Cette nuit où j'ai vu le soleil trois fois
Nuit du 25 juin 1987 au Tchad : mission Delta 1169
Le directeur des vols avait un doute sur l'évolution météo. La première patrouille, les Condor Alpha, annonçait un "mur noir" venant du sud. La station météo prévoyait un vent de sable.
Nous avons reçu un ordre souverain : attendre avant de décoller ! Un ordre du directeur des vols n'est pas négociable dans l'aviation de chasse, surtout en opération extérieure. Mais j'avais un leader qui était supérieur. Supérieur aux autres. Supérieur à tous ceux qui n'avaient pas son cursus. Plus fort que la météo, plus fort que les forces de la nature... Moi, jeune pilote, je n'avais qu'à me taire. Le travail d'un jeune pilote, c'est avant tout se taire, suivre son leader, exécuter ses ordres, assurer la protection mutuelle de la patrouille, assurer la survie de la patrouille par l'appui des feux et, s'il le faut, assurer sa survie par une fuite préparée et réussie.
Le soleil très bas sur l'horizon, mon leader m'annonce :
- « On décolle. »
Je voyais dans cette décision un très mauvais présage. Je me projetais deux heures plus tard en imaginant le débriefing "sanglant" entre le directeur des vols et mon leader. Je me tais. Je suis mon leader. Je décolle une minute derrière le leader Condor Bravo.
Après vérification de tous les paramètres, je vois au sud de N'Djamena un mur gris anthracite sur un ciel rouge. L'image est belle et je me réjouissais de larguer mon bidon ventral pour me reposer dans la foulée avant que cette tempête n'arrive sur l'aéroport. En effet, je me voyais mal revenir dans des vents tourbillonnants avec une visibilité nulle.
Au moment où j'annonce à mon leader que je l'ai en visuel, le directeur des vols nous demande :
- « Condor Bravo, vous avez décollé ? »
Il reçoit comme réponse un méprisant
- « Évidemment ! »
Le directeur répond :
- « Vous êtes fous ! »
Pour info : vents de sable à 5 nautiques au sud avec préavis d'orages très violents.
- « Posez-vous dans la foulée, les Condor Alpha sont sur le retour. La visibilité sera nulle dans quelques minutes. »
Réponse déconcertante de mon leader :
- « On reste en vol et on attend que le grain passe. On ravitaillera sur le Transall le temps qu'il faudra. »
Il avait juste sous-estimé le front intertropical, qu'il confondait avec les petits orages de la métropole. Au cap nord, en prenant de l'altitude, nous avons retrouvé le soleil, un soleil rouge magnifique. Mais dans mes rétroviseurs, je vois ce mur noir sur un fond orangé...
Mon inquiétude grandissante sera justifiée quand le contrôleur nous annonce que la patrouille Condor Alpha n'a pas réussi à ravitailler à cause des turbulences. Le directeur des vols nous fait un point météo très peu réjouissant. Ce vol de nuit commence mal. La suite sera terrible.
Mon leader ordonne :
- « Cap 180 »
Nous avons en face de nous le gigantesque front intertropical. Une masse nuageuse longue de 1.000 km, large de 200 et haute de 15 km. C'est phénoménal, c'est une forteresse qu'il va falloir traverser pour se poser, nous n'avons pas le choix. La piste d'Abéché est en phase de construction. Faya-Largeau est une piste en terre sous contrôle libyen et Garoua, au Cameroun, encore plus au sud que N'Djamena.
Ce sera N'Djamena et rien d'autre. Il faudra passer ou envisager de s'éjecter bien au nord, en évitant d'être retrouvés par d'autres que des Français. L'idée de ne pas revenir me traverse l'esprit. Je ne savais pas encore que mon épouse attendait notre premier enfant. Se rapprocher à 900 km/h de cette masse de nuages me donne l'impression très bizarre de rapetisser, de me sentir insignifiant.
J'attends de mon leader un ordre qui ne vient pas. Il devrait me dire ce qu'il envisage de faire : rentrer ensemble ou séparément. Il n'est pas normal qu'il ne me dise rien. Certes, en mission de guerre, le silence radio est de rigueur, mieux, une religion, mais là... il s'agit de sauver sa vie. Je crois qu'il était dépassé par le phénomène ; il venait de se rendre compte de son erreur.
