Hoa-Binh ou la vallée heureuse
Depuis l’opération aéroportée "Lotus" de novembre 1951, et l’implantation d’une place forte à Hoa-Binh dans une boucle de la Rivière noire, le Viet-Minh a considérablement renforcé sa pression autour de celle-ci. La situation dans ce secteur s'aggravant, les détachements du "Béarn" sur Ju 52 et de l’ "Anjou" sur C-47 sont renforcés sur la base de Gialam afin de prêter main forte au GT 2/62 "Franche Comté" de Bach-Maï.
Quittant Saigon le 26 décembre 1951, notre équipage rejoint Gialam et, dès le 28, participe aux missions. Les parachutages et portages sur Hoa-Binh, Xom-Bu, Tu-Vu et Xom-Phéo s'enchaînent jour après jour pour ravitailler nos troupes.
C’est au cours d’une de ces missions sur Hoa-Binh, que je vivrai l’événement le plus intense de ma carrière aéronautique. Voici ce que fut une escale originale et mouvementée d’un équipage parti serein en mission sur les bords de la Rivière Noire, lieu que certains baptisèrent "La vallée heureuse" en l’empruntant à Jules Roy.
Le Ju-52 EK en action
L’équipage du GT 1/64 "Béarn" composé du Lt Léost (pilote), de l'Adj Charrière (navigateur), du Sgt Gaudineau (radio) et du Sgc Jaubert (mécanicien) décolle le 8 janvier 1952, à 11 h 15, du terrain de Gialam à bord du Toucan n° 174 F-RBEK. Le but de notre mission : parachutage de 1.500 kg d’obus de 105 mm sur le poste avancé de Xom-Phéo. Ce poste est édifié sur une colline entre la RC6 et la rivière noire et il protège, au nord, le camp retranché de Hoa-Binh.
Après avoir survolé le delta et ses rizières, puis laissé le Bavi sur notre droite, nous arrivons en vue de la DZ autour de laquelle deux Junkers 52 du "Béarn" et un Dakota de l’ "Anjou" orbitent déjà. Nous entrons dans la noria alors que le Dak nous annonce, sur la fréquence VHF du GATAC Nord, la présence d’une batterie de DCA Viet.
C-47 "Dakota"
Le Cne Cantraine, sur le Toucan qui nous précède, annonce qu’il a été touché et qu’il est légèrement blessé ainsi que son navigateur et son mécano, ces derniers plus sérieusement. Il dégage et rentre sur Hanoi. N’entendant pas la réponse de Torricelli (indicatif de la station OPS), je me commute de VHF sur HF et m’apprête à retransmettre son message en graphie.
Soudain, je perçois un bruit de tôle inhabituel sur la droite. Par le hublot de la porte radio donnant sur le plan droit, j’observe un trou dont le contour déchiqueté se situe derrière la tôle pare-feu du moteur droit. J’annonce à l'équipage :
- « Nous sommes touchés ».
Les yeux fixés sur ce trou, j’aperçois des rougeoiements qui s'animent à l’intérieur et je lance :
- « Le feu ! »
Le trou s’élargit à vue d’œil et des flammes commencent à s’en échapper. À l’avant, pilote et navigateur prennent immédiatement la décision de rejoindre la piste de Hoa-Binh à 3 min.
Désolé de ne pas retransmettre le message de Cantraine car j’attaque dare-dare un message d’urgence, tout à fait improvisé (et que je n'ai pas eu le temps de soumettre à mon PCA) :
- « XXX (3 fois) HWL5 de FRBEK = touché par DCA stop feu moteur droit stop QAB Hoa-Binh
pour QTP si possible =FIN AR VA ».
Puis je bloque le manipulateur sur " Émission".
L'auteur, en place radio sur le JU 52 ‟Toucan‟ (Coll. B. Gaudineau)
Le temps de transmettre ce message pour constater que le feu a pris une telle ampleur que les flammes dévorent la tôle, comme sorties d’un chalumeau, et qu’elles s'allongent maintenant jusqu’au plan fixe.
Les idées tournent vite en pareil cas :
- la piste est à 2 minutes ...
- l’atteindrons-nous ?
- allons-nous nous crasher en pleine zone Viet ?
