Koweit City 10 h du matin, il fait nuit
Témoignage d’un transporteur habitué aux interventions en Afrique et qui découvre, à l’occasion de la Guerre du Golfe, un autre monde, celui de la coopération interalliée, dominée par les États-Unis et leur technologie. Il nous raconte ici cette expérience d’un conflit nouveau et, en particulier, son premier atterrissage à Koweït City libérée.
Cela faisait plus de six mois que l’Irak de Saddam Hussein avait envahi le Koweït, ce petit état pétrolier à l’embouchure de l’Euphrate et du Tigre. Depuis le 2 août 1990, les feux de l’actualité étaient braqués sur le golfe Persique et chacun sentait bien que ce conflit marquait l’avènement d’une nouvelle époque dont les clés ne nous avaient pas encore été livrées.
Nous étions en février, c’était la seconde fois que j’étais déployé à Riyad en Arabie Saoudite. J’avais participé à toute la montée en puissance de l’opération Desert Shield, devenue depuis le 17 janvier 1991 Desert Storm ou opération Daguet pour les Français. J’avais fait partie des trois premiers équipages d’Orléans, partis fin septembre, après trois semaines d’une interminable alerte. Deux équipages du “Poitou”, mon escadron, et un équipage du “Touraine”, le “Poitouraine”, comme nous avions coutume d’appeler ces détachements mixtes. Nous étions l’échelon précurseur d’un détachement qui allait vite se renforcer. Cela nous donnait la chance d’être les premiers à découvrir des terrains que très rapidement nombre d’équipages d’Orléans, d’Évreux, de Toulouse ou encore de Villacoublay allaient également pratiquer :
- Yanbu et son port sur la mer Rouge,
- Riyad, capitale de l’Arabie Saoudite,
- King Khalid Military City (KKMC),
- Rafha, à la frontière avec l’Irak, ou encore
- Al-Asha, future base de déploiement de la chasse française.
À cette époque, c’était un véritable saut dans l’inconnu, surtout après quarante ans d’une guerre froide qui avait figé tout conflit majeur pour les puissances occidentales.
Mon second détachement avait pris une tournure très différente. À mon arrivée, la guerre avait déjà commencé. Le détachement de transport en une ruche qui concentrait une flotte extraordinaire d’avions militaires de toutes sortes et de toutes nationalités : chasseurs, ravitailleurs, avions de transport, hélicoptères de combat ou de transport, AWACS... Bien plus que toute l’Armée de l’air française à elle seule.
Le trafic aérien s’était considérablement accru et les procédures de vol s’étaient compliquées. Les Américains en assuraient la coordination quotidienne avec des moyens technologiques et informatiques auxquels nous n’étions pas habitués. Nous étions médusés. Nous étions entrés de plain-pied dans une autre époque à laquelle notre longue expérience africaine ne nous avait pas préparés. Notre vie était rythmée par des liaisons logistiques à travers le pays et les missions vers le nord, où nous tenions une alerte à Rafha, juste à la frontière de l’Irak, pour rapatrier les éventuels blessés d’une attaque terrestre à venir. J’aurai d’ailleurs le triste privilège d’en rapatrier les deux commandos qui sautèrent sur une mine dans le fort d’Al-Salman, dans les premières heures de l’attaque terrestre.
De jour comme de nuit, les alertes aux missiles Scud faisaient également peser sur nos têtes une menace chimique. Quotidiennement, une sirène se mettait à hurler et les haut-parleurs annonçaient d’une voix monocorde mais puissante :
- « Red Alert, Red Alert... »
Nous avions vite appris à enfiler nos tenues T3P et à nous asseoir en face à face dans les couloirs de nos bâtiments, masque à gaz sur le nez, à attendre la fin de l’alerte. L’épaisse T3P nous engonçait et, dans la chaleur étouffante du désert saoudien, nous respirions difficilement sous notre masque. Mais la menace était réelle. Un Scud tomba à 2 km du compound où nous étions logés.
