Increvable le Dakota ?
Tout d'abord une petite précision. Comme tout un chacun j'ai cru longtemps que nos braves C-47 de l'Armée de l'Air étaient des Dakota. Ce n'est que très tardivement que j'ai découvert que cette appellation était impropre. Elle était normalement réservée aux avions livrés à la RAF. Les nôtres auraient dû être appelés Skytrain ce qui, il faut le reconnaître, sonne moins bien. Je continuerai donc à employer la dénomination habituelle ou son abréviation « Dak ».
Ma première affectation en sortant de l'École de l'Air et de stage d'application fut Béchar, au coin nord-ouest du Sahara et tout proche de la frontière marocaine où venaient d'avoir lieu des combats entre la toute jeune République Algérienne et le Royaume Chérifien. Là était implanté le CIEES (Centre Interarmées d'Essais d'Engins Spéciaux) qui devait fonctionner jusqu'à mi-1967 et d'où ont été lancés depuis la base avancée d'Hammaguir les 2 premiers satellites français.
J'étais affecté aux Moyens Aériens, ce qui me convenait bien mieux que de m'occuper par exemple de décabosser des engins cibles CT 20, comme c'est arrivé à un copain de promo, de surcroît télec (électronicien). Sous la houlette bienveillante du lieutenant Foussard, puis du capitaine Pérez, et avec l'aide précieuse de l'adjudant-chef Ferrandin j'ai eu à mettre en œuvre et à entretenir entre autres 9 Dakota. Nous avions également 5 Alouette, un MD 312 et un nombre variable de Mistral, version française améliorée du Vampire, dont certains étaient modifiés en avions cibles. Les vols télépilotés étaient effectués à Hammaguir par une autre unité.
Nos « Daks » faisaient une ligne régulière vers Istres, avec escale éventuelle pour complément de plein en cas de fort vent contraire d'abord à Oran - La Sénia, puis à Bou Sfer après la fermeture de la base aérienne de La Sénia. Ils faisaient aussi des liaisons vers In Amguel, dont nous assurions le deuxième échelon de maintenance pour les Daks et les Alouette (pas pour les Broussard, nous n'en avions pas). Occasionnellement, ravitaillement du poste de Légion à Tabelbala, évacuations sanitaires, recherches de débris d'engins dispersés dans la nature, etc …
J'avais participé à un vol de ravitaillement d'un détachement de l'IGN (Institut Géographique National) qui faisait des recherches à un lieu nommé Chénachane quelque part dans le sud. Il doit y avoir au Sahara des dizaines, voire des centaines de Chénachane. Après une magistrale navigation à vue nous sommes arrivés sur une piste simplement balisée sur la hammada par des tas de cailloux et agrémentée d'une manche à air artisanale.
Le Dak se comportait très bien sur ce genre de terrain sommaire. Je peux même raconter, parce qu'il y a depuis longtemps prescription, un vol d'évacuation sanitaire où les règlements n'ont guère été respectés. L'alerte a eu lieu un dimanche. Le pilote faisait partie de cette minorité de gens qui avait leur famille avec eux à Béchar et il se trouve qu'au moment du déclenchement de l'EVASAN il festoyait avec quelques amis pour fêter la communion de sa fille. Ni une, ni deux, il fait embarquer des épouses et, peut-être des enfants, mais ça je n'en suis pas sûr. Une Alouette équipée d'un brancard extérieur avait été envoyée pour secourir un légionnaire victime d'un accident de jeep. Le Dak devait rejoindre une piste sommaire à proximité du lieu de l'accident en apportant du kérosène en fûts de 200 litres pour ravitailler l'hélico. Arrivé à destination, l'équipage commence une attente qui s'éternise. À un moment donné, le pilote estime que l'Alouette ne pourra plus arriver à temps. Il débarque les fûts de carburant, redécolle avec tout son monde à bord, trouve un endroit posable près du blessé, se pose sans casse, embarque le légionnaire et rentre à Béchar. L'Alouette parvenue tardivement au terrain où avait été laissé le carburant à son intention, n'a pu revenir que le lendemain en raison de la tombée de la nuit.