Je l'appelle à la radio. Pas de réponse. Je recommence : rien... Sans me l'annoncer, il prend le cap est pour longer cette muraille bouillonnante. Le suivant, je me retrouve derrière à 2 nautiques. À ce moment, il m'ordonne de prendre cette position. Puis plus rien. Il ne m'a plus parlé ni répondu à la radio. Chacun pour soi, c'est ainsi que je voyais ma survie. Je me considérais comme abandonné par mon leader.
Je décide de tenter ma chance à 10.000 pieds. Harnais serrés et bloqués, poches de l'anti-g fermées, la lampe de poche coincée sous mon holster, j'affronte cette puissance avec l'insouciance du jeune pilote. À peine ai-je pénétré dans la masse que ma radio et mes instruments de navigation deviennent muets. Il me reste l'altimètre, l'indicateur sphérique, un moteur et une carcasse qui s'avérera être vraiment très solide.
Mon accéléro-compteur passe de - 4 à + 7 G dans des secousses d'une violence jamais rencontrée. Je suis dans une lessiveuse. Accroché à mon manche, je suis ballotté et projeté dans ma cabine. Ma tête heurte le cockpit. Mes jambes cognent le tableau de bord qui semble vouloir se détacher de l'armature. Mon avion hurle, vibre, grince et tremble dans ce fracas de tonnerre. Noyé dans des sons de trains qui déraillent, de tour Eiffel qui s'écroule, je n'étais qu'un pantin désarticulé qui tentait de survivre dans un aéronef.
Les flashes des éclairs m'obligent à voler la visière fumée baissée. C'est le prix à payer pour éviter de perdre le contrôle de l'avion à cause de l'éblouissement. De temps à autre, des feux de Saint-Elme, de couleur verte, dansent le long de la carlingue. Ces feux follets qui s'agitent devant mon cockpit ne sont pas pour me rassurer : j'y vois toutes sortes d'images inquiétantes. Je vérifie que mon radar est coupé pour ne pas qu'il serve de paratonnerre.
En quelques secondes, je me retrouve à 30.000 pieds. Je tente de redescendre, mais les courants ascendants sont si violents que, même avec la postcombustion, je ne parviens pas à vaincre ces forces hors du commun. Je suis en piqué à 30°, PC allumée, et ma vitesse ne dépasse pas 300 nœuds. C'est à ne rien y comprendre. Las de me battre, je remonte le nez, et je me retrouve à 48 000 pieds dans un monde orange, puis en ciel clair face au soleil.
Au-dessus des cumulonimbus, la vue est magnifique, l'air est calme et le ciel clair. Après un enfer de sons et lumières, c'est féerique et reposant.
La radio est toujours muette et mes instruments de navigation m'indiquent des positions fantaisistes. Je décide de rester au-dessus, de repartir vers le nord et de trouver une voie moins encombrée par les cumulonimbus.
Arrivé en bordure du front, je pique vers le sol en une spirale très serrée. Les éclairs, qui illuminent le désert comme de gigantesques néons, me permettent de le voir très nettement. À 5 000 pieds, je tente un passage dans la partie la plus sombre. À peine ai-je pénétré que le cirque recommence. Je tiens mon manche à deux mains, je rectifie l'attitude de mon appareil à l'aide des palonniers. Mais tout recommence : les trains continuent de dérailler, les ponts s'écroulent... je ne suis plus qu'une feuille morte dans une tempête. Impossible de lutter. Il faut soulager le moteur dont le régime varie dans des amplitudes jamais observées. Les ondes de chocs provoquées par les éclairs ne permettent pas un écoulement laminaire dans les manches à air. L'avion souffre et mon moteur ne doit surtout pas s'éteindre. Je décide de laisser les éléments m'embarquer à leur manière.
En un temps record, ma machine de 13 t se retrouve en ciel clair à 50.000 pieds. Je revois le soleil pour la troisième fois. Il est à quelques secondes de disparaître. Un coucher de soleil de cette beauté à ce niveau, ça se mérite...
