La fin glorieuse d'une Julie à Hoa-Binh
Depuis l’opération "Lotus" de novembre 1951, le Viet-Minh a renforcé sa pression autour de la place forte de Hoa-Binh : C-47 Dakota du détachement du GT 2/64 "Anjou", Junkers 52 Toucan du GT 1/64 "Béarn", au départ de Gialam et JU-52 du GT 2/62 "Franche-Comté", au départ de Bach Mai, s’emploient à ravitailler nos troupes.
Voici l'une de ces missions - escale originale et mouvementée d’un équipage serein sur les bords en furie de la Rivière Noire - sur le Toucan n° 174 F-RBEK du GT 1/64 "Béarn", exécutée par l'équipage du Lt Léost (pilote), de l'Adj Charrière (navigateur), du Sgt Gaudineau (radio), du Sgc Jaubert (mécanicien), aidés de deux dispacheurs et relatée, il y a plus de 57 ans, par le Lt Laurent Léost commandant d’avion.
Il est 11 h 15, ce 8 janvier 1952, nous venons de décoller de Gialam, notre base d’attache, pour une mission de parachutage à Xom-Phéo, poste de la RC-6 serré de très près par le Viet-Minh. Je me sens plus tranquille que jamais. Ma confiance en mon équipage est totale ; mon appareil le 174 E.K., peut postuler au titre de "racer" du Groupe. La météo s’annonce favorable et la mission elle-même ne présente guère de difficultés majeures. Le Delta déroule sous mes ailes le monotone quadrillé de ses rizières inondées. Un peu plus loin, je survole la chaîne des calcaires, puis le point de repère du Bavi avant d’aborder la RC-6 qui relie Hanoi à Hoa-Binh. Cinq cents mètres plus bas, la route serpente à flanc de collines ou enjambe les rapides sur les ponts hâtivement jetés par le génie. De gros nuages de poussière rougeâtre soulignent l’acheminement des convois vers Xom-Phéo. Hors de la piste, le débroussaillage soulève des vapeurs bleuâtres. Après avoir dépassé le poste de Dong-Ben qui vient d’essuyer un puissant assaut Viet-Minh, j’aperçois l’emplacement de notre D.Z. Trois Junker et un Dakota y tournoient déjà, larguant à chaque passage un ou deux containers que la colline abritant le poste de Xom-Phéo dérobe rapidement aux regards. Le temps d'annoncer à Torricelli notre arrivée sur la D.Z et aux autres avions notre entrée dans le circuit de parachutage, le Toucan se trouve à 200 mètres d’altitude, 15° de volets sortis, avec 140 au badin. Je frôle les collines lorsque le Dakota m’annonce la présence d’une batterie rebelle et demande une protection de chasse pour terminer sa mission. Aussitôt, je vire à gauche pour éviter la région dangereuse. Me voici à la verticale de la D.Z, prêt à donner le "Go!" lorsqu’un cri du radio retentit :
- « Nous sommes touchés ! »
Je me tourne vers le navigateur qui, de sa place, essaie d'apprécier les dégâts, tandis que le radio tente de m’indiquer avec les mains la dimension des impacts sur l'aile et le fuseau moteur. Une deuxième exclamation me parvient alors :
- « Le feu ! »
Nous avons tous la même pensée : Hoa-Binh, avec son terrain à deux ou trois minutes de vol ! Je vire serré, donnant ordre aux dispacheurs de délester le Toucan de sa cargaison d’obus de 105. À ce moment, une seconde rafale vient, dans un crissement métallique, sectionner les commandes du moteur droit qui passe à 2.000 tours. Je m’apprête à le couper, mais il disparaît brusquement dans un jet de flammes. Je règle alors à 1.800 tours les deux moteurs restants. Le terrain est encore distant de quatre kilomètres alors que les flammes atteignent déjà, derrière nous, une dizaine de mètres. Jusqu’à Hoa-binh, le territoire est tenu par l'ennemi : le crash nous livrerait aux mains de l'ennemi. Je me rive aux commandes, regardant anxieusement la piste jaune qui commence à se dessiner dans la boucle de la rivière. Le feu continue ses ravages et gagne du terrain sur nous. A trois cents mètres du but, le quart du revêtement de l’aile s’arrache ; les longerons apparaissent. J'ordonne à l’équipage de prendre la position de crash, je contre au manche pour remédier à la diminution de portance de l’aile droite et rends instinctivement la main, m’attendant à la perte totale de la voilure tribord. La commande de gauchissement se trouve à sa position extrême gauche lorsque je tire pour arrondir. Allons-nous atteindre la piste avant d'être dévorés par le feu ?
Le Toucan touche le sol... N’ayant plus de freins à droite, il roule jusqu’à la hauteur du parking et s’arrête enfin après un cheval de bois effectué à faible vitesse.
