L'aïoli du colonel

Le Mystère II de Dassault, en 1952, succédait à l'Ouragan, le premier réacteur de la maison, et se trouvait en plein dévelop­pement et en pleine étude dans la firme et au Centre d'essais en vol.

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Dassault "Mystère II" (AeroStories)

Le progrès était considérable, aile en flèche, puissance moteur, et les servocommandes irréversibles qui permettaient d'accroître altitude et vitesse. Le défi était alors d'attaquer le prétendu "mur du son", le Mach 1 déjà franchi aux États-Unis par le fameux major Charles Yeager.

Mais notre aérodynamique n'était pas encore au niveau nécessaire (le premier avion delta français, le Gerfaut ne volerait que deux ans plus tard) et surtout la puissance moteur n'était pas suffisante. La solution pour compenser cette faiblesse était de monter au plus haut et de s'engager en piqué prononcé, et chacun des pilotes maison et de ceux du CEV promis aux avions de pointe allait s'exercer à cette tentative. Les premiers furent Roger Carpentier, chef pilote du CEV et le fameux colo­nel Constantin Rozanoff, chef pilote chez Dassault et vrai Cyrano des essais en vol, qui s'y employaient de leur mieux, malgré quelques difficultés à contrôler l'attitude de l'avion.

Mais le machmètre se bloquait vers 0.93 et n'en bougeait plus malgré le piqué, aucun ne voyait son machmètre atteindre le symbo­lique 1. Or la raison tenait plus à l'instrument de mesure qu'à l'avion, que tous les calculs annonçaient capable de ce fran­chissement en transsonique : les ondes de choc liées à Mach perturbaient la perche avant et surtout la prise d'air dite "statique", dont la différence permettait le calcul de la vitesse du son à la position de l'avion et la vitesse relative de celui-ci ; il allait falloir quelque temps aux savants pour résoudre le problème.

Mais ce "quelque temps" n'était pas du goût de Rozanoff, ni sans doute de l'équipe de Marcel Dassault.

Rozanoff, laissez-moi vous en dire un mot : baroudeur (il venait de la chasse, notamment en Tunisie). Fonceur, mais pas à l'aveuglette. Jovial aussi et enrobant ce qu'il pouvait y avoir de dur dans les rela­tions sociales sous l'humour, si précieux, et ses contrepèteries célèbres. Hâbleur, mais pas prétentieux au-delà de ce qu'il réa­lisait, et n'écrasant pas : il était pour moi, tout jeune dans le métier et donc peu expérimenté, comme un ancien attentif, même dans ce rôle paradoxal bien connu de celui qui a beau­coup vu mais doit subir les remarques, voire les critiques, du représentant de l'État qui a tout à apprendre.

C'est ainsi que j'avais pensé détecter sur un Mystère dérivé des vibrations excessives ; à quoi il fit répondre :

- « Bien. Je n'y ai rien vu d'excessif, mais Turcat est un bon gars et je vais retourner y voir. »

Ce qu'il fit, me persuadant gentiment de l'inanité de ma remarque. Et nous eûmes d'autres occasions de rapports amicaux sans condescendance. De surcroît, c'est de l'accident qui lui coûta plus tard la vie que je pus tirer une leçon technique qui peut-être me protégea, et curieusement j'en ai comme une dette personnelle.

Est-ce en tout cas l'impatience de savoir, de réussir le défi, qui fît inviter en France, à Brétigny, site du CEV de l'époque, Charles Yeager ? Celui-ci démontra... que le Mystère 2 passait effectivement le son, et par conséquent que Carpentier et Rozanoff l'avaient effectivement passé antérieurement sans le savoir.

Dès lors, sans attendre un bon machmètre, nous fûmes quelques-uns à nous exercer en montant au plafond pratique de l'avion, à passer en retournement et piquer à mort, mais en visant la baraque du CEV jusqu'à l'altitude pour la ressource, en attendant que l'ingénieur à l'écoute au sol, assourdi par le double bang, s'écrie à la radio :

- « Ça y est, on t'a entendu, tu l'as passé. »

Ingénieur peut-être un peu jaloux puisqu'en l'absence à cette époque du biplace, seuls les pilotes pouvaient se targuer d'être soniques, ce qui fait aujourd'hui sourire.

Un autre compétiteur pour Mach 1 fut un peu plus tard le Baroudeur, piloté par notre camarade Tito, qui poursuivait ses essais à Istres, mais ne parvenait pas non plus à afficher ni enregistrer la performance en piqué.

Un samedi où nous nous reposions, Tito continuait. J'étais ce jour-là en famille sur la plage de Fos-sur-Mer (mais oui, il y avait une plage agréable), quand nous sursautâmes à un fort double bang bien caractéris­tique, qui ne pouvait être que celui de Tito. Je sonnai le départ du bain, nous passâmes acheter du champagne, et sans autre préavis nous débarquâmes chez Tito, qui comprit aussitôt... et cela fait partie maintenant de notre patrimoine d'amitié.

Voilà ce qu'était le "mur du son" dans les années 1950. 

Mais l'aïoli ? Patience ! Avant d'être muni de servo­commandes et d'être pilotable en toutes conditions, et n'ayant donc, quelques mois avant nos piqués de Brétigny, que des commandes directes vers les gouvernes, le Mystère perdait son équilibre en approchant de la vitesse du son, et Rozanoff s'excitait à aller aussi loin que possible.

Ce petit défi se jouait à l'annexe d'été du CEV à Marignane (Istres étant alors stricte­ment militaire). Implantation bien agréable et plus sociable que les plaines de la Crau, avec l'avantage de disposer à proximité d'un mess installé dans une belle demeure dite Château-Pol, avec un bon cuisinier. Le vendredi, c'était automatiquement la réjouissance de l'aïoli (on y arrive).

