La caméra qui voyait sous les arbres
À la recherche des avions-fantômes …
Le 11 mars 1994 à la première heure, je suis catapulté du porte-avions Foch aux commandes de l’Étendard IVP n° 115 avec mon équipier Emmanuel Manu Delin.
Étendard IVP n° 115 (T. Laurent)
Pour le porte-avions, c’est l’opération "Balbuzard", assortie d’un numéro. Pour la reconnaissance, pas besoin de numéro, nous passons d’un porte-avions à l’autre, nous sommes à la croisée de toutes les opérations Deny Flight, Crécerelle, Sharp Guard… et plus tard Balbuzard Noir.
Depuis plusieurs jours, les états-majors de l’OTAN et du porte-avions s’interrogent sur la provenance d’avions bosniaques opérant au nord de Sarajevo, alors assiégée. Aucun terrain répertorié ne paraît susceptible d’accueillir ces avions. D’où proviennent-ils ?
Présents sans interruption sur le théâtre depuis le début des opérations de Bosnie, à partir des porte-avions Foch et Clémenceau, nous avons une connaissance du terrain qui nous permet d’avoir une petite idée… la mission consiste à la vérifier !
Un Étendard IVP sur la Bosnie (Coll. B. Silve)
À peine sorti de la catapulte latérale à 135 nœuds, je vois Manu quittant la catapulte avant, pratiquement déjà en formation de manœuvre. Une illustration du talent du chef Avia, qui catapulte le leader quelques secondes devant son équipier, en facilitant sa prise de visuel.
Nous prenons le cap 090 en formation avec le Super-Étendard ravitailleur, en rejoignant la haute altitude pour le profil classique haut-bas-haut. Le pilote de la "nounou", alourdi par ses énormes bidons, met un point d’honneur à nous délivrer un maximum de pétrole. Il ne conserve que le strict nécessaire à son retour sur le porte-avions. Pour cela il intègre une descente économique "la manette dans la poche" et prend en compte le vent en altitude, car les marges sont nulles.
Un "Super-Étendard" nounou ravitaillant un autre "Super-Étendard"
À son départ il nous salue militairement et fait demi-tour. Sur mon signal par une oscillation en lacets, Manu prend la formation de surveillance à 25.000 pieds. Un plaisir, cet équipier toujours à poste. Nous sommes équipés comme à tous les vols d’un brouilleur électronique Barracuda, d’un lance-leurres électromagnétique Phimat, et d’un lance-leurres infrarouge Alkan monté à la place du parachute de queue quelque peu inutile sur porte-avions… Le reste de notre armement se réduit à nos 6 caméras, que nous pilotons en manœuvrant l’avion à vue, sans même avoir besoin de regarder les viseurs latéraux de part et d’autre de la tête du pilote. Une agilité qui est la clé du pilote de reco.
Brouilleur électronique "Barracuda"
Lance-leurres électromagnétiques "Phimat"
Lance-leurres infrarouge Alkan, ici sur Rafale (Ph. Berthelier)
Nous prenons de loin le visuel sur Sarajevo et de là nous mettons le cap sur nos premiers objectifs. Après une première série de passes de reconnaissance essentiellement sur des sites d’artillerie et de défense sol-air, nous remontons à 5.000 pieds en direction d’une route droite au nord-ouest de Sarajevo. Une belle route droite qui tranche avec les routes sinueuses de ce pays. Un battement d’ailes, Manu se rapproche en formation de manœuvre rapprochée. Depuis le catapultage, aucun mot n’a été prononcé à la radio et rien ne sera dit jusqu’au retour en salle d’alerte. Silence total, comme c’est la règle, même pas d’annonce miroir.
Nous gardons la manette au tableau et commençons la descente vers l’objectif, à fond. Les consignes opérationnelles fixent un plancher à 5.000 pieds compte tenu de la menace infrarouge. Une consigne qui je l’avoue à présent, n’a pas toujours été respectée, car nos vieux capteurs étaient d’autant plus performants qu’on était près de l’objectif. Pour assurer notre autoprotection, nous avions évidemment prévu de ne faire qu’un seul passage, règle d’or du pilote d’assaut et du pilote de reconnaissance, et d’aller aussi vite que possible.
