La rotation la plus dure de ma carrière

30 mars 1986

Ma rotation sur Airbus A300 vient de me faire effectuer Paris-Djeddah-Djibouti, et je suis en mise en place avec mon équipage entre Djibouti et Djeddah où je dois faire un night stop pour repartir sur Paris le lendemain. Le CDB est Le Testu, grand gaillard que je connais bien. L’avion a décollé depuis un quart d’heure de Djibouti quand la Chef de Cabine vient me chercher et m’entraîne vers le cockpit.

- « Le Commandant a un gros problème » me dit-elle et effectivement quand j’arrive au cockpit, mon ami Le Testu est allongé sur le sol, se tordant de douleur, en proie à de violentes coliques néphrétiques.

Je prends immédiatement sa place et nous continuons vers Djeddah où le Chef d’escale me fait part du problème du vol suivant Djeddah-Paris que devait assurer Le Testu, pour lequel il n’a pas d’autre Captain. Stopper l’avion et ses 200 passagers durant près de 24 h pour disposer d’un nouveau CDB serait catastrophique, car la quasi-totalité des passagers n’a pas de visa Arabie Saoudite et ils seraient obligés de rester confinés dans l’aérogare.

J’accepte donc de remplacer Le Testu sur le vol Djeddah-Paris. Un médecin lui fait une piqûre, car il préfère rentrer dans la foulée sur Paris plutôt que d’aller dans un hôpital saoudien. L’escale en avise la Direction des Opérations qui va mettre un CDB en place venant du Caire pour me remplacer sur le vol prévu le lendemain soir.

C’est ainsi que l’ardent syndicaliste que j’étais a enfreint tous les usages et accords de limitations du temps de vol en effectuant Paris-Djeddah-Djibouti-Djeddah-Paris en 16 h 20 heures de vol et 21 h 37 de temps de service.

J’ai bien sûr fait un rapport sur ce vol, qui m’a valu les remerciements de mon chef de secteur A300 et aucune remarque ne m’a été faite sur les dépassements de temps de vol et service. J’avais fait ce que j’estimais devoir faire et il était préférable de ne pas épiloguer.

Le principe de précaution rendu constitutionnel par le peu clairvoyant Pdt Chirac aurait voulu que je plante 200 passagers pour 24 h dans une aérogare très peu hospitalière, mais je pense qu’à situation exceptionnelle doit répondre une action exceptionnelle elle aussi.

Évidemment, je n’étais pas frais en arrivant à Paris sur un vol de nuit de 6.5 h Djeddah-Paris, avec tout ce qui avait précédé, mais j’étais suffisamment disponible pour faire face à une éventuelle situation imprévue, même grave. Par expérience, on sait que la puissante décharge d’adrénaline qui jaillit dans des situations critiques efface temporairement la fatigue.

Et si on avait dû appliquer ce principe de précaution si stupidement inscrit dans la Constitution française, seule au monde à avoir installé une telle stupidité, Pasteur n’aurait jamais découvert le vaccin contre la rage, car il n’aurait jamais osé vacciner pour essai le jeune Meister en lui inoculant la rage et toute l’industrie médicamenteuse qui a amélioré considérablement l’espérance de vie aurait été compromise.

Les frères Wright seraient aussi restés sagement sur le plancher des vaches, car il leur fallait être complètement fêlés pour faire voler leur bidule.

On aurait continué à ramper sur le sol au lieu de conquérir l’air et l’espace.


Christian ROGER

 

Cr g

 

Extrait de “Piloter ses rêves” (Éd : Bookelis - 2015)

Piloter ses re ves

Date de dernière mise à jour : 30/03/2020

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