Le dernier vol du Mirage IV 001
Le Mirage IV n°001 était appelé le petit prototype par l'équipe de marque et le bureau d'études de Dassault car, au moment de sa construction, on ne possédait pas les moteurs Atar 9K qui devaient propulser les Mirage IV A de série, mais seulement des Atar B moins puissants. D'où la construction d'un prototype à l'échelle de l'avion de série mais un peu réduit pour être propulsé par les moteurs disponibles. Malgré sa taille, il avait tous les équipements du Mirage IV A, ceux-ci étant en partie logés dans une "fausse bombe", vraie soute électronique. Il avait validé les systèmes (Commandes, Climatisation, Navigation, Radar de recalage) et venait d'être remis à l'équipe de marque pour préparer l'instruction des premiers équipages. Le 23 février 1963, le Commandant Jeanjean et le Capitaine Barbe, s'envolent de Brétigny pour aller faire des photos radar de la vallée du Rhin. Ces photos étaient destinées à alimenter un simulateur de navigation conçu par le Capitaine Barbe. Il s'agissait d'un vol de routine, en subsonique, ne présentant aucune difficulté.
Le Mirage IV 001, première configuration avec la dérive haute (Coll. R de Narbonne)
Je me souviens qu'en m'installant dans l'avion, les attaches des retenues de jambes du siège éjectable étaient emmêlées, et je me serais volontiers envolé avec les attaches de travers si je n'avais pas eu le souci d'un travail bien fait même s'il ne se voyait pas. Dans cette séance, alors que les essais d'entrées d'air à Mach 2, des décrochages et rallumages en vol étaient finis, l'hypothèse d'une éjection était absurde. Pourtant j'ai pris le temps de démêler les drisses des attaches de jambes et de les mettre à l'endroit, pour le principe !
Après le décollage nous montons au-dessus des nuages, vers Orléans, porte de sortie de Brétigny, puis cap à l'est vers le Rhin. Barbe et moi parlons de choses et d'autres pour passer le temps avant d'atteindre le site des photos. C'est dans cette atmosphère sympathique et familière que je vois basculer le synthétiseur (Horizon artificiel), et j'ai à peine le temps de penser que dans ces conditions j'allais proposer à Barbe d'annuler la mission, que j'entends une explosion sourde suivie de l'allumage du voyant "FEU" à droite. Je coupe donc le moteur droit, passe un message d'urgence en VHF et dis à mon navigateur :
- « On a un voyant "FEU", il va peut-être falloir s'éjecter »
tout en faisant demi-tour. Pendant le virage plus rien ne marche, ni la radio, ni l'interphone, me voilà tout seul pour tout faire. J'ai de nouvelles alarmes, niveau carburant, pression hydraulique et pour ne pas être gêné, je coupe les avertisseurs sonores d'alarmes, car je sais bien qu'il y a des pannes. Je ne suis pas trop inquiet, le voyant FEU s'est déjà allumé sans incendie sur cet avion, j'espère que c'est encore le cas aujourd'hui.
Sur un seul moteur nous descendons et entrons dans la couche de nuages, je regarde l'horizon de secours, il ne marche pas, le Flag est apparent. Je tire alors doucement sur le manche pour rester au-dessus de la couche et sort l'alternateur moulinet pour l'alimenter. Mais l'avion est de plus en plus incontrôlable, le manche est bloqué, nous sommes secoués comme jamais je ne l'ai été en vol, et j'entends un Boum que je pense être le départ du siège de Barbe. Cela me ramène à la réalité car j'étais parti pour chercher dans ma mémoire la façon obligatoirement prévue par le constructeur pour se sortir de ce mauvais pas.