C’est bien dans cette configuration que nous arrivons alignés sur la route, tels deux motards à plus de 500 nœuds, légèrement sous la cime des arbres qui bordent la route de part et d’autre, Manu à ma gauche. Pilotage à vue, à l’instinct, qu’aucun instrument ne vient aider, comme si nous étions fusionnés à la pointe la plus avant de nos avions. L’écartement est parfait pour que les caméras latérales balayent la zone de part et d’autre de la route, sous les arbres. Ça défile très vite. Nous avions monté une caméra standard de 200 mm au poste préférentiel L3 dans le nez à gauche, et une caméra identique dans le poste R5 à droite.
Effectivement, arrivés au milieu de la portion de route droite, sur la droite, ils sont là. Quatre Utva Lasta, cachés à la fois par le feuillage des arbres et par des filets de reconnaissance. Quatre avions absolument invisibles vus d’en haut. Nous voyons également de nombreux personnels en tenue militaire fonçant au pas de charge vers les postes de tir antiaérien et les armes légères placés à proximité du site.
Le Utva Lasta 95
Trop tard. C’est en souriant que Manu et moi effectuons un break à gauche en larguant des leurres infrarouge, d’abord en très basse altitude pour sortir de portée visuelle, avant de rejoindre la haute altitude pour le trajet retour vers le porte-avions.
Au débriefing les photos permettent une analyse complète des avions bosniaques, de leurs positions de stationnement et de la route qui permettait leur atterrissage et leur décollage. Ces renseignements sont immédiatement transmis à l’amiral commandant les porte-avions, qui lui-même informe l’état-major de l’OTAN.
Pour ma part je briefe les autres pilotes de la flottille sur la nécessité d’éviter cette zone… comme on éviterait un nid de guêpes dans lequel on aurait donné un coup de pied. En particulier pour la reco de l’après-midi.
Là-dessus je commence à préparer ma reconnaissance du lendemain, un travail long et minutieux puisque chaque vol comptait jusqu’à une quinzaine d’objectifs et qu’il fallait connaître par cœur tous les trajets et toutes les approches pour enchaîner ces phases tactiques. Un peu à la manière des courses Red Bull aujourd’hui.
En fin d’après-midi je regarde les films de la reconnaissance de l’après-midi, conduite par un chef de patrouille très expérimenté, nom de code Puma, et un équipier juste confirmé Little. Et là, je n’en crois pas mes yeux, j’ai la désagréable surprise de reconnaître le site du matin…
Je convoque immédiatement l’ensemble des pilotes, furieux de voir que mes consignes explicites n’ont pas été respectées, et qu’un jeune équipier a été inutilement mis en danger. Cependant je sais aussi que tous mes pilotes, Puma en particulier, donnent le meilleur d’eux-mêmes. Ils sacrifient leur vie de famille depuis de très nombreux mois dans le cadre des opérations de Bosnie. Je sais aussi qu’ils sont épuisés par le rythme de vol que nous connaissons, en particulier les chefs de patrouille, dans des journées qui font couramment jusqu’à 16 ou 18 h de travail. Une reco par jour, parfois deux.
Le CC Silve, Cdt la 16F, au cours d'un briefing
Ce "débriefing" vigoureux et pénible nous emmène jusqu’à 20 h, je le clôture en disant :
- « Maintenant, point final, je ne veux plus entendre parler de cette histoire ».
C’est le moment que choisit le téléphone pour sonner dans la salle d’alerte 4, celle de la 16F. Un officier de renseignement me prévient : le Cdt du bateau veut me voir.
Aïe. Je me rends dans son bureau. Le Pacha, brillant officier de la marine de surface, m’explique que suite à la reconnaissance du matin que j’avais effectuée, un P3C Orion de reconnaissance avait pris position toute la journée au-dessus du site des avions bosniaques qu’il filmait en continu. Or sur son film apparaît une patrouille d’Étendard IVP à une altitude inférieure au plancher, environ 3.000 pieds. Les Américains se sont plaints pour non-respect du plancher. Dans mon for intérieur je suis un peu soulagé, cela aurait pu être pire, pour ma part ce n’est pas tant l’altitude qui me chagrine.