Nous attendions tous l’offensive terrestre. Elle vint assez vite après les bombardements, surmédiatisés, qui avaient laminé toute capacité de résistance et de décision irakienne. Elle fut fulgurante et, en 100 h, le Koweït fut libéré. Aussi ce ne fut pas sans surprise qu’un soir au retour d’un vol, sans le moindre signe annonciateur, nous avons découvert que notre prochaine destination serait Koweït City International Airport, ou du moins ce qui en restait. Un premier flot de 8 Transall était prévu. Je faisais partie de la seconde vague, qui fut sans conteste l’une des missions les plus marquantes de ma carrière. J’avais la chance de me rendre dans le lieu qui captait l’attention du monde entier. D’autre part, le vol et l’atterrissage allaient se révéler particulièrement périlleux. Saddam Hussein avait ordonné de mettre le feu à tous les puits de pétrole. Nous allions vivre une véritable descente aux enfers.
Un spectacle dantesque
Nous avions décollé de Riyad vers 8 h du matin. Comme chaque jour, nous avions souffert des 50 °C qui baignaient notre cockpit mal climatisé. Ce n’est qu’en atteignant 15.000 pieds que la température devenait plus supportable. Après environ 1 h de vol, alors que l’avion ronronnait calmement, j’avais commencé à distinguer une ligne noire sur l’horizon qui ne présageait rien de bon. Plus nous approchions et plus le trait s’épaississait, pour devenir une masse compacte d’un noir terrifiant qui masquait complètement le sol et montait jusqu’à 10.000 pieds. On la sentait grasse et ronflante, prête à nous happer. C’était la fumée des puits de pétrole que, dans sa déroute, l’armée de Saddam avait incendiés. Le spectacle était dantesque : plus le moindre repère visuel. Le terrain de Koweït City était au-dessous. Il fallait pourtant plonger dans cette fournaise. Un dernier coup d’œil aux informations du GPS contre-vérifiées par les instruments de bord nous assura que nous étions bien au point de début de descente.
Dès notre entrée dans la fumée des puits, l’avion fut pris dans des turbulences assez vives. Nous étions dans un autre univers, oppressant, écrasant et violent. L’obscurité nous enveloppait et limitait singulièrement notre visibilité. Par endroits, au cours de notre descente chaotique, un trou dans l’épaisse fumée noire faisait apparaître une torchère. Ses flammes bondissantes semblaient vouloir venir lécher le nez de l’avion. Elles jetaient vers nous des projections grasses qui vinrent maculer le pare-brise. C’étaient des résidus de pétrole projetés vers le ciel par ce brasier malsain. Ainsi s’ajoutait sur la cabine une crasse huileuse et brunâtre qui brouillait davantage notre vue. Nous éprouvions un sentiment de totale impuissance devant cette vision apocalyptique.
Puits en feu (SIRPA Air)
L’équipage était très concentré. J’envoyais entre deux turbulences quelques messages de position sur les ondes. Il s’agissait de signaler aux autres appareils éventuellement dans les parages que nous étions en percée sur Koweït. Il n’y avait plus de contrôle depuis longtemps et seule une “auto-information” entre les appareils en vol permettait de prévenir les conflits de trajectoire et ainsi éviter les collisions. Nous n’avions pas peur, mais cette descente si inhabituelle provoquait chez nous une véritable poussée d’adrénaline qui nous excitait. Nous trouvions en fait ce que nous étions venus chercher : le goût de l’action dans des conditions que seuls les militaires peuvent connaître, quand tout est dévasté et que l’environnement est particulièrement hostile.
Après 20 minutes de descente, nous approchions des minima. Toujours pas de terrain. Aucune certitude absolue quant à notre position. Nous sentions le sol proche. La radio sonde flirtait avec les limites admissibles. Nous étions alors sur le point de remettre les gaz pour tenter une nouvelle percée quand la piste finit par apparaître au travers de la couche épaisse qui s’était enfin déchirée. L’atterrissage se fit sans difficulté particulière. Je me souviens qu’un couvercle obscur et lourd reposait sur la piste et que nous n’en voyions pas le bout. Elle était parsemée d’éclats en tout genre.
Transall à Koweit City (L. de Rancourt)
Un silence mystérieux avait envahi l’habitacle et l’on devinait que chacun était à la fois fasciné par le spectacle et qu’il décompressait après les instants intenses qu’il venait de vivre. La nuit qui nous enveloppait apportait une sorte de sérénité sinistre qui contrastait avec l’agitation qui, quelques minutes plus tôt, nous avait accaparés. Nous en avions oublié que nous étions au beau milieu de la journée.
Assurément, nous avions franchi la porte des enfers.
Luc de RANCOURT
Origine du texte : "Le piège" (n° 203 - décembre 2010)
Date de dernière mise à jour : 15/04/2020
Ajouter un commentaire