- être faits prisonniers? (on sait ce qu'ils réservent aux aviateurs !)
- si l'aile droite cède, c'est la mort à coup sûr et quelle mort ?
Instinct de conservation, je n’ignore pas qu’il y a plus de chance de survie à l'arrière d’un avion ; et ayant fait mon travail, j’enjambe les paquets d’obus de 105 et rejoins les deux dispacheurs près de la porte :
- Nous perdons de l’altitude, nous rasons les rizières,
- Mais Dieu, que ces minutes paraissent des heures et ces flammes qui s’étendent au-delà de la dérive !
- Nous coupons un méandre de la rivière …
Je me souviens de cette idée farfelue qui m’a effleuré l’esprit : étant trop bas pourquoi ne pas sauter dans le vide plutôt que de périr carbonisé ? …
- On voit maintenant l’intérieur de l'aile,
- Le revêtement brûle à une vitesse ! …
- L’alliage d’alu n’est-il pas au magnésium ?
- Et moi, l’incroyant, peut-être un peu mécréant, me voilà implorant Dieu pour que, si nous devions mourir, ce soit sans souffrir ! …
Enfin, sur deux moteurs, on passe l’entrée de piste, on touche des roues, on roule plein pot n’ayant plus de freins et la course se termine par un cheval de bois, tout près des barbelés qui délimitent le parking.
J'ai tellement hâte de sortir de ce qui aurait pu être notre cercueil que je saute durant le cheval de bois. Ouf, la terre ferme ! ... mais que j'ai eu la trouille, oui la plus belle trouille de ma vie ! ...
J'ai fait mon boulot de radio mais eux trois devant : Léost le pilote, Charrière le navigateur et Jaubert le mécano, ils ont été à la hauteur : chapeau les gus ! ...et merci ! … du vrai travail d’équipage ! …
Tous sortis sains et saufs de notre brave Julie, il nous faut nous en éloigner, sans tarder, compte-tenu de notre chargement. Alors que, coude au corps, nous allons en direction d’un no man’s land distant d’une centaine de mètres, plan et moteur droit en feu s’affaissent. C’est planqués derrière quelques monticules de terre, que pendant de longues minutes nous assistons à l’agonie de notre "Echo Kilo", agonie ponctuée par les explosions de notre chargement d’obus auxquelles se mêlent celles des chargeurs des PM de notre caisse d’armes, sans compter le sifflement des éclats au-dessus de nos têtes …
Sgt Gaudineau radio, Lt Léost pilote, Adj Charrière navigateur (Coll. B. Gaudineau)
Le feu d’artifice terminé, et tout à la joie de nous en être si bien sortis, une voix, au loin, nous apprend que nous nous sommes terrés dans un champ de mines : la baraka étant avec nous, nous en sortons indemnes ! …
Conduits par un légionnaire au PC, nous sommes chaleureusement accueillis par le Col Clément. Nous pouvons enfin nous restaurer et y apprendre la raison d’une certaine fatigue observée sur les visages de nos hôtes : ils avaient dû batailler toute la nuit précédente pour enrayer les nombreuses attaques de l’adversaire …Et, pour la nuit prochaine, les prévisions étant identiques, le colonel a demandé le renfort de parachutistes.
En fin d’après-midi, précédés par deux Hellcat, la formation de Ju52 et de C-47 largue les renforts demandés : vu du sol et d’aussi près, il est curieux d’entendre le bruit mat que font sacs, couteaux et objets divers en touchant le sol bien avant les paras. Mais aussi, nous assistons impuissants, à la chute d’un pauvre gars dont le parachute s’est mis en torche … Vite rassemblés, nos paras creusent leurs trous individuels près de la piste et en avant des premières défenses du camp.
À la tombée de la nuit, canons de 75 et mortiers Viet-Minh envoient leurs premiers projectiles sur le camp ainsi que sur le poste de Xom-Phéo ; tirs auxquels répondent nos batteries de 105. Les échanges se prolongent ainsi puis, après une accalmie, à une heure du matin très exactement, la fusillade rapprochée des armes légères commence. Au milieu des coups de téléphone et des messages annonçant de nombreuses infiltrations ennemies, le Col Clément, admirable de calme, distribue ses ordres. La nuit se passe ainsi en assauts toujours repoussés.
