La campagne de Strasbourg
J'ai tout oublié des campagnes
D'Austerlitz et de Waterloo,
D'Italie, de Prusse et d'Espagne,
De Pontoise et de Landerneau.
C'est ce que chantait Georges Brassens dans les années 50 (« La première fille »).
Mais moi, je ne risque pas d'oublier la campagne de Strasbourg. Pas la Bérézina, mais pas loin !
Novembre 1961. La guerre d'Algérie tend vers la fin. Sept mois après le putsch manqué des généraux un grand flottement règne parmi les cadres de l'armée, dont beaucoup se sentent trahis par la politique de De Gaulle, qu'ils qualifient d'abandon.
Le Grand Charles décide alors de s'adresser aux officiers, dont il convoque une représentation le 23 du mois à Strasbourg.
Je suis élève en deuxième année à l'École de l'Air. J'ai le discutable honneur de faire partie de la fraction de ma promo qui écoutera la bonne parole. Une délégation des aspis de l'École Militaire de l'Air est également du voyage.
Les moyens de transport aériens de Salon sont des Dakota ne pouvant emporter que 24 passagers. Il a donc été fait appel à deux Noratlas qui nous ont été envoyés d'Orléans.
En fin d'après-midi le 22 les deux Nord, chacun chargé d'une fraction de promo, décollent en direction de Strasbourg.
Une demi-heure plus tard, le nôtre est au parking à l'escale d'Istres en raison d'une panne. Il fait nuit, il fait froid. Nous aurions préféré que l'avion se pose à Salon, mais sans doute le commandant de bord à jugé que les moyens de dépannage étaient mieux adaptés à Istres.
Commence une longue attente. Quand arrive l'heure de la soupe, un repas nous est servi au mess transit. C'est toujours ça. Mais le dépannage n'en finit pas. Nous nous prenons à espérer qu'on va nous ramener en car à Salon ; le Grand Charles se passera bien de nous. Mais rien n'y fait.
À une heure avancée de la soirée, nous sommes informés que le dépannage n'est pas possible et qu'on va nous envoyer un avion de secours depuis Orléans. Le Noratlas n'est pas rapide et nous comprenons bien que nous sommes partis pour une nuit blanche.
Minuit est passé depuis longtemps lorsque l'avion arrive. Le temps de le reconditionner et nous voilà embarqués. Le Nord met en route, roule jusqu'au point d'arrêt, sélectionne les allumages et là, nouvelle surprise : perte de tours hors norme sur un moteur. Un bon décrassage des bougies n'y fait rien. Retour au parking, changement de toutes les bougies d'une rampe d'allumage, essais : ça marche. Nous rembarquons et nous finissons par redécoller et prendre le cap de Strasbourg.
De Strasbourg ai-je écrit ? Il ne faut pas rêver, le mauvais sort nous poursuit. Le terrain d'Entzheim est QGO (atterrissage interdit) cause brouillard. Nous nous posons à Metz-Frescaty. Il est 5 h 30. Un petit déjeuner rapide nous est servi et nous nous embarquons dans un car Chausson. La route n'est pas sûre en raison du verglas, que nous rencontrerons en effet vers Saverne. De plus notre vieux car est poussif. Nous finissons par arriver très tard à Entzheim. Les heureux passagers de l'autre Nord, qui ont passé une nuit confortable sur la base, sont déjà partis se mettre en place pour la prise d'armes. Nous, nous ne pouvons que déposer nos mallettes, dites « valises Air France », sans pouvoir faire un brin de toilette ni avoir une boisson chaude.
Nous rembarquons dans le Chausson qui nous amène à proximité du lieu de la prise d'armes. Il faut ensuite nous entasser dans un autre bus, tout petit, car les rues suivantes sont très étroites. Pour rester dans la note générale de cette expédition le moteur du petit bus refuse énergiquement de démarrer par ce froid de canard. Que faire ? Nous rembarquons dans le Chausson ; on va voir si on ne pourrait quand même pas passer sans coincer quelque part. Mais le petit n'a pas dit son dernier mot. Nous avons à peine commencé à rouler qu'un coup de klaxon retentit ; le moteur de l'avorton a fini par bien vouloir se mettre en route. Nouveau transbordement. Heureusement que nous n'avons pas essayé de passer par là avec le Chausson, nous y serions encore bloqués !
Notre troupe semi-hagarde, aux manteaux froissés par cette nuit d'aventures et aux joues non rasées, se met en place in extremis en colonne par un. Quelle classe !
Le Grand Charles passe la revue des troupes. Il est miraud, c'est de notoriété publique, et ne remarque certainement pas notre état lamentable. Nous verrons plus tard que ça n'a pas été le cas de tout le monde.
Après la revue, le discours. Fatigué et transi, je le reçois d'une oreille et il ressort par l'autre. Le défilé qui suit est une autre épreuve. Il n'y a en effet qu'une seule musique fixe, retransmise par des haut-parleurs écartés les uns des autres d'un distance que j'évaluerais à 150 mètres ou plus. Ce qui devait arriver arriva. Le son se propageant comme chacun sait à 340 m/s, un peu plus lentement dans le cas présent car la température est bien en dessous du standard, il y a un déphasage au passage des haut parleurs ce qui entraîne des cafouillages. Rien d'agréable à entendre la foule des spectateurs alsaciens, pourtant en général bien disposée envers son armée, crier « Au pas, au pas ! ».
Ouf ! Cette épreuve se termine. Enfin presque. Pour des raisons pratiques notre drapeau était resté à Salon et nous avions emprunté pour la cérémonie celui de l'École Militaire de Strasbourg. Nous continuons donc au pas cadencé jusqu'à ladite école, nous y pénétrons et … nous marquons le pas face à un mur pendant que notre commandant de compagnie se renseigne tant bien que mal de l'endroit où nous devons nous rendre afin de restituer le respectable emblème.
Tout étant rentré dans l'ordre le Chausson nous ramène à Entzheim ou une autre surprise nous attend. Les jeunes officiers de la 33ème Escadre de Reconnaissance nous ont fait la farce de mélanger les étiquettes nominatives de nos valises « Air France ». Nous ne sommes pas vraiment en condition pour apprécier à sa juste valeur l'humour de cette plaisanterie.
Notre Noratlas a rejoint son « frère » à Entzheim après la levée du brouillard. Les deux avions nous ramènent à Salon en 2 h 10 de vol de nuit. Un bon (?) dîner et au dodo. Ce serait compter sans la sollicitude de notre encadrement qui toujours soucieux de nous assurer une formation du plus haut niveau, a jugé que notre absence à la conférence programmée pour la matinée serait préjudiciable à notre avenir. Ladite conférence a donc été déplacée après le repas du soir. Les brigadiers veillent (c'est le cas de le dire) au grain. Celui qui est pris à dormir écope de 4 jours d'arrêts simples, ses voisins immédiats de 2 jours pour ne pas l'avoir réveillé.
Je doute qu'un seul membre de notre épopée ait conservé le moindre souvenir du sujet de cette conférence.
Nous voilà au bout du calvaire, pensez-vous. Eh bien pas encore tout à fait. Le jour suivant, des rumeurs de punition courent : il s'est vu à la télévision que nous n'étions pas rasés ! Comment aurions-nous pu l'être ?
Au final l'affaire sera étouffée.
Après tout ce que je viens de vous raconter, vous conviendrez aisément qu'il n'est pas question d'oublier la campagne de Strasbourg !
Jacques Tavernier
Date de dernière mise à jour : 21/12/2021
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