel compliment.
Le cinq septembre, Oudot entra en fonctions. Le prochain DC-8 n'était prévu que huit jours plus tard. Ne voulant pas paraître m'incruster sur la base ce qui aurait pu mettre mon successeur mal à l'aise, je mis à profit ces quelques jours pour faire du tourisme en Afrique en empruntant les COTAM Airlines. Je retournai donc à Bangui, Douala et autres lieux.
Je retournai également à Moussoro saluer nos militaires, le chef de village, les sœurs italiennes et le commandant de brigade de gendarmerie. Je me rendis une dernière fois sur les tombes des amis inconnus que j'y laissais.
Car il faut bien que j'évoque ici les tombes de Moussoro.
Au tout début de mon séjour, alors que, nous parlions avec le Cne de légion des grands anciens qui, au début du siècle, avaient édifiés le fort, il me dit :
- « Puisque vous vous intéressez à l'histoire, venez avec moi, je vais vous montrer quelque chose ».
Nous prîmes la Jeep, quittâmes le fort, empruntant une piste à peine visible. Trois ou quatre kilomètres plus loin, nous arrivâmes au sommet d'une ondulation de terrain qui dominait un oued sec. Le paysage était à la fois majestueux, calme et serein. La solitude absolue lui conférait une sorte de grandeur perdue dans l'immensité d'un monde immobile. C'était un lieu où souffle l'Esprit, un lieu inspiré où l'on comprenait naturellement ce que Pascal dit de l'homme, grain de sable minuscule perdu dans un univers éternel et infini, mais grain de sable indispensable qui lui donne un sens.
Et sur cette colline, il y avait des tombes.
Quelques pierres levées signalaient des tombes musulmanes. Tout à côté, étaient alignées quatre ou cinq dalles de ciment sur lesquelles était gravée une croix. A quelques mètres, il y avait trois autres dalles, deux tombes d'adultes entourant une petite tombe d'enfant, comme pour veiller sur lui. Ni plaque, ni nom, aucune inscription.
Saisi par l'émotion, j'entendis le Cne de Légion me dire à voix basse :
- « Ne me demandez pas qui, quand et pourquoi. Nous n'en savons rien. Simplement, dans les archives du régiment où nous conservons des notes sur tous les lieux où nous avons été en poste, l'emplacement de ces tombes figure avec l'indication que nous devons les maintenir en bon état. Chaque fois que les nôtres reviennent ici, nous veillons à ce qu'elles soient restaurées et entretenues. Il s'agit certainement de militaires français et de leurs auxiliaires tchadiens. Et puis ce couple et leur enfant... »
Ainsi des français étaient venus mourir ici, sentinelles d'un monde oublié, mais vivants dans le souvenir de ceux qui, sans les avoir connus, veillaient sur leur mémoire. Cet enfant, entre ses parents, était un moment de notre histoire et nous étions revenus jusqu'à lui pour témoigner qu'il était aussi le nôtre car, sur sa tombe, nulle autre famille ne venait jamais pleurer ni prier.
Je me fis la promesse de tenter un jour de résoudre le mystère et revins, à chacun de mes passages à Moussoro, méditer auprès de ceux dont, à notre tour, nous avions pris la suite. C'est à eux que je réservai ma dernière visite et c'est à eux que je dédie ces lignes.
C'est deux ans plus tard, alors que je me trouvais en poste à Bamako que j'eus la clé de l'énigme. À la bibliothèque du centre culturel français, j'avais trouvé les mémoires du professeur François Jacob intitulées « La statue intérieure ». J'éprouvais de l'admiration pour le personnage dont je savais qu'en juin 1940, alors qu'il avait juste vingt ans et entamé ses études de médecine, il avait fait partie de ces quelques dizaines de fous héroïques qui s'étaient embarqués pour l'Angleterre refusant de se coucher devant l'ennemi et relevant le drapeau jeté à terre par la quasi-totalité des élites politiques et militaires. Après une guerre glorieuse qui l'avait conduit de Douala au cœur de l'Allemagne, légion d'honneur et ordre de la libération sur la poitrine, il avait repris ses études, obtenu le prix Nobel de médecine, été élu à l'académie française, excusez du peu...
Dans ses mémoires, il évoque son passage à Moussoro en route pour Koufra avec les hommes de Leclerc. Peu de temps auparavant, une attaque de rebelles nomades avait décimé la petite garnison. Il y avait eu des morts, parmi lesquels le médecin et sa famille.