En ce qui concerne la cellule, nos Daks ne nous ont jamais posé de problèmes particuliers. À condition toutefois de prendre la précaution de bloquer les commandes des avions laissés sur le parking, surtout au printemps. L'évolution diurne provoquait bien souvent des chasse-sable en deuxième partie de l'après-midi, avec de violentes bourrasques. Nous étions censés utiliser des éclisses en bois, les éclisses métalliques ayant été interdites à la suite d'un accident, survenu je ne sais où, dû à l'oubli de les enlever avant le décollage. Les autorités ont estimé que l'avion et ses occupants auraient pu être sauvés si les éclisses avaient été en bois. Je ne sais pas si les pilotes, qui n'avaient très certainement pas bu que de l'eau avant le vol, auraient pu les casser, mais le vent de sable oui. C'est ainsi que l'équipage d'un Dak de passage avait refusé d'utiliser les éclisses métalliques non règlementaires que nous proposions de lui prêter. Ce qui devait arriver arriva. Le lendemain matin séance de lamentation devant le spectacle des deux ailerons sérieusement détériorés.
Le même malheur est arrivé à un DC 3 d'Air Algérie sur le parking civil. Je ne sais pas ce qu'il avait comme éclisses, ni même s'il en avait. Nous lui avons porté assistance pour la réparation qui a pris plusieurs jours : abri dans le hangar, prêt de divers matériels de servitude.
Hélas les moteurs et les hélices ne nous ont pas donné les mêmes satisfactions que les cellules.
Nos avions étaient équipés de moteurs Pratt et Whitney R 1830-90 D de 1100 cv en double étoile de 14 cylindres au total. Ils avaient un potentiel avant révision générale de 1000 heures, plus une tolérance de 150 heures.
Pendant mes 17 mois de séjour nous avons changé un nombre considérable de moteurs, aucun en limite de potentiel, tous pour avarie survenue la plupart du temps en vol. Le seul moteur qui avait dépassé 1000 h et que nous nous apprêtions à changer à la prochaine visite était monté sur un avion que nous venions de toucher et qui avait volé surtout en France ou dans le nord de l'Algérie. Pas à Béchar où les températures et, malgré toutes les précautions prises, le sable mettaient la mécanique à rude épreuve.
Nos moteurs étaient révisés à Dar El Beida, anciennement Maison Blanche, par une boîte (Héli Service) qui avait succédé à l'AIA (Atelier Industriel de l'Air) d'Alger après l'indépendance. L'exode de 1962 avait vidé cette structure de la plupart de ses cadres et de ses techniciens. Le moins qu'on puisse dire est que la qualité ne pouvait être au rendez-vous avec un personnel à tous les niveaux manquant de formation et de pratique. Cela aggravait les effets néfastes dus au climat saharien. Certains moteurs n'ont pas tenu plus de 50 heures.
Les hélices sorties du même organisme nous posaient autant de problèmes. Certaines ont dû être renvoyées sans même avoir volé en raison de vibrations causées par des erreurs de réglage ou l'utilisation de pièces non appropriées.
Parmi les nombreux incidents survenus en vol, je vais vous en raconter deux qui auraient pu très mal se terminer, surtout le premier.
Peu de temps après mon arrivée, au printemps, le Dak revenant d'Istres, retardé je ne sais plus pourquoi, rentre de nuit vers Béchar par un temps de cochon quand une baisse importante de régime accompagnée de très fortes vibrations se produit sur le moteur droit. L'équipage coupe le moteur et tente en vain de passer l'hélice en drapeau. Le moteur en moulinet continue de vibrer d'une manière inquiétante et la traînée supplémentaire ne permet pas de tenir le palier. De nuit, en IMC (conditions météo de vol aux instruments), avec des djebels en dessous, ce n'est pas une situation d'avenir.
Pas possible d'alléger l'avion en larguant le fret : ce sont des passagers qui occupent le cargo. La situation est de plus en plus préoccupante. De nombreuses nouvelles tentatives pour passer l'hélice en drapeau échouent. A un moment donné, les vibrations deviennent des secousses d'une telle intensité que l'équipage craint une perte du moteur et un endommagement de la cellule. Une ultime tentative de mise en drapeau et, oh miracle, ça marche. Les vibrations cessent, la descente est arrêtée. L'avion et ses occupants arrivent à bon port à Béchar.
