Histoire de fou

Voici le cas de cette mission extrêmement urgente qui se dé­clencha un beau soir de décembre 1952 sur le terrain de Gia-Lam.

Le téléphone sonne, les ordres sont donnés :

- « Le poste de Muong-Saï, au Laos, est attaqué et il a un besoin urgent d'obus de 105, faites décoller immédiatement un avion pour qu'il arrive là-bas avant la nuit. »

Et la machine, bien ro­dée, se met en route : l'équipage d'alerte fonce vers l'avion, tandis que le CRA charge le Dakota en un temps record. Tout est paré. Première surprise, le manifeste de chargement fait état de 3 t d'obus au lieu de 2,4 t prévues. Bigre ! se dit le chef de bord, avec un plein de 500 gallons d'essence, nous avons 600 kg de surcharge et pour aller sur un terrain aussi acroba­tique que Muong Saï, ce ne sera pas facile. Tant pis ! On n'a pas le temps de décharger, allons-y.

Et le bon vieux Dakota décolle, en frôlant au passage la di­gue de 12 m qui protège le terrain de Gia-Lam des inondations du Fleuve Rouge. Montée pépère en faisant at­tention au Ba-Vi qui traîne traîtreusement dans le coin et no­tre brave machine émerge de la crasse à 10.000 pieds. Cette couche continue inquiète bien un peu le cocher mais, tou­jours enclin à l'optimisme, il se dit que cela doit se cumulifier sur le relief et qu'il trouvera bien un trou pour descendre.

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C-47 dans la haute région (ECPAD)

Une heure quarante-cinq minutes plus tard, point de trou, point de cumulus, et, à l'estime, on doit être aux environs de Muong-Saï. Un contact radio excellent confirme la proximité de l'objectif.

Alors intervient le navigateur, l'Adj B… certainement l'un des meilleurs spécialistes ayant jamais opéré dans le ciel de l'Indochine. Prenant des relèvements sur plusieurs som­mets qui dépassent de la couche et que lui seul est capable d'identifier, il donne au pilote des caps et des tops de des­cente et la percée kamikaze commence…

Ce qui peut se pas­ser dans la tête du pilote pendant ces trop longues minutes est facile à résumer :

- « Bougre d'âne, tu es fou, tu descends à 300 à l'heure face à des cailloux de 6.000 pieds, tu vas encadrer, B... est complè­tement fou, regarde ton altimètre, remets les gaz tant que tu es encore en vie, tu vas crever bêtement. »

Mais d'un seul coup, l'ouate qui enveloppe le taxi se déchire et, droit devant moi, perché sur un piton, apparaît le poste de Muong-Saï avec, au pied du piton, la minuscule piste en­tourée de montagnes dont les sommets baignent dans la crasse. Nous n'avons pas le temps de nous congratuler : les biffins nous disent d'effectuer un circuit très court, car les Viêts nous tirent.

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Le poste de Muong-Saï (ECPAD)

Atterrissage en voltige, accueil charmant du capitaine com­mandant le poste qui propose de nous emmener sur le piton prendre un rafraîchissement. Des détonations sourdes se font entendre dans la vallée. Devant l'inquiétude des avia­teurs, le chef de poste confirme :

- « Oui, ce sont les Viets qui tirent au mortier sur la piste. Le mieux est que vous ne traî­niez pas trop par ici. Mais, au fait, que nous apportez-vous de si précieux pour prendre de tels risques aujourd'hui ? »
- « Trois tonnes d'obus de 105, mon capitaine ».

 Lourd si­lence... Puis le capitaine demande avec une grande douceur dans la voix :

- « Vous êtes bien sûrs que votre destination était Muong-Saï et non pas Na-San, par hasard ? »

Protestations indignées de l'équipage, et la réplique vient, nette et sèche comme un couperet de guillotine :

- « II n'y a pas de canon de 105 à Muong Saï ! »

Nous avons donc fait tout ce cirque pour rien, et, comme le chef de poste ne voulait pas entendre parler de ces obus, prétextant à juste titre que si les Viets prenaient le poste, c'est eux qui feraient une bonne affaire, il fallut décoller de cet impossible petit terrain avec 3 t d'obus. C'était un risque insensé, un véritable suicide. Et pourtant on l'a fait...

Et on est rentré à Gia-Lam vers 10 h du soir, dans le cra­chin, avec 100 pieds de plafond.

Le lendemain à l'aube, le même Dakota décollait de nou­veau de Xieng-Khouang avec 3 t de patates qui y fu­rent déchargées et en repartit... avec 3 autres t de pa­tates pour Hanoi : il y avait une relève de bataillon et chaque bataillon emportait son stock de patates avec lui...


Jean ADIAS

Extrait de "ANTAM Info" n° 47 d'octobre 2013

Date de dernière mise à jour : 24/04/2020

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