Les avions furtifs des fellaghas
L’auteur a laissé divers écrits relatant des événements de sa vie et de sa carrière dans l’Armée de l’air (1). Dans celui-ci, il nous informe qu’en 1953 en AFN, quelques idées fausses sur le radar, sur ses performances et sur ses capacités d’identification avaient fortement inquiété les autorités lors d’une affaire qui s’est finalement révélée cocasse. Fernand Raynaud n’avait pas encore approfondi le sujet : « le radar, c’est comme qui dirait... »
Peu de temps après mon arrivée à Alger, je fus placé au cœur d’une aventure étrange, mystérieuse...
L’Algérie était très paisible en ce temps-là, mais le Sud Tunisien était agité par l’affaire des fellaghas : des terroristes peu nombreux faisaient de temps à autre des coups de main sanglants.
L’insécurité ainsi créée amenait à mettre en branle tout un appareil militaire, que certains pourraient trouver ridicule, mais que l’on ne pouvait guère éviter. Je me souviens d’un camion de bois de chauffage, entre Tozeur et Gabès, obligeant à un petit plan d’opération, mouvement d’automitrailleuse, etc...
J’allais voir le Col de Guillebon (un compagnon de Leclerc) qui commandait les opérations dans le sud et il me fit part de son inquiétude à propos du renseignement suivant : les artilleurs de défense contre avions avaient installé un petit radar de DCA à Gabès, à la suite d’une rumeur de trafic d’armes par avion avec la Libye, et ils disaient avoir détecté des pistes d’avions très lents (de l’ordre de 100 km/h) opérant par clair de lune entre le Golfe de Gabès et les chotts. Il est certain qu’une telle contrebande était parfaitement possible. Guillebon me dit à quel point un ravitaillement important en armes des fellaghas pourrait avoir des conséquences graves.
Le théâtre des opérations
Le petit matériel radar de la DCA était certes très mal adapté à une surveillance du ciel mais il permettait à la rigueur un dégrossissage. On n’avait pas de mesure d’altitude, peu de portée et, installé comme il était, on avait quantité d’échos fixes, ces taches lumineuses qui brouillaient l’écran et empêchaient de suivre correctement une piste supposée hostile. Cependant, il fallait "faire avec". On n’allait pas déplacer l’énorme installation qu’est une station radar de Défense aérienne pour attraper un malfaiteur utilisant un avion de tourisme.
L’État-major de l’Air me demanda de prendre la chose en main. Il fallait d’abord voir si ce que disaient les artilleurs était sérieux. À la lune suivante, j’allais m’installer à Gabès accompagné de contrôleurs chevronnés de l’Armée de l’air et nous nous mîmes à surveiller l’écran de notre petit radar. Pendant une période de beau clair de lune, effectivement, nous pûmes voir certains soirs une piste d’avion très lent (on n’avait pas les moyens de mesurer la vitesse avec précision), à l’itinéraire hésitant, disparaissant (peut-être était-il très bas ?) reparaissant derrière un écho fixe (peut-être avait-il franchi un col ?) tournant autour d’un point qui pouvait être un douar, revenant vers le golfe de Gabès, se perdant dans les échos fixes que représentaient les bancs de sable près de la ville de Djerba. Plusieurs scénarios de ce genre eurent lieu pendant les nuits de pleine lune. C’étaient des indications incertaines, fragmentaires, mais ce ne pouvait être qu’un petit avion ou un hélicoptère.
Je fis tout de même un saut rapide à Paris auprès du Service Technique et d’ingénieurs que je connaissais pour demander si, par hasard, certains petits phénomènes orageux ne pourraient pas former de telles traces. Réponse négative : il faut une surface métallique pour donner un écho. Ce ne pouvait être qu’un avion ou un hélicoptère.
Il me fallait donc monter une opération d’interception miniature en utilisant notre petit radar DCA. Cependant, il fallait monter tout le dispositif nécessaire sans faire de vagues, en secret, car nous agissions dans un pays où tout se sait très vite. Les fellaghas pouvaient facilement suspendre ces vols de petits avions. Or, ce qui était intéressant par-dessus tout, c’était de mesurer l’importance des moyens que la rébellion savait mettre en avant et de mesurer la complicité de la Libye. Il fallait, si possible, "descendre" ce petit avion et nous emparer des débris, ce qui amènerait peut-être à lâcher des parachutistes sur les lieux.
L’État-major envoya quelques Meteor à Bizerte sous le prétexte de manœuvres. C’étaient les seuls vrais avions d’interception que nous ayons en ce temps-là, capables d’opérer par tous temps et munis d’un radar de nez. Ces avions faits pour opérer à Mach 0.8 à 9.000 m n’étaient guère utilisables contre des cibles se dandinant à basse vitesse entre les djebels. Mais les essais d’interception que nous fîmes en rase-mottes de nuit sur des Fieseler se montrèrent à peu près impossibles.