L'urgence est de redescendre. Je réussis à capter quelques bribes de messages radio qui ne me redonnent pas confiance. Je comprends que les contrôleurs m'ont perdu en contact radio et radar. Je leur annonce mes intentions... qu'ils ne reçoivent pas.
Je décide de replonger à la limite nord du front pour passer sous la couche en très basse altitude. Pour la première fois, je vole à vue de nuit et par très mauvais temps. Je survole le désert à une hauteur que je ne peux estimer. Mon altimètre électrique est à zéro, l'altimètre pneumatique affiche 200 pieds. Grâce aux éclairs, il m'est aisé d'éviter la collision avec le sol.
Je remets en marche mon radar en mode air-sol pour me situer par rapport au lac Tchad. Traversant des turbulences fortes mais supportables, je me dirige vers le Nigeria puis le Cameroun. Je vole à vitesse modérée à une hauteur pour laquelle je ne suis absolument pas entraîné, coincé entre la planète et une masse nuageuse surpuissante, avec cette crainte d'être aspiré à nouveau vers les sommets.
Pendant quelques instants, j'ai un relèvement-distance sur la base : mon cap est bon. J'aperçois le Chari sur mon radar. Je demande régulièrement aux contrôleurs de me laisser la piste libre. Toujours sans réponse, je me trouve au Cameroun dans l'axe de piste. Je remonte vers 500 pieds et enfin je capte l'ILS, le Tacan m'indique que je suis à 25 nautiques de la piste.
D'une manière hachée, le contrôleur m'annonce un vent de travers de 25 nœuds avec des rafales à 40. Pour tenir l'axe, j'affiche une dérive de 30° qui s'avérera insuffisante. À 35° de dérive, l'axe est tenu pour une vitesse indiquée de 185 nœuds. Le train et les volets sortis, je me laisse descendre. La radio redevient claire. On me précise que tous les avions sont posés, je suis le dernier. On m'annonce des cisaillements sévères en courte finale. Avec un bidon ventral limité à 15 nœuds de travers et une configuration dissymétrique sur l'emport des missiles, j'ai tout pour rater mon atterrissage.
Finalement, je me pose sans trop de difficulté Je tire mon parachute de queue pour perdre rapidement e vitesse et je le largue dans la foulée. Le manche à fond dans : vent, le palonnier à fond à l'opposé, je ne peux empêcher l'avion de se déporter très dangereusement sur la gauche. L'appareil est maîtrisé en bord de piste.
Enfin posé, je suis soulagé. Je mesure la chance d'avoir pu revenir dans ces conditions météo exceptionnelles.
Arrivé au parking, j'ai la surprise de voir une trentaine de mécaniciens accourir pour m'accueillir. Trois d'entre eux m'avouent, les larmes aux yeux, avoir cru que je m'étais tué. J'étais ému…
C'est cette image que veux garder de l'armée de l'air, ces mécanos "grandes gueules" toujours à râler, toujours prêts à nous dire ce qu'ils pensent avec leur mauvaise humeur légendaire ; mais ce sont des professionnels si proches de nous et capables de sangloter parce que notre vie était en danger. C'était un moment fort qui m'a fait oublier l'enfer dans lequel j'étais entré.
J'étais posé depuis cinq minutes à peine, quand les premières très grosses gouttes commençaient à tomber sous un vent encore plus violent. Si j'étais resté en vol, il me serait désormais impossible de me poser.
En salle d'opérations, l'ambiance était bien morose. Il n'y a pas eu de débriefing avec mon leader. Le directeur des vols s'en est chargé. Mon leader a dû passer de très mauvaises heures.
J'ai obtenu ce que je souhaitais, sans le demander, c'est-à-dire de ne plus jamais revoler avec ce chef de patrouille. L'intervention du directeur des vols y a été pour beaucoup. Sur le cahier d'ordres ne figure qu'une seule phrase écrite par mon commandant d'escadron, leader de Condor Alpha : « Heureux d'être tous rentrés. »
Christophe FAVRE
Extrait de « Régiment de chasse Normandie-Niemen » de Alain Vézin (Éd : ETAI - 2009)
Date de dernière mise à jour : 06/04/2020
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