Mais bien que repoussés, les Viets, par leurs incursions, ont laissé des traces: en regagnant le parking le lendemain matin, la pièce de 105 près des restes de notre avion avait la bouche à feu "en chou-fleur" et la culasse explosée ; quant aux corps de ses servants, ils étaient déjà à la morgue du camp ! ...dur métier que celui de para, légionnaire, marsouin, tabor, tirailleur et autres terriens (et quand je me souviens qu’ils se faisaient huer par les dockers à leur retour à Marseille ! ...)
Les restes de notre "Julie" (Coll. B. Gaudineau)
De notre racer, le n° 174 Echo-Kilo, ne subsistent que les restes calcinés de ses trois moteurs, les extrémités des ailes ainsi que le plan fixe et la dérive sur laquelle les deux lettres E K sont toujours visibles. Le Sgc Jaubert a recherché en vain, parmi les restes noircis, la clef de sa "caisse à clous" afin de la restituer à l’officier adjoint technique du "Béarn" !
Le lendemain, en fin de matinée, après avoir largué sa cargaison sur la DZ, le Cne Pineau du "Franche Comté" vient nous récupérer, embarquant également des blessés de la nuit.
Quelques temps plus tard, il m'a été rapporté ces mots de l'opérateur radio de la station radiotélégraphique d’Hanoi qui avait intégralement pris mon message d'urgence :
- « Il avait vraiment le feu au cul ! » ;
Il est vrai que je n'avais jamais transmis aussi vite... et pourtant, je ne trafiquais pas encore au vibromorse.
Ceci est la vision de notre aventure du 8 janvier 1952 depuis ma place radio. (2)
Quant à la Julie qui nous précédait sur la DZ de Xom-Phéo, le Cne Cantraine (1) l’a ramenée à Gialam. Dans la rafale de 12,7 qui l'a atteint derrière la planche de bord, une balle explosive disperse de nombreux éclats dans le poste d'équipage ; les trois membres d’équipage à l'avant, sont touchés :
- Cantraine légèrement,
- Cochois, le navigateur en place droite, a plusieurs éclats au visage,
- Bigand le mécano est très sérieusement blessé au torse et aux membres.
Le radio Henri Mercier a allongé le mécano dans le cargo et fait ce qu'il peut avec le maigre contenu de la boite de secours du bord...
Cantraine pose l'avion à Gialam et, dès l'arrivée au parking, le service de santé évacue rapidement le pilote et le navigateur.
Quant au mécano pourquoi reste-t-il seul, allongé dans le cargo ? L’a-t-on laissé pour mort ? Après de longues minutes, un pistard passant près de là entend des gémissements... enfin on s’occupe de lui : hôpital Lanessan à Hanoï puis hôpital Grall à Saigon avant son rapatriement sanitaire en France. Après de multiples interventions chirurgicales, il sera déclaré inapte et radié des cadres de l'Armée de l'air : il en gardera quelques ressentiments !
Quant au radio, le Sgt Mercier, camarade de promotion, sa peur sera rétrospective : s’il avait été assis à sa place, la balle de 12,7 après avoir traversé la porte radio l’aurait trouvé sur son chemin ; au lieu de cela, elle est allée se ficher dans le radiocompas EZ2 de l’autre coté du fuselage.
Pour notre équipage les missions reprennent dès le 12 janvier après deux jours de repos : destination Xom-Phéo pour un parachutage le matin puis Hoa-Binh pour une "évasan" l’après-midi : dire que nous avons repris les vols sans appréhension serait mentir car pourquoi, ce matin 12 janvier et sans nous être concertés, avons-nous enfilé nos harnais de parachute avant de monter à bord ?
Nos missions sur Hoa-Binh se succèdent jusqu'au 20 janvier 1952. On parle d’ailleurs d’évacuer prochainement cette place forte. Le Gal de Lattre de Tassigny, qui a su conduire aux succès l'Armée française, vient de décéder et c'est le général Salan qui lui succède.