Je ne pouvais pas envisager être le pilote assez jobard pour perdre le prototype par oubli d'une manœuvre simple. Le Boum me ramène donc à la réalité, il est parti, je devrais peut-être en faire autant. Je regarde une dernière fois les planches de bord dans l'espoir d'une solution miracle et vois toutes les aiguilles des cadrans dans la position qu'elles ont au sol quand l'avion est sans courant électrique. Je me dis l'avion est mort, il n'y a plus qu'à partir. C'est plus facile à dire qu'à faire dans un cockpit secoué comme un hochet mais j'arrive à saisir la poignée du rideau entre le pouce et l'index et je tire. Le rideau descend sans résistance. J'ai essayé par la suite, plusieurs fois, sur le simulateur, de tirer la poignée avec le pouce et l'index, c'est rigoureusement impossible, il faut vaincre un ressort d'une force de près de 10 kilos. Je pense vraiment que dans les situations désespérées on acquière une force surhumaine.
Je prends le temps de remettre mes mains comme il faut sur le rideau, j'entends le départ de la verrière, et je pense que ma carte de navigation, renseignée à l'encre de chine par mes soins, et posée sur la planche de bord va être perdue. J'ai l'idée de la prendre et de la mettre dans ma botte. Mais si le siège part quand j'ai le bras en avant pour prendre la carte je vais me casser le bras, je renonce à sauver ma carte. Je pense alors qu'étant sur un seul moteur je ne tiens l'avion droit qu'en contrant le couple avec le pied gauche et que je vais me casser le tibia à l'éjection. Je pense aussi que si je ramène mon pied gauche contre le siège, l'avion va déraper et le vent latéral va bloquer l'éjection. Vous savez qu'il s'écoule 1,5 seconde entre le départ de la verrière et celui du siège Martin-Baker équipant le prototype Mirage IV ? Je vous donne ma parole que je me souviens avoir pensé tout ce que je viens de dire entre le départ de la verrière et celui du siège. Il y a des circonstances dans lesquelles on fonctionne de façon spéciale. Je sens très bien les trois accélérations dues aux trois cartouches du siège canon (19 g pendant 3/10ème de seconde), le freinage du parachute stabilisateur (5 à 6 g mais pendant quelques secondes) beaucoup plus dur à supporter que les 19 g du départ, c'est ainsi, et enfin le choc à l'ouverture des grandes voilures du parachute.
Je retire le rideau de ma figure et je vois devant moi, à 200 mètres environ et à mon niveau, le Mirage IV 001 avec l'arrière enveloppé de flammes qui ne sortent pas des tuyères mais du milieu du fuselage. J'ai une pensée émue pour cette machine désormais perdue en vol sans personne à bord pour la piloter et aussi un grand soulagement moral : « Je n'ai pas sauté pour rien, il y avait bien le feu à bord ». Je regarde le sol, arrive sans encombre (le choc est brutal) et monte dans la voiture d'un paysan de la région qui m'amène près de l'épave de l'avion. Je lui demande s'il a vu un autre parachute que le mien, il me répond que non. Je suis pris d'un affreux doute, le Boum que j'ai entendu m'avait donné la certitude que Barbe était parti, maintenant je ne sais plus si ce n'était pas une explosion dans l'avion. Je force mon conducteur à parcourir toutes les fermes de la région, pour savoir.
Enfin nous trouvons Barbe recueilli par un habitant, il est évanoui, une jambe cassée, mais vivant.
Le Mirage IV 001 avec sa dérive définitive (Coll. R de Narbonne)
Retourné près de l'épave, j'assiste à l'arrivée des gendarmes, auxquels je demande de prévenir la tour de Brétigny qu'ils m'ont retrouvé. Ils me répondent que leur capitaine est en route avec une voiture radio et qu'il fera le nécessaire. En effet, le capitaine arrive d'Orléans, dans un break 403 Peugeot, muni de radio et conduit par un gendarme. Aussitôt arrivé, il fait preuve d'une grande autorité, m'isole des curieux dans sa voiture, et commence son enquête. La gendarmerie est très organisée et possède un formulaire pour les accidents aériens. Il commence par l'immatriculation internationale de l'avion. Tous les avions en ont un (comme les autos ont un numéro) même les prototypes, mais pour différentes raisons il n'est pas peint sur les ailes de ces derniers qui utilisent des indicatifs de société comme : Azur 1, Azur 2, Azur n, pour le pilote d'essais du constructeur, son remplaçant, les pilotes du C.E.V. et de l'État qui volent sur la machine. Bref je ne savais pas l'indicatif du Mirage IV 001. Très discipliné, le capitaine ne veut pas en démordre, il lui faut l'indicatif. Alors pour couper court je lui dis d'un ton doctoral :
- « C'est un prototype et il n'a pas d'indicatif international ».