On essaya alors un tandem MD-315 d’école muni d’un radar de nez, accompagné d’un P-47 tueur armé de 4 mitrailleuses de 12,7. On dut y renoncer car le pilote du P-47 était obligé de suivre “manche au ventre”, c’est dire à une vitesse beaucoup trop réduite pour lui, et il risquait de décrocher. Je me décidai donc, pour le prochain clair de lune, à essayer de faire faire l’interception par un MD-315 armé de deux mitrailleuses de 7,52. C’était l’avion le moins mal adapté à cette mission qui sortait de tous les cas prévus.
MD-315R Radar de l'ECN 1/71
Quand je revins à Gabès lors de la pleine lune suivante, on me fournit des renseignements intéressants : on avait trouvé des traces de roues d’avion du côté des chotts, près de Tozeur. Des postes dans cette même région avaient entendu des bruits de petits avions, sans les voir, de nuit, à plusieurs reprises... Tout cela était très fragile, certes, mais commençait à constituer la confirmation d’un trafic clandestin.
Après plusieurs nuits, au cours desquelles, les yeux collés à l’écran, nous ne vîmes rien, enfin...! enfin...! par une belle nuit, nous vîmes une piste magnifique. On fait décoller le 315. Le contrôleur amène le pilote en bonne position. Celui-ci ne voit rien.
- « Tu l’as à 2 heures, 3 km ».
Il ne voit rien !
- « Tu l’as à 1 heure,1 km ».
Il ne voit rien !
- « Tu es dessus ».
Il ne voit rien et quelques secondes plus tard la piste ressort par-derrière, s’en allant dans une autre direction, puis disparaît.
On ramène l’avion sur le terrain de Tozeur et l’on se perd en hypothèses. Or voilà brusquement une nouvelle piste ! Celle-ci va vers le golfe de Gabès et au-dessus de la mer, s’évanouit, disparaît dans un écho fixe...
On se perd à nouveau en hypothèses. On avait supposé que “l’hostile” évoluait vers les 300/400 m mais après tout, on n’en savait rien ; on n’avait aucun moyen de vérifier l’altitude. Et pourquoi cette disparition dans un écho fixe en mer ? Y aurait-il là un bateau ? S’agirait-il d’un petit hélicoptère opérant à partir d’un bateau ?
Je téléphone à Marine-Bizerte qui suivait attentivement nos recherches. Entendu, on va m’envoyer un patrouilleur. Il sera dans le golfe de Gabès demain vers midi. S’il y avait véritablement complicité d’un bateau étranger, il fallait le saisir et mettre en évidence la participation d’une nation étrangère à l’insurrection. J’évite de mettre un avion en l’air car il aurait donné l’éveil et n’aurait apporté qu’un modeste renseignement. Il vaut mieux attendre que le patrouilleur soit en mesure d’arraisonner le suspect et de le fouiller.
Le lendemain nous entrons en contact radio avec le patrouilleur qui arrive dans le golfe :
- « Que voyez-vous ? ».
- « Rien ! ».
On lui fait explorer tout le golfe de Gabès. Rien, rien ! La mer est vide...
L’officier de marine de liaison auprès de moi évoque des opérations que les Soviétiques avaient montées avec des sous-marins et de petits hélicoptères. Il était possible qu’un sous-marin se tienne en plongée pendant le jour et vienne en surface la nuit, pour mettre en l’air un petit hélicoptère. Tout ceci paraissait bien sophistiqué mais ce n’était pas impossible et, après tout, on n’avait pas le droit d’être négligent.
Je demande au patrouilleur :
- « Avez-vous un ASDIC ? » (2)
Il me répond :
- « Paré à grenader... ».
- « Ciel ! Nous n’en sommes pas là, mais faites quand même une recherche ».
- « Paré à grenader ! »
Je sens la voix de cet officier toute vibrante d’émotion. Il était l’héritier d’une vieille et vaillante marine française et dans son “Paré à grenader” il mettait la force d’un ancien cri : "À l’abordage !...”
Nous n’en sommes pas là. Faisons une recherche... rien... , rien... , rien... !
Et le soir, par belle nuit de lune, de nouveau voici une piste lente ; de nouveau un MD-315 en l’air, de nouveau une manœuvre d’interception, de nouveau :
- « Tu es dessus ».
et de nouveau il ne voit rien, rien, rien....