C'est donc sur leurs tombes perdues dans un des plus beaux paysages qu'il m'ait été donné d'admirer, que veillaient désormais les légionnaires. A ces enfants de la patrie qui n'ont pour mausolée qu'une simple dalle de béton dans le désert, salut.
Il me restait à rentrer à N'Djamena, prendre congé de tous, et partir.
Vingt-huit ans plus tard, "Épervier" est toujours opérationnel. Il ne doit certes plus rester grand-chose de ce que nous avons mis en place. Les "Rosières" sont-elles toujours en service ? Les locaux sont-ils toujours ceux que nous avons eu tant de mal à remettre en état ? Si je retournais sur place, qu'y reconnaîtrai-je ? Tels furent pourtant les débuts d'une opération qui dure depuis bientôt trente ans.
Pour moi, lorsque je me retourne sur cet épisode désormais lointain, il m'aura épargné le sort de Drogo, le personnage du Désert des tartares, qui veilla toute une vie sur les remparts pour, au jour de sa retraite, voir l'ennemi attaquer alors qu'il s'éloignait pour rentrer chez lui. Cinq mois dans une vie, c'est bien peu, mais c'est aussi beaucoup. Quant à Issène Habré, pendant des années je me suis consolé en pensant que ce n'est pas lui que nous avons soutenu, mais son peuple. Il attend maintenant dans une cellule de Dakar que justice soit rendue aux Tchadiens spoliés, torturés et assassinés ; rendue au Cdt Galopin qu'il fit pendre et qu'il acheva, de sa propre main, d'une balle dans la tête ; rendue au Cne Michel Croci, mort au commandes de son Jaguar il y a trente ans ; rendue à tous ceux d'entre nous (158 depuis 1965), qui perdirent la vie sous le soleil du désert.
Car, entre tous, les morts ont la mémoire longue.
Marc Del FABBRO
Origine du texte : Ministère de la Défense - octobre 2014
La force Épervier
Le dispositif Épervier a été mis en place au Tchad en février 1986, à la demande de l’État tchadien, afin de contribuer au rétablissement de la paix et au maintien de l’intégralité territoriale du pays. Il contribue actuellement à la stabilité du Tchad et de la sous-région.
Ses missions
La force Épervier assure deux missions permanentes :
- elle est en mesure de garantir, si nécessaire, la protection des intérêts français et, tout particulièrement,
la sécurité des ressortissants français résidant au Tchad,
- conformément à l’accord de coopération technique signé entre la France et le Tchad, elle apporte
un soutien logistique (ravitaillement, carburant, transport, formation, médical, renseignement)
aux forces armées et de sécurité (FADS) tchadiennes.
En outre, dans le cadre des actions civilo-militaires, la force Épervier apporte une aide médicale à la population et soutient des actions, essentiellement dans les domaines de l’accès à l’eau, l’éducation et la santé.
Par ailleurs, elle peut être sollicitée pour apporter son soutien à des contingents nationaux et internationaux.
Ainsi, de mars 2008 à mars 2010, la force a pleinement participé à la mission européenne EUFOR Tchad/RCA (République centrafricaine) puis à la mission de l’ONU, la MINURCAT (mission des nations unies en RCA et Tchad), pour contribuer au soutien de la paix entre les deux pays, assurer la protection des populations civiles et favoriser le travail des organisations non-gouvernementales dans les camps de réfugiés et de déplacés situés à l’est du Tchad et au nord-est de la RCA.
Dans le cadre d’accords bilatéraux, les contingents engagés ont bénéficié de prestations de soutien logistique (campement, habillement, eau, transports intra et extra-théâtre) et sanitaire
Enfin, au même titre que d’autres forces prépositionnées et en opération extérieure en Afrique centrale et occidentale, la force Épervier participe aux opérations françaises en cours dans cette zone et/ou les soutient, comme c’est le cas actuellement pour l’opération Serval au Mali ainsi que l’opération Sangaris en RCA.
La force Épervier compte aujourd’hui 950 militaires environ.
Elle comprend :
- un État-major interarmées
- un groupement Terre : environ 320 militaires et 80 véhicules (véhicules blindés légers type ERC 90 Sagaie,
véhicules de l’avant blindés -VAB- de tout type et divers véhicules de type P4, VLRA, GBC180)
assurant des missions de reconnaissance, de garde des emprises, d’entraînement spécifique
au combat en zone désertique et d’appui aux forces tchadiennes
- un groupement Air : environ 150 militaires et une douzaine d’aéronefs stationnés sur la base de N’Djaména
et assurant des missions :
- de chasse et de reconnaissance (Rafale et/ou Mirage 2000D)
- de transport tactique (Hercules C130, CASA CN 235 et Puma SA 330) et ...
