Le massacre n'a pas eu lieu.
Je servais dans l'Aéronavale, à bord d'un quadrimoteur Privateer.
Consolidated PB4Y2 "Privateer"
En février ou mars 1954, nous avons décollé de Cat-Bi, l'aéroport de Haiphong, pour rejoindre Saïgon. Sur le trajet, nous devions bombarder un village où une DCA était signalée. Le chef de bord est l'enseigne de Vaisseau Boulier.
À quinze minutes avant l'arrivée sur le village, le chef de bord prend une altitude basse pour ne pas être repéré, et ainsi surprendre la DCA. Nous évoluons à basse altitude ; le navigateur donne des indications au pilote pour le guider vers le village. Au point estimé, les trappes de la soute à bombes sont ouvertes, le cap d'attaque est pris et maintenu à vitesse constante.
Mon poste de combat étais dans le blister droit armé de deux mitrailleuses de 12,7 mn.
Les bombes larguées, le chef de bord effectue un virage à gauche, toujours à basse altitude et se dirige vers un bosquet qu'il laisse à droite, de mon côté. En quelques secondes apparaît un groupe d'une trentaine de villageois composé en majorité de femmes et d'enfants. Je les ai dans mon collimateur, les doigts sur les détentes des mitrailleuses. J'ai très peu de temps pour prendre une décision : tirer ou non ? Manifestement, ils ont été surpris et restent figés en regardant l'avion. Ce doit être la première fois qu'ils voient un avion de cette taille aussi bas et aussi près. Ils n'ont aucune chance de s'en sortir si j'ouvre le feu.
Sur les femmes et les enfants, je ne peux pas tirer ! Boulier qui a vu le groupe sans apprécier sa composition tant tout est rapide, annonce dans le téléphone de bord :
- « On refait une passe ».
Et il évolue de façon à laisser à nouveau le groupe de mon côté. Cette fois, l'avion étant un peu plus éloigné, j'ai le temps de voir nettement. Les femmes se sont accroupies, protégeant les enfants de leurs corps ; quelques une regardent l'avion, je devine leur angoisse... Je baisse les mitrailleuses et me retrouve plus en vue de l'extérieur de l'avion. Je leur adresse un signe de la main, un mouvement spontané que je n'ai pu réprimer, comme pour les rassurer.
Le pilote termine son virage et prend le cap vers Saïgon en reprenant de l'altitude.
Arrivé au parking, moteurs arrêtés, il y eut un petit "débriefing" au pied de l'avion. Boulier me demande si c'est moi qui était dans le blister de la tourelle droite et m'entraîne un peu à l'écart. Face à moi, il me demande si tout va bien, si je n’ai rien à signaler.
- « Non, Lieutenant »
II me pose la main sur l'épaule et me dit :
- « C'est bien, merci Carpentier »
Je pense qu'au premier passage il n'avait pas eu le temps de voir la composition du groupe. Mais, comme me l'a confirmé Royssat son copilote, au deuxième passage, il avait eu le temps de mieux voir et il avait apprécié que je ne tire pas sur ces femmes et ces enfants.
Il n'y avait rien à ajouter.
Nous nous étions compris. C'était réconfortant.
Jean CARPENTIER
Récit paru dans le livre de l’ANAPI « Les soldats perdus ». Les prisonniers de guerre du Corps expéditionnaire français en Extrême-Orient dans les camps Vietminh 1945-1954.
Date de dernière mise à jour : 05/04/2020
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