C’était à devenir nerveux ! J’imaginais les états-majors et certains milieux gouvernementaux de Paris, Alger, Tunis ayant les yeux fixés sur nous. On était peut-être au bord d’un incident diplomatique sérieux avec la Libye ou les Soviets et l’on n’avait sous la main que des avions fantômes qui nous filaient entre les doigts... Calmons-nous ! Ce qui ressortait de tout cela, c’est qu’il n’y avait rien de matériel, rien de concret qui puisse être mis au crédit de l’hypothèse "contrebande organisée avec des moyens aériens".
Rien, sauf... oui, une toute petite chose...
L’après-midi où le patrouilleur était en action, j’avais finalement envoyé un avion reconnaître les plages du golfe. Le pilote avait vu un rassemblement d’hommes dans la pénombre d’une palmeraie. Il l’avait signalé par radio et avait dit quelque chose comme
- « Dois-je ouvrir le feu ? ».
- « Non, surtout pas » répondis-je.
Mais je dois dire que dans l’état de tension, de frustration dans lequel nous étions durant cette poursuite de fantômes, il s’en fallait de peu, ayant enfin quelque chose de réel en face, pour que...
- « Enfin je le tiens ! On tire ! ».
Des années après, je ressens comme un malaise à la pensée de ce crime qu’on aurait pu commettre.
Si l’hypothèse de phénomènes météos devait être écartée, si celle d’un avion était de plus en plus improbable, voyons si l’hypothèse de grands oiseaux ne doit pas être creusée. Les ingénieurs m’ont bien dit qu’il fallait une surface métallique pour faire de tels échos mais j’avais souvent affirmé au cours de conférences :
- « Tout renseignement est faux... au moins dans une certaine mesure... ».
J’allais donc consulter des personnalités tunisiennes qui me dirent qu’effectivement, le Sud Tunisien était un lieu de passage privilégié pour les grands migrateurs, cigognes, hérons, flamants, venant d’Europe par la Sicile, en route vers l’Égypte et le Soudan. Il était certain qu’un grand oiseau, volant au clair de lune, était amené à suivre les vallées, à passer par les cols, à s’intéresser aux lieux habités, bref à se comporter comme un petit avion, volant à vue.
Le suspect n° 1 (Didier Collin)
Nous entreprîmes donc toute une série de surveillances, radar de jour, puis de vols de 315 de jour, du côté de Djerba, pour faire s’envoler les grands oiseaux qui se prélassaient en ces eaux peu profondes et ces plages tièdes de Gabès et de Djerba. La manœuvre consistait, lorsque l’avion avait repéré des ensembles d’oiseaux au sol, à foncer dessus en rase-mottes puis à surveiller et à noter ce que l’on pouvait observer sur notre radar de DCA et sur le radar de bord. J’arrivais à la conviction que ces grands oiseaux étaient bien les avions fantômes que nous poursuivions sans cependant avoir jamais obtenu des preuves formelles à ce sujet. Les conditions de détection étaient déplorables du fait des variations des échos fixes avec l’heure, variations dans les hauts fonds, etc. Il fallait beaucoup d’imagination pour suivre à travers ce fouillis la piste "oiseaux-fantômes hostiles".
On continua pendant quelques belles nuits de clair de lune à observer le ciel de Tunisie et nos écrans radar. Nous vîmes régulièrement de belles pistes propres à enflammer l’imagination. Suspectes au début, elles devinrent familières. C’étaient, à la fin, des amies fidèles...
De cette aventure, je tirai la conclusion que l’on peut très facilement se laisser emporter par une hypothèse et voir des confirmations, des preuves là où il n’y a en réalité que des signes confus. Les roues d’avions dont on avait vu les traces dans les chotts se révélaient être des traces de camions et de chars de Rommel, en retraite, dix ans auparavant ! Elles s’étaient imprimées dans le sol des Chotts et s’apprêtaient à traverser les siècles. Je fus convaincu qu’il ne s’agissait que d’oiseaux mais tout le monde ne le fut pas.
Longtemps après, je trouvais en Algérie des personnalités qui me dirent :
- « Cette affaire n’a jamais été tirée au clair...On ne m’ôtera pas de l’idée que... »
Georges GRIMAL
Transmis par son fils, Francis GRIMAL
Extrait de "Pièges" n° 195 de décembre 2008
(1) En octobre 1953, l'auteur est colonel et vient de prendre le commandement de la Zone de défense aérienne d'Afrique du nord, qui comprend un certain nombre de stations radar (Bizerte, Alger, Oran, Rabat) chargées de surveiller le ciel et de contrôler les chasseurs.
(2) L’ASDIC (acronyme de Anti-Submarine Detection Investigation Committee) est l'ancêtre du sonar. Il permet de détecter des cibles sous la surface.
Date de dernière mise à jour : 12/04/2020
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