P3-Orion
Il demande des sanctions contre le responsable de la patrouille. Ayant décidé de traiter cette affaire sans sanction, compte tenu du contexte, je me tiens à cette décision et je tente d’en expliquer les raisons au Cdt. En désespoir de cause, vers 22 h, je lui explique que je suis payé pour faire respecter les consignes, et que dès lors qu’elles sont enfreintes, s’il doit y avoir sanction c’est moi qui doit être sanctionné. À bout de patience, renonçant à comprendre ce qu’il considère comme une posture de Prima donna, il m’envoie chez l’Amiral cdt les porte-avions… c’est la porte à côté, et c’est reparti pour une nouvelle séance.
Dûment prévenu, l’Amiral qui n’était pas forcément connu au travail pour son sens de l’humour, commence par me rappeler ce qui s’était passé, et par m’indiquer que j’allais donc sanctionner le chef de patrouille. Je lui explique que ce n’est pas mon intention. Il pense que je ne l’ai pas entendu, je le détrompe. Il pense que je ne l’ai pas compris, je le détrompe encore. La discussion prend un tour animé, particulièrement dans le contexte des fatigues de la période… En désespoir de cause, passé minuit, il me renvoie chez le Cdt du Foch et j’écope de 10 jours d’arrêt… Pas mal pour un capitaine de corvette en opération. Je demande à prendre congé afin d’aller préparer ma reconnaissance du lendemain matin, soit 2 à 3 h de travail pour un catapultage à 8 h du matin …
Revenant sur le Foch en tant que Cdt adjoint opérations quelques années plus tard, en 1997, j’ai pu vérifier que la punition - que naturellement personne ne m’avait jamais demandé d’effectuer - avait été dûment inscrite au registre, puis barrée au feutre lorsque l’amnistie était survenue.
Le Porte-avions "Foch"
J’ai toujours été convaincu en mon for intérieur que le Pacha du Foch comme l’Amiral m’étaient au fond reconnaissants de leur avoir évité une erreur. Une erreur humaine à mon sens, qui aurait bien mal reconnu l’engagement des pilotes qui se dépensaient sans compter pour fournir à leurs camarades et aux alliés le renseignement dont ils avaient besoin pour conduire leurs opérations. Mais je peux me tromper. Sans doute cette histoire avait d’ailleurs plus d’importance pour moi que pour eux.
En tout cas, l’Amiral n’en a pas tenu rigueur à la 16F :
FM CTF 470 TO COMFLOTTIAERO SEIZE
TXT
PRIMO :
J’AI LE PLAISIR DE VOUS DIFFUSER NTX SUIVANT RECU DE CRECERELLE.
CITATION :
FM COMELEF CRECERELLE TO CTF 470
OBJ/TARGETING RECO
TXT…
LE … CDT 16F, PEUT ETRE FIER DE SON TRAVAIL SUR LA BH, DE SES PILOTES ET DE SES INTERPRETATEURS.
EN EFFET, LA PHOTO RECO DU JOUR EXPOSEE EN SALLE DE RECCE ET MONTREE PUIS COMMENTEE AUX GENERAUX US SAWYER ET CHAMBER AU BRIEFING QUOTIDIEN, A ETE UNE PHOTO DE LA 16F DES IV PM A QUATRE REPRISES CES JOURS-CI, TROIS JOURS DE SUITE, LES 13, 14 et 15 PUIS HIER 18 JUILLET…
CE FAIT EST EXCEPTIONNEL ET RARE, J’IMAGINE. LES PILOTES DE LA 16F RECOIVENT DES FELICITATIONS DU GENERAL CHAMBERS QUI RECONNAIT LEUR PRECISION ET LEUR EFFICACITE EN VOL…
A DECLARE QUE COMPTE TENU DE LEURS CAPACITES RECO … C’ETAIT EUX QU’IL FALLAIT ENVOYER DEMAIN SUR L’OBJECTIF, AU NORD DE LA BOSNIE-HERZEGOVINE.
FIN DE CITATION.
SECUNDO :
VOUS FAITES DU BON TRAVAIL – FELICITATIONS – CONTINUEZ
CONTRE AMIRAL W
Benoît SILVE
Origine du texte : Escadrilles.org
Le CC Silve avant un catapultage (B. Silve)
Date de dernière mise à jour : 13/04/2020
Commentaires
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- 1. Guy Raedersdorf Le 23/05/2023
J'ai lu avec le plus grand intérêt ces souvenirs d'une opération qui se situait une dizaine d'années après mon départ de la 11F.
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