La piste roumaine

Dans ces années 1960-1970, les ventes de la Caravelle avaient le vent en poupe. Les modèles nouveaux, remotorisés, rééqui­pés, et notamment avec le système d'atterrissage tous temps que nous avions mis au point, étaient disponibles. Le général nou­vellement porté à la présidence de Sud-Aviation cherchait à étendre le marché, particulièrement en ce mois d'avril, vers cette Europe de l'Est qui était au Sud, et avait décidé d'une tournée de présentation en Bulgarie et Roumanie.

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SE-210 "Caravelle"

Départ, destination Sofia. Un problème pour les pilotes était que le rideau de fer, même un peu fissuré, n'était pas perméable aux renseignements aéronautiques, et notamment aux fiches de terrain. Ce que j'avais pu me procurer - sans savoir s'il existait mieux - n'était pour Sofia qu'une sorte de brouillon, avec la piste et l'emplacement de deux simples émetteurs (des ADF dans notre langage) avec leurs fréquences radio, sans figuration du relief, qu'un simple atlas montrait tourmenté. Mais le pré­sident voulait aller à Sofia, où nos représentants avaient convoqué à l'aéroport et à l'heure programmée d'arrivée tous les officiels possibles.

Nous étions donc en route et abordions les Balkans. Mais la météo nous annonça des orages sur la Bulgarie, et de fait, l'hori­zon devant nous s'assombrissait. Effectuer dans ces conditions une approche sans visibilité au milieu du relief et sans carte sérieuse me parut imprudent, et je demandai au général son consentement pour rejeter notre présentation et faire étape à Zagreb. Homme de métier, il accepta sans essayer de forcer la main du commandant, comme d'autres l'ont hélas fait. Je louai cette décision en réalisant à vue, le lendemain, non seulement la menace des reliefs près de l'aéroport de Sofia, mais surtout que les fréquences des deux émetteurs radio avaient été inver­sées depuis l'établissement de la méchante carte entre nos mains : c'eût été un écrasement presque assuré. Bien ! Mais tout se passa parfaitement, les officiels ou badauds heureux d'avoir évité l'attente sous la pluie, et nous-mêmes la rencontre brutale avec les montagnes. Tout le beau monde visita la Caravelle puis partit pour quelque lieu discuter, boire, banqueter, dormir. J'eus, quant à moi, le temps d'une simple visite de la capitale et, entré dans la première église de bonne apparence, d'assister à une magnifique cérémonie du jeudi saint que je n'aurais pas prévu du fait de la différence de calendrier orthodoxe. Rendez-vous donné pour le lendemain à telle heure pour départ à destination de Bucarest avec même programme.

En dégustant au petit déjeuner de l'hôtel le yogourt non seu­lement au goût bulgare, mais aussi à l'agréable fermeté, nous nous réjouissions de l'amélioration de la météo. De fait, au décollage, nous pouvions admirer, dégagés, les reliefs qui nous attendaient (2.300 mètres au sud, 1.700 mètres au nord).

Passée la chaîne des Balkans, nous arrivons au-dessus de l'immense plaine du Danube que nous allons traverser en biais vers Bucarest. Le ciel est pur, la terre bien visible au travers de taches irrégulières de blancs cumulus comme une peau de léopard en négatif. Tandis que mon camarade, mal à l'aise en anglais, assure le pilotage, je me charge des communications. Après avoir donc quitté le contrôle radio de Sofia, j'attaque celui de Bucarest... qui me répond dans un français parfait : la vie est belle. Notre descente initiale, entamée bien à l'heure (en bas aussi les officiels roumains vont attendre certainement autour de notre ambassadeur), nous amène juste au-dessus de ces bancs discontinus de cumulus peu développés. Le radar (mais oui !) de Bucarest nous prend en charge, toujours en français ; aussi­tôt après notre survol d'une belle piste, d'orientation conforme à la fiche de terrain, ici plus sérieuse, il nous fait virer à gauche pour un éloignement classique en poursuivant la descente, puis entreprendre le dernier virage, inutilement loin à mon goût, vers l'axe d'atterrissage : tout est encore parfait comme la visi­bilité elle-même sous la couche.

Oui, mais la perfection n'est pas de ce monde, et voici que, au milieu du virage, la radio nous annonce que le secteur électrique est tombé en panne, entraî­nant avec lui le radar, l'éventuel gonio et la fréquence radio normale.

- « Aucun problème, puis-je répondre, nous sommes sur l'axe bien en vue du sol et même déjà de la piste à la verticale de laquelle vous nous avez fait passer. »
 
- « Très bien, faites à votre gré, vous êtes seul dans le circuit. »

Dans l'axe ? En fait, pas tout à fait, mais l'aéroport est aussi équipé d'un ILS, le système radio qui matérialise l'axe d'approche ; il opère en secours et sur la bonne fréquence indiquée sur la fiche, il n'est pas en panne. Or, il indique l'axe un peu à droite. Mais je ne me laisse pas prendre à ce piège grossier : nous savons bien que les ILS d'au-delà du rideau de fer (à cause du magnétisme de ce rideau ?) sont bien reçus par nos instruments mais en donnant des indications inversées. Nous corrigeons donc légèrement notre cap vers la gauche. Oh ! Ça ne recale pas l'ILS : mais qu'importe son fonctionnement que j'estime douteux, puisque voici la belle piste bien en face et, à tout hasard, j'annonce à Bucarest, que j'entends d'ailleurs un peu moins bien, sans doute sur son poste de secours, notre approche finale.

Bel atterrissage, mais sur un terrain étrangement vide, sans plus d'ambassadeur que de planton. Alors, le contrôleur de cette tour-là a l'heureuse initiative de passer sur la fréquence de l'aéroport, car nous sommes sur le terrain militaire non signalé sur la fiche (tout ce qui est militaire est secret) et sa piste exactement parallèle au civil situé 6 km plus au nord : l'ILS était du modèle occidental !

Notre général-président, impatient (toujours), vient aux nouvelles dans le poste :

- « Alors ? »

- « Monsieur le président, ce n'est pas ici ! »

Tête, et surtout gueule, du général. Mais j'écoute surtout le militaire moins gradé de la tour, qui a heureusement fait informer les officiels, et nous autorise, le vent au sol étant quasi nul, à faire demi-tour sur piste et à décoller en sens inverse, ce qui nous permet de faire simplement ensuite un large demi-tour, aérien celui-ci, et de rejoindre l'aéroport civil et la voix féminine agréable de la vraie tour de Bucarest, aussi soulagée que nous.

Préoccupé du déroulement de l'accueil à la descente de l'avion, le général n'a heureusement pas le temps de commenter plus avant notre atterrissage sur la fausse piste roumaine ; et la demi-heure de retard prise fait décider de rejeter au lendemain la visite de l'avion, à bord duquel les pilotes restent sagement aussi invi­sibles que confus.


André TURCAT

Extrait de "Pilote d'essais - Mémoires II" (Éd : Le Cherche midi - 2009)

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

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