Prévenu de l'incident, je saute dans ma « deuche » de service et monte sur la base. Spectacle impressionnant de l'avion sous les lampadaires. Tout le côté droit du fuselage en arrière de l'aile est noir de l'huile répandue. Le fut d'un cylindre est entièrement découpé le long d'une circonférence, le morceau détaché restant accroché par les fils de bougie et les cache-tiges de culbuteur. Les passagers ne sont plus là ; l'équipage du sympathique capitaine Wigniolle (je ne me souviens plus qui étaient les autres), n'est pas encore bien remis de ses émotions, on le comprend.
Autre incident. L'avion décolle pour un vol de contrôle après une visite de maintenance. Peu de temps après, baisse de pression et augmentation de température d'huile sur un moteur. Lequel moteur est coupé, l'hélice passée en drapeau, le cap est pris sur le terrain à quelques minutes de vol. Mais très rapidement les mêmes anomalies se produisent sur le deuxième moteur. Là, on ne rigole plus. Le pilote redémarre le moteur arrêté après avoir déviré l'hélice, c’est à dire l'avoir remise au petit pas. Le terrain est rejoint en poussant successivement l'une ou l'autre des manettes de gaz en essayant de limiter l'échauffement du moteur sollicité. Heureusement, l'avion est léger. Par ailleurs les environs de l'aérodrome de Béchar auraient sans doute permis en cas de nécessité un crash sur le ventre, voire même un atterrissage train sorti, dans des conditions de risque acceptable. Mais quand même !
À noter que les pannes de dévirage étaient fréquentes lors des essais ou entraînements. Ce jour là ça avait marché, heureusement.
Quant aux moteurs, ce type de panne était hélas courant, mais la survenue quasi simultanée sur les deux d'un même avion sortant de révision était quand même inquiétante. J'ai aussitôt fait vidanger tous les avions qui étaient susceptibles d'avoir eu des compléments de plein d'huile du même lot que celui employé pour l'avion « rescapé ». J'ai demandé une expertise de ce lot ; aucune anomalie n'a été trouvée. Force est donc de penser que seule une improbable coïncidence est à l'origine de cette double défaillance.
Voilà. Increvable le légendaire Dakota ? Pas toujours dans des conditions d'exploitation difficiles et quand la maintenance majeure des moteurs n'était pas au niveau où elle aurait dû être.
Jacques TAVERNIER
Quelques années plus tard, j'ai retrouvé les Daks à l'ERV 4/93 d'Istres.
En plus de nos C-135F de ravitaillement en vol, nous avions deux C-47 pour assurer le « laitier », c’est-à-dire la navette logistique au profit des escadrons de Mont-de-Marsan et d'Avord. Dans des conditions climatiques moins extrêmes et avec une maintenance 4ème échelon (niveau industriel) digne de ce nom nous n'avons pas eu de problèmes particuliers avec ces vieux Pratt et Whitney.
Juste une dernière anecdote. À Istres, pas de vent de sable mais un mistral (le vent, pas l'avion) souvent très violent. Les Daks étaient stationnés sur le parking du GERMAS (deuxième échelon de maintenance), celui de l'escadre étant déjà plein. Les avions étaient arrimés fermement au sol.
Un matin, je devais embarquer à bord d'un des Daks pour me rendre à une réunion technique à Avord. Un formidable mistral avait soufflé toute la nuit. L'avion avait rompu ses amarres mais heureusement il n'y avait pas de dégâts. Par contre, pas question de rouler au moteur dans cette tempête. Équipage et passagers en place, l'avion est attelé à un tracteur qui nous amène en piste en marche arrière avec d'infinies précautions. Là, démarrage des moteurs, chauffage, point fixe, décollage dans l'axe. Avec ce zef, le passage de l'extrémité de piste a lieu à une hauteur colossale !
Nos deux Daks, comme les autres restant dans l'Armée de l'Air, ont été retirés du service en 1969. En France, seule la Marine en a gardé quelques uns encore plusieurs années.
Date de dernière mise à jour : 11/03/2022
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