L'explosion des réservoirs d’essence et des munitions peut se produire d’un instant à l’autre. L’équipage saute, passant par-dessus les obus entre lesquels courent de nombreuses flammèches. La fumée me prend à la gorge ; je parviens à me hisser miraculeusement sur la carlingue. Je me dispose à en descendre quand un cri de mon mécanicien m’alerte :
- « Attention à l’hélice, mon lieutenant ! »
Complètement aveuglé, j’ai failli me jeter dans les pales. Quelques secondes plus tard, je me retrouve de l'autre côté de la piste : l’aile et le fuseau moteur droit s’affaissent en flammes. Mon équipage et les deux dispacheurs me hurlent de m’éloigner. De mon côté, je chasse à force de gestes une automitrailleuse qui fonce vers le sinistre, ignorant le danger qu’elle court. Je bondis au sentier et m’y effondre auprès de mes équipiers, cependant que les obus de 105 commencent à exploser et que les éclats sifflent au-dessus de nos têtes.
Nous commençons à nous rassurer et à manifester notre joie d’en sortir vivants, lorsqu’une voix affolée nous annonce que nous sommes terrés dans un champ de mines. Dès que les explosions ont cessé, le problème consiste à sortir du piège avec autant de chance que nous en avions eu à l’aller. De retour sur la piste, le silence absolu nous frappe. L’attitude des soldats qui nous accueillent paraît insolite. On nous apprend que le poste est encerclé par les Viets. Au cours de la nuit, les rebelles se sont attaqués à une batterie de 105 ; depuis, ils n’ont pas cessé leurs opérations de harcèlement. À l’instant même où nous nous posions avec difficulté, un obus de mortier s’était écrasé à une dizaine de mètres du Toucan !
Les restes de notre "Julie" (Coll. B. Gaudineau)
Un légionnaire nous conduit au PC du poste, où j’apprends que tous nos appareils ont été touchés au cours du parachutage et que le chef de notre détachement est rentré à Hanoi avec deux membres de son équipage grièvement blessés. Le colonel Clément nous réserve un accueil chaleureux et, après le repas, nous allons rendre visite à l’épave de notre appareil. Il ne reste qu’un informe amas de ferrailles d’où se détachent l’ossature de trois moteurs, deux bouts d’aile et l’empennage sur lequel l'indicatif EK n° 174 demeure lisible.
L'un des moteurs (Coll. B. Gaudineau)
Le soir tombe. Au loin, les Hellcat et les B-26 tentent, en une ronde folle, d’annihiler la batterie qui nous a touchés et nous percevons par intermittence l’éclatement de leurs bombes et le fracas de leurs mitrailleuses. On attend les parachutistes que le chef de poste a demandé en prévision de l’attaque nocturne traditionnelle. Peu après six heures, deux chasseurs descendent du ciel pour tournoyer au-dessus du terrain. La formation aéroportée ne peut plus être loin. Elle surgit quelques minutes plus tard. Des cordées de sticks tombent des Dakota et des Junkers, précédées par une pluie de sacs, de casques, de couteaux, d'objets divers, détachés par le largage brutal et qui touchent le sol avec un bruit mat. Un homme, son parachute en torche, poursuit jusqu'à terre une chute terrifiante à laquelle nous assistons impuissants.
À peine avons-nous regagné l’enceinte du poste que les mortiers viets pilonnent la piste. Nous regardons ce paysage fortifié, semble à ceux de la guerre de 1914 ; dans l’hôpital improvisé gisent, ensanglantés, de nombreux blessés attendant l’évacuation. La nuit devient très noire. Tout à coup, une série d’explosions se fait entendre. Un 75 de campagne du Viet-Minh vient d’ouvrir le feu. Nos batteries de 105 ripostent, certaines dans le dessein de faire taire les canons adverses, d’autres pour appuyer le poste encerclé de Xom-Phéo qui réclame du soutien. À une heure exactement, sitôt la lune couchée, la fusillade rapprochée, commence. Au milieu des sonneries de téléphone, tandis que des messagers annoncent de nombreuses infiltrations ennemies, le colonel Clément, admirable de calme, se promène de long en large, distribuant ses ordres.
La nuit tout entière se passe en assauts toujours repoussés. Pour ma part, chaque fois que le feu se précise, j’arme mon Herstal 7,65, prêt à tirer. Enfin, le jour parait : l’attaque viet a échoué, et, dans le matin brumeux, nous attendons l’arrivée de l’avion d’Hanoi. Avec l’aide du commandant de terrain, je fais déblayer la piste des débris du Toucan ; le parking est dégagé, les trous d’obus comblés. Le rouleau compresseur aplanit la surface endommagée et une équipe de démineurs munie de détecteurs électro-magnétiques enlève de nombreuses grenades laissées par l’assaillant. Le capitaine Pineau, du Franche-Comté, atterrit à bord d'un JU-52, après avoir largué sa cargaison sur la DZ. On y embarque les blessés, en hâte, à portée des armes rebelles, et l’avion décolle, nous emportant lon de la cuvette de Hoa-binh, vers les vapeurs du Delta.
L’aventure est terminée. (1)
Laurent LÉOST
Extrait du "Recueil de l'ADRAR" Tome 2
(1) Cette aventure a également été racontée par Bernard Gaudineau à l'adresse http://aviateurs.e-monsite.com/pages/1946-et-annees-suivantes/hoa-binh-ou-la-vallee-heureuse.html
Date de dernière mise à jour : 07/04/2020
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