Il ordonne alors à son gendarme chauffeur d'inscrire : "Mirage IV Prototype 001".
Suivent l'identité des membres d'équipage, des passagers éventuels, les circonstances et causes supposées de l'accident. Le capitaine a l'air satisfait, il a rempli son formulaire, il prend son micro et appelle le groupement d'Orléans… qui ne répond pas ! Le gendarme chauffeur se précipite vers le hayon arrière par la gauche, le capitaine en fait autant par la droite, et tape sur la main de son subordonné qui veut intervenir sur le poste radio à l'arrière du break. Il dit quelque chose comme « Arrêtez, vous n'y connaissez rien ». Penaud, le chauffeur regagne le volant, le capitaine la place avant droite et reprend ses essais avec le micro. Je n'avais aucune connaissance des postes radio utilisés par la gendarmerie, mais je connaissais ceux de l'armée de l'air et la physique est la même pour tous. Je vois donc que chaque fois que le capitaine veut émettre, l'ampèremètre d'antenne reste à zéro, et je remarque sur le plancher du coffre une prise qui traîne tandis que le trou marqué MICRO reste vide. Je demande alors au capitaine en levant la prise :
- « Ne faut-il pas mettre cela quelque part ? »
Aussitôt le gendarme se sentant soutenu dans son projet et par un officier supérieur (j'étais commandant) retourne à l'arrière et branche la prise du micro sans que le capitaine daigne intervenir cette fois. Naturellement Orléans a répondu aux appels et noté tout ce que lui demandait son commandant de groupement. Toujours soucieux de respecter la procédure, je demande alors au capitaine de faire téléphoner à Brétigny, par son planton d'Orléans, que j'étais retrouvé. Il me répond :
- « Non, il ne saura pas » (sic)
Finalement, c’est d’un téléphone privé ans une habitation que j’ai pu joindre le contrôleur de la tour de Brétigny.
Après quelques jours, une enquête a été ouverte pour déterminer les causes de l'accident. J'ai participé à toutes les séances et personnellement je pense que le souci majeur des constructeurs GAMD et SNECMA n'était pas de connaître les causes de l'accident, mais de démontrer que ce dernier n'était pas causé par leur matériel, mais par celui du voisin. Officiellement la perte du Mirage IV 001 n'a pas été élucidée. Je pense, quant à moi, que le moteur droit a vu son compresseur exploser par suite de la fatigue d'une couronne d'aubes. En effet, il possédait le même moteur que le Mirage III, mais sur Mirage IV pour la première fois, à ma connaissance, la génération électrique était faite par des alternateurs régulés en fréquence et non par des génératrices continues. Sur le prototype on prélevait de l'air à la sortie du compresseur pour alimenter une turbine entraînant l'alternateur, à travers un papillon de régulation. Mais au ralenti il n'y avait pas assez de pression pour réguler normalement, aussi, dès la mise en route nous mettions un régime plus fort afin d'enclencher les alternateurs. Ce régime était source de vibration et donc de fatigue pour un étage du compresseur. Il n'avait jamais été testé au banc car sur Mirage III il n'était jamais utilisé qu'en transitoire entre le ralenti et le régime de décollage. Mais sur notre avion il tournait depuis la mise en route jusqu'au décollage, en passant par le lancement de la centrale gyro et le calage du calculateur de navigation. Au bout d'un certain nombre d'heures de fatigue les ailettes du compresseur cassaient, et j'ai eu la malchance qu'elles aient l'âge de casser le 13 février quand j'étais à bord !
Ce n'est que mon explication personnelle, je laisse aux experts le soin de conclure.
Bernard JEANJEAN
Conclusion de l’enquêteur que fut le Gal Iribarne.
Voici le courrier qu’il nous avait transmis, il y déjà un certain temps.
C'est bien volontiers que je vous parlerai de l'éjection de Barbe mais auparavant je voudrais dire quelques mots de l'accident du Mirage IV 01.
