Le chanteur perdu dans le Ténéré
C'était à N'Djamena en juillet 1975.
Le Cdt Lesseyeux, patron de l'Escadrille tchadienne, me confie la charge de la section SATER, charge symbolique, la section n'est active qu'en cas d'accident.
Il me donne une caisse en bois montée sur quatre pieds et munie sur le devant d'un abattant qui en fait un secrétariat mobile à déplacer au plus près des moyens de transmission. À l'intérieur, des docs OACI mais rien sur les méthodes de navigation lors des recherches, aucun tableau ou abaque pour définir la hauteur de vol à choisir en fonction de la visibilité et de la taille de l'avion recherché.
Habitué à la doc du C-135, le célèbre Dash-One, trop gâté, je sais qu'il nous faudra remettre en route ce bon vieux pifomètre associé au sens du chamelier habitué du désert. Il y a aussi un cahier où est relaté la seule recherche faite : le leader-pilote de "Air Tchad" a crashé un avion d'aéro-club au milieu des dunes lors d'un convoyage et c'est un C-135 de passage qui l'a tiré à la gonio de bord, celle qui sert parfois à ramener les ravitaillés. Je range la boîte, attendons, on verra bien !
Et puis l'inattendu se produit : nous sommes en INCERFA, un avion n'est pas arrivé à destination dans les délais de son plan de vol. C'est le chanteur Daniel Guichard ("dans son vieux pardessus rappé …") qui a loué les services d'un pilote de brousse et de son bimoteur d'affaires pour rejoindre Tripoli en Libye depuis Niamey, via Dirkou, où ils ne sont pas arrivés.
Passé l'ALERFA, nous décollons. Notre chef Ops, le Cdt Carboni, prend l'affaire en main, met en ligne un DC-4 où il sera commandant d'avion mais en place droite pour avoir les mains libres, Mouta et moi comme navigateurs, la piste fournit autant de mécanos qu'il y a de hublots et nous voilà en l'air.
DC-4 de l'Armée tchadienne (Zoggavia)
Mouta mène la nav, le long de la portion d'itinéraire qui nous a été attribué, puis en nous écartant à droite puis à gauche. Nous nous posons à Dirkou et à Agadès au Niger pour y rencontrer nos homologues et voisins puis nous rentrons à N'Djamena.
Le lendemain, les mêmes, moins Mouta qui part sur une autre mission, nous débutons les recherches depuis Dirkou en direction de Niamey au sud-ouest. Cette fois, fort des souvenirs du manuel de l'École de Navigation, nous faisons des créneaux : une courte branche cap vers Niamey puis une longue branche perpendiculaire à la route puis à nouveau une courte vers Niamey. C'est fastidieux mais indispensable pour couvrir la zone de recherche.
Nos pilotes sont calmes et suivent avec soin, les mécanos sont attentifs, la nav est facile, il fait beau.
En l'air comme en bas, c'est le désert, pas un seul signal à la radio depuis le départ quand, soudain, un « crac...crac » résonne sur la fréquence de détresse 121.5, puis plus rien. Une tentative de communication ? Va-t-on faire bonne pioche ?
Encore deux créneaux, à nouveau un signal radio mais cette fois c'est lisible :
- « ... pic Koufra … dunes devant … »
Le pic est là devant nous à droite, une pointe rose, seule aiguille à l'horizon, sorte d'anomalie géologique, fréquente dans cette région. Je le montre aux pilotes, nous nous consultons du regard et d'un commun accord, nous mettons le cap dessus.
On approche et les détails s'affinent, on voit les dunes en avant du pic, ocres sur un sol jaune d'argile. Ce sont des dunes en croissant, les dunes qui chantent, appelées ici barcanes d'un nom légué par les Turcs qui ont longtemps régné sur ce pays. Et entre deux dunes, un bimoteur rouge heureusement posé sur son train et intact. Quatre silhouettes nous font des signes.
Paysage de Barkanes, dunes en croissant qui chantent (J-P Rolland)
Ouf, ils sont sains et saufs. Et on a gagné !
Une ombre noire nous survole, c'est le Breguet Atlantique de la Marine qui menait les recherches au nord-est de Dirkou. Avec ses moyens dont l'efficacité nous sera prouvée lors des guerres qui nous attendent bientôt - pas d'appui-feu possible sans l'Atlantique – il doit nous avoir localisé depuis le début et a suivi toute l'affaire.
Nous allons quitter les lieux, il va larguer, ce qu'un DC-4 est incapable de faire. Cap sur N'Djamena l'âme en paix, heureux d'avoir réussi. On sent bien que le marin ne va pas nous laisser beaucoup de gloire, ce n'est pas le genre de la maison. Heureusement les naufragés ont pris une photo de notre passage qui va paraître dans "Match". Pas un mot du chanteur, sollicité pour donner un concert à N'Djamena. Peut-être a-t-il perdu le goût de prendre l'avion ou bien nous voit-il comme dans les films de Tarzan, en pagne de raphia, un os dans le nez, assis en rond autour du chaudron où cuit le missionnaire !
- « Coulibaly, tu aimes le père blanc ? Sers-toi, c'est encore chaud. »
Pierre NIGAY
Date de dernière mise à jour : 10/04/2020
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