Ce vendredi-là, l'après-midi, Rozanoff tentait une nou­velle fois d'élargir le domaine de vol du Mystère. Monté à 40.000 pieds, 12.000 m, il a entrepris son accélération, accompagnée du piqué de rigueur. Mach 0,83 : tout va bien ; 0.84-0.85 : il remarque les légères vibrations annonciatrices de la vitesse du son, pousse doucement encore et soudain perd le contrôle de l'avion, qui part bientôt dans toutes les évolutions possibles. Il se bat en vain, tandis que son silence inquiète les ingénieurs à l'écoute.

Deux ou trois minutes passent, quand la voix du colonel se fait de nouveau entendre : il est descendu sans contrôle jusqu'à 10.000 pieds ; il récupère enfin et annonce quelques indications de ses instruments de bord. Pour bien détendre l'atmosphère, l'ingénieur du sol, André Cavin, homme de toutes les écoutes des avions de pointe, ose demander :

- « Et l'aïoli, mon Colonel ? »

Et la voix calme et goguenarde répond :

- « L'aïoli ? il est dans le masque, mais je le ravale ! »

Mais le colonel aurait-il eu le même trait d'humour s'agissant du "plan fixe mobile" si, volant plus haut, il s'était sorti de l'accident qui devait lui coûter la vie deux ans plus tard ?

Le progrès aérodynamique et la vitesse avaient signé en ces années-là la transformation profonde du vieil empennage horizontal servant non seulement, statiquement, d'équilibrage longitu­dinal de l'avion mais aussi, en articulant sa partie arrière, de gouverne dite de profondeur commandée de loin, généralement par câble, par le pilote pour les évolutions en tangage.

Mainte­nant, tout le plan d'empennage arrière était d'un bloc, unissant le plan fixe et la gouverne. Mais, pour toujours équilibrer l'avion en ses diverses conditions de vol, on rendait cet empen­nage mobile en angle d'attaque, mû par un moteur électrique et commandé en tête de manche par un bouton basculant à la main du pilote qui pouvait désormais agir "à cabrer" ou "à piquer". D'où notre dénomination cocasse de "plan fixe mobile".

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"Mystère IV B", aussi appelé "Super Mystère B-1"

Ainsi était équipé le Mystère IV présenté ce jour-là par Rozanoff devant les officiels. Évoluant à basse altitude et de sa façon spectaculaire, il agit à un moment sur le bouton dans le sens "à piquer", actionnant le moteur électrique par l'intermé­diaire du relais correspondant et le relâchant... mais le relais colla. Et, lorsqu'il agit en sens inverse pour arrêter le mouve­ment par l'intermédiaire du relais inverse, un courant résiduel continua à entraîner le plan fixe mobile dans le même sens à piquer jusqu'en butée. Et l'avion, que Rozanoff ne contrôlait plus, piqua. Jusqu'au sol où il explosa.

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Kostia Rozanoff

L'émoi fut profond, non seulement chez les spectateurs mais dans tout le public, qui adorait son Cyrano des essais, et sur­tout, bien sûr, dans tout le monde des essais et parmi nous, ses camarades. Mais il y a un temps pour l'émoi, et un autre pour le remède et la correction.

J'essayais à ce moment-là le Gerfaut, premier delta français. Pas encore dénué d'empennage arrière, comme bientôt nos autres deltas jusqu'à Concorde, le Gerfaut avait de même un plan fixe mobile.

Questionnés aussitôt, les électriciens maison me répondirent tranquillement :

- « Impossible avec nos circuits passant par des relais croisés ; si l'un colle, l'action sur l'autre fait disjoncter le total et vous perdrez certes la commande du plan, qui restera alors effectivement fixe. »

Mais je savais bien déjà ce qu'il en était des "impossibilités". Ma méfiance naturelle - qu'on eût pu appeler trouille - me faisait penser avant chaque vol d'essai :

- « Quel piège la mécanique me prépare-t-elle aujour­d'hui ? »

Car il y a partout un démon qui vient coller les relais.

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SFECMAS "Gerfaut I"

Le Gerfaut mis au hangar sur chandelles et train rentré pour simuler au mieux les conditions de vol, j'avais fait coller l'un des relais suspects. On commanda le bouton "à piquer" sur le manche, le plan fixe d'empennage commença son mouvement dans le sens correspondant, et l'on commanda le mouvement à cabrer. Mais le plan fixe continua, sous mes yeux, à piquer. Les électriciens baissèrent le nez, et je n'eus pas à leur faire la leçon. Et moi, je poussai un grand soupir, comme si je venais d'échapper à l'écrasement au sol.

Ainsi tout accident bien exploité doit amener à accroître la sécurité pour la suite, à condition d'avoir le souci du détail. Et ainsi ai-je été redevable à mon si regretté camarade post-mortem de cette sécurité accrue, et de sa dernière consigne.


André TURCAT

Extrait de "Pilote d'essais - Mémoires I" (Éd : Le Cherche midi - 2009)

Date de dernière mise à jour : 10/04/2020

Commentaires

  • Michel ALLIBERT
    • 1. Michel ALLIBERT Le 29/06/2023
    Bonjour
    J'ai encore souvenir de notre tristesse lorsque nous avons entendu l'annonce du crash de Kostia.
    J'ai un grand respect pour les articles de Monsieur TURCAT. En particulier celui-ci, où il nous explique la cause de l'accident.
    Il est remarquable qu'il ait eu la persistance de continuer les essais et de démontrer que malgré la confiance des techniciens envers le matériel, celui-ci pouvait défaillir.

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