Jet Assisted Take Off
Lorsque j'arrivais au CATAC, en fin 1962, la situation n'était guère brillante. Les Russes édifiaient le mur de Berlin, la guerre froide reprenait et les Alliés s'inquiétaient.
L'accent était mis sur les missions d'intervention à longue distance. De Luxeuil, nous pouvions intervenir en Scandinavie ou au Sahara et revenir sans escale, à condition de décoller en pleins complets.
La longueur des pistes ne permettait pas aux "F" ainsi chargés d'atteindre à temps leur vitesse de décollage, il fallait leur adjoindre des fusées d'appoint.
Après quelques heures de vol de familiarisation, j'effectuais mon premier décollage-fusée, et j'en notais les impressions :
Neuf heures trente... Je me dirige vers les F-84F qui émergent des fumerolles blanches de l'oxygène liquide dont on fait le plein, tels les sauriens des premiers âges vautrés dans leur marécage. L'impression est accentuée par leurs énormes bidons qui traînent presque par terre, leurs trains courts et larges, et le feulement rauque de leurs réacteurs au ralenti.
À l'arrière du mien, les quatre fusées JATO m'attendent, molosses noirs et sournois dans leur niche rouge vif. Tout à l'heure, le Cdt d'escadrille a calculé la vitesse à laquelle je dois les déchaîner : 113 nœuds.
L'installation et la mise en route sont rapidement effectuées, et d'un grand coup de réacteur, je sors le pesant engin du parking, balayant quelques cales qui traînaient. Je m'aligne sur la piste, les mains en l'air pendant que les armuriers branchent les dangereux contacts. Ceci fait, ils s'écartent et j'allume une petite lampe verte qui me fixe, inexpressive : le circuit de mise à feu des fusées est prêt à fonctionner. Je referme la verrière et met pleins gaz. Pendant que les 7.800 livres de poussée secouent l'appareil, j'effectue les dernières vérifications, arc-bouté sur les freins : il manque quelques degrés à la température tuyère : le réacteur ne donnera pas tout ce qu'il peut. Bah ! J'ai les fusées... Je lâche les freins.
Très lentement, le monstre hurlant ébranle ses 25.000 livres. Inconsciemment, je pousse encore sur la manette des gaz, qui est déjà en butée. La vitesse s'élève petit à petit et, bientôt, l'appareil cahote durement, me transmettant dans les fesses les irrégularités de la piste. Que c'est long !..
Soudain, l'indicateur de vitesse me saute au visage : 110 nœuds ! Fébrilement, je cherche le bouton d'allumage... Ne pas le confondre avec celui de largage. Le voilà, je l'enfonce. Pendant une fraction de seconde, rien ne se passe et mon imagination soudain libérée envisage l'écrasement en bout de piste, je revois le taxi d'André Quinzoni brûlant dans ses 9.600 livres de pétrole, après avoir traversé la barrière d'arrêt. Je n'ai pas le temps d'imaginer plus avant, un coup de boutoir me colle au siège, mon regard se voile un instant, puis accommode sur le badin qui accélère de manière fantastique.
Gagarine, nous voilà ! Le bout de la piste se rue sur moi, une pression sur le manche, et je suis en l'air.
La joie m'inonde, je me détends et m'apprête à rentrer le train lorsque, brutalement, le phénomène inverse se produit : une décélération me projette en avant, l'avion s'enfonce, frôle les arbres. Je ne comprends pas, j'ai pourtant la vitesse nécessaire pour la sustentation, le réacteur tourne à 100 %.
Et puis mon cœur recommence à battre, je réalise que les fusées viennent de s'éteindre. La poussée a diminué d'un tiers d'un seul coup. Je rentre le train et amorce mon virage pour revenir sur le terrain larguer les étuis vides des fusées et leur support. À 220 nœuds, l'avion est lourd, il roule bord sur bord comme une barque trop pleine. Péniblement, je l'axe sur l'aire de largage.
Au top de la tour, je largue la ferraille encombrante et, enfin libéré, je monte à la poursuite des traînées que j'aperçois aux confins de la stratosphère.
Michel POCHOY
Origine du texte : "Le Piège" (n° 202 - septembre 2010)
Date de dernière mise à jour : 14/04/2020
Ajouter un commentaire