La conférence de Faya
La plus forte expérience humaine que j'ai connue, en termes de sensation négative et de perte de maîtrise des événements, fut celle que j'ai partagé avec Yves en mars 1979.
Après la Conférence de réconciliation nationale à Kano (Nigeria) du 10 au 16 mars 1979, qui a vu Goukouni Oueddei être nommé Président du Conseil d'État provisoire, contre l'avis du Colonel Kamougué chef des FAT sécessionnistes du sud et la démission du Président Félix Malloum chef des FAT, nécessaire pour permettre l'accord, chacun est rentré chez soi mais pas forcément entièrement d'accord avec le résultat. Une nouvelle réconciliation a donc été programmée pour début avril et toujours à Kano.
Il fallait donc se revoir pour la préparation et la réunion a été prévue les 27 et 28 mars à Faya dans le fief de Goukouni Oueddei. Deux gros problèmes se posèrent, les anciens patrons démissionnaires des FAT devaient se rendre de N'Djamena à Faya, loin de leurs troupes et les quelques navigants tchadiens appartenant à différentes factions (FAN, FAP, FAT légaux, FAT sécessionnistes, Volcan, MPLT, FAO, CDR, ACYL, CCFAN, FPL...) ont déserté l'armée "régulière" ou étaient en congés de longue durée. Il restait donc les Français de l'AMT pour éviter toute ingérence. Le seul pilote tchadien à être encore présent était le ministre de l'Armée de l'air, plus ministre que pilote. Il a donc été décidé en haut lieu, de lui attribuer la place droite comme copilote mais au statut de Commandant de bord pour sauver l'honneur et d'adjoindre un navigateur tchadien, pour prouver la bonne volonté des FAT à réussir cette réunion. L'équipage opérationnel était lui composé d'un pilote français, moniteur, et d'un mécanicien navigant français moniteur de l'AMT, capables de tenir l'avion à eux deux, de contrôler la navigation et de le ramener éventuellement.
Le 27 mars, je suis donc parti avec Yves en DC-4 VIP, sans marque d'Identification possible sur nous, avec l'état-major FAT au complet, sans information ou consigne précise, si ce n'est de conduire la diligence à bon port et d'éviter les indiens qui campaient autour de Faya, pas tous d'accord avec le grand chef FAP désigné à Kano, mais tous bien armés avec des quadri-tubes de 14,5 et des Sam-7 anti-aériens. Ils pouvaient déjouer la situation d'un tir ajusté.
Quatre heures plus tard, avec quelques évitements de Sioux, nous nous posions et, tandis que nos passagers bénéficiaient d'un accueil présidentiel, nous étions consignés dans le cockpit aux bons soins de soldats de quatorze ans à la kalachnikov menaçante et à l'esprit embrumé par la "Gala" (bière locale, dite le goût du bonheur) ou l'alcool de mil (pas mieux). Une heure plus tard, ils nous emmenaient en toute discrétion dans une case, en jouant les guerriers. La nuit fut longue et sonore, à défaut de feu d'artifice, nous avons eu droit aux youyous et rafales de "kaka", de 12,7, 14, et 20 mm (pas d'orgues de Staline néanmoins). Démonstrations de joie et d'entente... ou étripage de divergence... nous avons eu la nuit pour y penser... ainsi qu'à nos familles. Un repas bien copieux du soir et même presque raffiné nous a quelque temps rassurés et occupés, mais la nuit fut longue et harassante, par la vigilance permanente qui nous habitait et la hantise du lendemain.
Un accord avait dû être trouvé, car le retour fut calme, en partie par la fatigue extrême et béate dont les passagers faisaient preuve, avec des ronflements qui couvraient le bruit des quatre moteurs à pistons Pratt & Whitney de 1.450 cv et cette fois avec Yves, nous avions les quatre moteurs en conduite plein pot pour nous ramener "maison".
Jean-Luc GERBER
Extrait de "La Charte" juillet-août 2013
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Résumé de cette période ... pour essayer d'y comprendre quelque chose :
13 avril 1975 : le général Félix Malloum est porté au pouvoir par un coup d'État au cours duquel le président Tombalbaye trouve la mort. Rupture des relations diplomatiques avec la France.
Octobre-novembre 1975 : les dernières troupes françaises quittent le Tchad sur la demande du président Malloum, seuls 300 conseillers militaires, 350 professeurs et 200 techniciens sont autorisés à rester.
6 mars et 19 juin 1976 : signature à N'Djamena d'accords de coopération militaire et technique entre la France et le gouvernement du général Malloum.
30 janvier 1977 : libération de Françoise Claustre.
1977 : intensification du conflit armé avec le FROLINAT, dont les différentes factions se réunifient sous la direction de Goukouni Oueddei (Weddeye) et de ses Forces Armées Populaires ; en juillet prise des postes de Bardaï et Zouar.
17 février 1978 : prise de Faya-Largeau par les forces du FROLINAT.
Février 1978 : signature d'un accord séparé entre Hissène Habré, chef des FAN (Forces Armées du Nord) et Félix Malloum à la tête des FAT (Forces Armées Tchadiennes), qui le nomme Premier ministre.
Avril 1978 : progression des troupes du FROLINAT de Goukouni Oueddei vers N'Djamena, mise en place des contingents français soutenant le pouvoir central.
Janvier-février 1979 : rupture entre Félix Malloum et Hissène Habré qui quitte le gouvernement, après la guerre de N'Djamena qui a duré plusieurs jours entre les FAN d'Habré et les FAT de Malloum ; rapatriement des étrangers et des familles de coopérants vers Libreville par les troupes françaises par Transall.
Février-mars 1979 : violents combats dans tout le pays, lutte pour le pouvoir entre les troupes du FROLINAT de Goukouni Oueddei et les FAN de Hissène Habré.
10-16 mars 1979 : conférence de réconciliation nationale à Kano (Nigeria), Goukouni Oueddei est nommé Président du Conseil d'état provisoire, démission de Félix Malloum.
3-11 avril 1979 : deuxième conférence de réconciliation nationale à Kano.
29 avril 1979 : Loi Mohamat Chouad du Mouvement Populaire de Libération du Tchad (MPLT) devient Chef d'état.
Mai 1979 : apparition massive des FAT sécessionnistes du colonel W.A. Kamougué dans le sud du pays.
Août 1979 : lors d'une rencontre organisée par le gouvernement nigérian, signature d'un accord à Lagos entre Oueddei, Habré et d'autres leaders d'opposition (pas moins de onze tendances politico-militaires y participent), un gouvernement d'union nationale de transition (GUNT) est formé sous la présidence de G. Oueddei, Hissène Habré assume les fonctions de Ministre de la défense, le colonel W.A. Kamougué, chef politique reconnu de la population du Sud devient Vice-président. La Libye, tenue à l'écart des accords de Kano et de Lagos, attaque le nord du Tchad.
1980 : Hissène Habré, qui reproche à Goukouni Oueddei ses liens avec l'agresseur, se retire du GUNT, ses FAN qui ont été rejointes par une partie des FAT, s'emparent de plusieurs quartiers de N'Djamena.
1981 : après que Goukouni Oueddei ait annoncé la fusion de son pays avec la Libye, une force d'interposition est constituée au sommet panafricain de Nairobi et intervient militairement avec l'appui de la France.
1982 : Hissène Habré est reconnu chef de l'État tchadien, Goukouni Oueddei forme un gouvernement rival dans le Nord que les Libyens occupent toujours en partie.
Date de dernière mise à jour : 10/04/2020
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