Je suis d'accord avec les conclusions de Jeanjean. Il s'agissait sans doute du premier cas de rupture de roue mobile 1 sur Atar 9B, ainsi que l'ont montré quelques mois plus tard deux accidents, l'un d'Étendard IV (Atar 8), l'autre de Mirage III (Atar 9B).
Le turbo-alternateur SAFI, qui avait la fâcheuse habitude d'éclater au-dessus de mach 1.9, a été accusé à tort dans un premier temps. Nous l'avons retrouvé intact le lendemain ou le surlendemain de l'accident.
L'expertise du réacteur a mis en évidence une forte métallisation de la turbine. S'agissait-il d'un hypothétique corps étranger en provenance de la structure ou bien d'une rupture du compresseur ? Pour le savoir, il aurait fallu pouvoir reconstituer les premiers étages du compresseur et donc démolir à nouveau la route sur laquelle était tombé l'avion. Le Président de la commission ne l'a pas demandé.
Alors s'est installée entre Dassault et la SNECMA une polémique tellement acerbe que le spécialiste aéronautique du Figaro, Jean-Pierre Mithois, est allé jusqu'à écrire que « la précipitation avec laquelle on accusait le réacteur cachait d'autres précipitations ». À la manière perfide des journalistes, il laissait entendre que l'équipage s'était affolé.
En fait de précipitation, il était plutôt grand temps de partir. Des éléments du croupion ont été retrouvés en plusieurs endroits sous la trajectoire, les premiers à 25 km du point d'impact. On a estimé que Barbe s'était éjecté vers 10.000 pieds et Jeanjean vers 3.000 pieds, voire plus bas.
Pour ce qui est de l'éjection de Barbe, la suite des événements a pu être bien restituée par l'équipe des parachutistes d'essais de Brétigny. On avait des doutes sur la rigidité du boîtier de tête du Martin-Baker et il était prévu de le renforcer, car on craignait qu'il se déforme au-delà de 400 kt. C'est ce qui s'est produit et a causé le mauvais déroulement de la séquence après l'éjection.
À la suite de cette déformation, la sangle reliant le boîtier de tête (parachute stabilisateur du siège et son extracteur) au parachute principal et son extracteur s'est trouvée coincée entre le canon de la masselotte et le boîtier lui-même.
La première partie de la séquence (éjection de la masselotte et stabilisation du siège) s'est déroulée normalement. Puis ont eu lieu la séparation du siège et l'ouverture du parachute principal. C'est alors que l'anomalie s'est produite.
Le siège, au lieu de se libérer par gravité et de s'éloigner, s'est retrouvé au-dessus de la voilure principale, retenu par la sangle. Une fois la voilure déployée, le sens de traction du siège sur la sangle s'est inversé. Un essai au palan a montré qu'il y avait alors séparation.
Le siège est donc tombé, déchirant au passage plusieurs panneaux de voilure et provoquant une blessure au bras gauche et une fracture ouverte de la jambe gauche. La jambe droite, seule disponible pour une réception à vitesse élevée, n'a pas résisté à l'atterrissage. Barbe a pris le chemin de l'hôpital Percy, victime sans doute d'un mauvais coup de dérapage au moment de l'éjection.
Planès, dans son article d'Anfas Contact N° 1 de mars 1999, a bien souligné les moments difficiles qu'a traversé l'équipage, ballotté dans un avion en feu, sans générations hydraulique et électrique, sans interphone et, pour Barbe, l'obscurité de surcroît. J'ai encore en mémoire le débriefing à chaud de Jeanjean nous détaillant tout cela à peine débarqué de l'hélicoptère.
Mais surtout, j'ai le souvenir de son intense émotion à l'évocation du doute affreux qui l'avait saisi concernant Barbe. Je n'avais pas osé à l'époque, mais aujourd'hui, l'âge aidant, je peux lui dire combien m'avait touché alors sa richesse de cœur.
Il m'a semblé bon de revenir sur certains points de l'accident que le Col Jeanjean ne pouvait pas évoquer lui-même par modestie.
Général IRIBARNE
Date de dernière mise à jour : 15/04/2020
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