Nous aurons encore quelques sueurs froides le 17 janvier : nous atterrissons à Hoa-Binh pour une évasan et sommes pris à partie par un canon de 75 avant d’arriver au parking ; dès l’arrêt, un second "pélot" puis un troisième atterrissent encore plus près …
Le pilote jugeant la situation dangereuse actionne le klaxon pour signifier la fin de l’embarquement des blessés. Notre convoyeuse est descendue pour aider les gars au sol. Je n’ai pas fini de dire : "miss est encore au sol" que déjà l'avion pivote et que les 3 manettes des gaz sont poussées en avant.
Nous n’avons pas encore la queue haute qu’un obus explose à une vingtaine de mètres devant le moteur central : apparemment aucun dommage, rien d’anormal sur les "pendules", on roule et, ouf ! … nous voilà en l’air, cap sur Gialam...
Voici ce que nous saurons plus tard : dans la manœuvre, notre convoyeuse Miss Elisabeth Gras, a été heurtée par le plan fixe ; elle s’est retrouvée KO puis conduite à l’antenne médicale du camp. Elle est rentrée le lendemain sur Bach-Maï par une "évasan" : un comble pour une convoyeuse ! ... ; Lisbeth, comme l’appellent ses consœurs, ayant enfreint la consigne de rester à bord n’en voudra pas à l’équipage, ‟nos miss‟ étaient vraiment très courageuses !
Enfin, voici telle que je m’en souviens, la description du terrain de Hoa-Binh implanté dans cette "vallée heureuse extrême-orientale" : oh ! , une simple piste caillouteuse avec une diguette à l’entrée de bande, bombée en son milieu, sommairement aplanie, orientée sensiblement 020°/200°, d’une longueur d’environ 800/1000 mètres et comportant quelques maigres bouquets d’arbustes de part et d’autre. Je crois qu’elle n’était pas dakotable.
À propos de cette diguette, un souvenir me revient en mémoire : son avion ayant touché la diguette à l’atterrissage, ce bon copain voit, depuis sa place radio, passer la roue droite de son avion et lance cette phrase inoubliable :
- « Cramponnez-vous les gus car là, ce n’est pas un Viet qui joue au cerceau ! ».
Une ‟Julie‟ de plus qui restera sur place !
En bout de piste, vers le sud sud-ouest, une petite colline dont la partie basse était transformée en champ de mines (nous avons eu beaucoup de chance d’y entrer et d’en sortir sans la moindre égratignure ! …). Au-delà de la vallée de la rivière noire, des monts couverts de forêts à 3 ou 4 km vers l’ouest tenu par le bataillon Viet 308, de même que vers le sud-est, tenu par le bataillon 304. Au nord de Hoa-Binh et au nord-ouest de Xom-Phéo, la colline boisée était tenue par le bataillon 312.
Enfin, depuis le parking, protégé par des barbelés et des chevaux de frise proches de l’alvéole d’un canon de 105 et en descendant vers le sud jusqu’à la rivière noire, s’étendait le camp retranché ; camp fait de multiples ouvrages enterrés, points d’appuis, tranchées, tentes et quelques bâtisses,... donnant l’impression que, partout, la terre avait été bouleversée, retournée...
C'est en son centre que le Col Clément, dans son PC, nous a aimablement accueilli et offert l'hospitalité pour une nuit sans sommeil : en effet, malgré les renforts du parachutage, la bataille a fait rage toute la nuit et le Vietminh y a laissé 600 morts !
La région d'Hoa-Binh aujourd'hui
Et, malgré les 55 années qui se sont écoulées, je n’ai rien oublié de ces évènements : il est vrai que certains m’ont profondément marqué ! …
Bernard GAUDINEAU
(1) De retour en métropole, le Cne Cantraine deviendra pilote du Général de Gaulle, à bord du SO-30P présidentiel du GLAM.
(2) Le Lt Léost a relaté notre aventure :
- en 1954 dans la revue du Général Chassin "Aviation Indochine" aux éditions Amiot-Dumont,
- en 1998 dans le volumineux et admirable livre "Force Aérienne de Projection" d’Alexandre Paringaux aux éditions Zéphyr,
- dans le présent site "Histoires d'aviateurs" à l'adresse : http://aviateurs.e-monsite.com/pages/1946-et-annees-suivantes/fin-d-une-julie.html.
Date de dernière mise à jour : 02/04/2020
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