- de ravitaillement en vol (C135)
- une base de soutien interarmées assurant le support opérationnel, technique et personnel des unités
stationnées sur les différents sites ; elle dispose notamment d’un groupe de santé de près de 40 militaires
avec un centre médico-chirurgical à N’Djaména.
Elle se répartit sur :
- la base aérienne "Sergent-chef Adj Kossei" à N’Djaména,
- un détachement à Abéché, sur le camp "Capitaine Michel Croci", dans l’Est du pays, 660 km environ de N’Djaména,
- un détachement à Faya-Largeau, dans le Nord du pays, à environ 780 km de N’Djaména.
Date de dernière mise à jour : 20/04/2020
Commentaires
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- 1. Dimitri Maramenides Le 02/09/2024
Bonjour Marc,
38 ans après nous découvrons ces quelques lignes relatant tes souvenirs ... Il nous semble que certains passages de tes écrits ne sont pas totalement explicites ou voire incomplets. Tu te souviens effectivement de cette villa dans laquelle nous t'avons accueilli et dans la quelle tu as pu rencontrer nos amis Elie et Ruth ROMBA et bien d'autres encore... Voilà pour cette précision, sans rentrer dans les détails.
Maddy & Dimitri (architecte et pilote privé à l'époque à N'Djamena 1986-1991) -
- 2. Ciappa Le 17/05/2023
Bonjour, je recherche des membres du COTAM sur Transall qui auraient effectué un posé d'assaut sur Moussoro en 1986 opération Epervier à partir d'août. Pour un camarade blessé lors de cette action qui recherche des dates et OMA.
Colonel Jean-Luc Ciappa (commando parachutiste de l'air) -
- 3. Bruno Roussel Le 21/04/2022
Je suis arrivé à N'Djamena avec mon équipage C160 Transall de l'ET 2/61 Franche-Comté dans les 2 ou 3 premiers jours d'Épervier en février 1986. Le long et poignant témoignage de Marc Del FABBRO reflète très bien ce qu'était "l'OPEX" Épervier à ses débuts. Je me souviens avoir dormi avec mon équipage sur des lits Picot dans un ancien atelier de menuiserie sur la base aérienne de N'Djamena ; on dormait où on pouvait et on dormait bien parce que les journées étaient longues et les vols s'enchaînaient sur un rythme soutenu pour déployer le dispositif Épervier sur le territoire tchadien.
Avec la plupart de mes compagnons d'équipage d'alors on se souvenait de l'état de la base aérienne, abandonnée 2 ou 3 ans auparavant après l'opération MANTA. Tout avait été pillé et détruit entre-temps, le fameux "célibatorium" (batiment hébergement cadres de la base) était devenu inhabitable, sans eau et sans électricité. -
- 4. JM Verdier Le 20/04/2022
Nous étions ensemble lors de ce détachement, je me rappelle fort bien du passage qui relate votre découverte de l’existence des cuisinières roulantes Rosières 83.
Toujours pour Épervier en 1987 à Abéché j’étais sur place sous le bombardement libyen… -
- 5. Didier GAITTE Le 21/03/2022
Remarquable document plein de finesse et d’humour. Nous nous sommes certainement croisés dans les allées du camp Kosseï. Je suis arrivé en DETAM sur Transall au début d’Epervier. L’équipage de cinq personnes était logé dans une petite chambre prévue pour deux. Nous dormions (très bien car le rythme des vols était soutenu) sur des lits Picots. L’ambiance était partout excellente. Et les vols au petit matin vers Abeche, Biltine ou Moussoro étaient un vrai régal. -
- 6. Marie-France Watine-Albertin Le 20/04/2020
Merci beaucoup pour ce beau texte, plein d'humour et d'humanité. -
- 7. Jean-Luc Brignon Le 14/04/2020
En alerte Guépard, j'ai connu moi aussi les débuts d'Épervier en février 1986, débarqué au Tchad avec mon détachement du 44 RT basé en Allemagne où il gelait à pierre fendre et arrivée en pleine saison sèche en quelques heures, la transition est dure, 40° de différence … Troisième OPEX en Afrique en 3 ans, histoire d'habitude …
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