Échec et glace

Au cœur de la nuit, un avion couvert de glace se traîne dans le ciel de l’Espagne en rasant les sommets des sierras du cœur de la péninsule Ibérique.

Le DC-3 est entré dans le mauvais temps un peu avant la frontière, puis les premiers signes de givrage sont apparus du côté de Pampelune, et à présent, il est à la limite de la sustentation…

Très tôt, le pare-brise s’est couvert de givre. Cela a commencé autour du joint de fuselage, et petit à petit, la glace s’est refermée, millimètres par millimètres, centimètres par centimètres, jusqu’à obturer complètement le pare-brise.

Nous n’avons rien fait pour lutter car pour se battre, il faut des armes. Et contre cette glace-là, nous manquons de munitions : pour une sombre histoire de gros sous, le directeur de la compagnie a décidé de limiter l’emport d’alcool de dégivrage. Il doit considérer qu’étant enfouis au cœur des nuages, la visibilité vers l’avant n’a plus aucune utilité, et qu’il y a là un gain d’argent pour lui. Les réserves d’alcool de dégivrage nous sont chichement comptées. On réserve alors l’alcool pour dégivrer les hélices et les vitres latérales, que l’on tient soigneusement propres, car c’est de là que l’on peut surveiller les hélices et les ailes.

J’ai de la chance, cette nuit mon copilote sait jouer aux échecs. Nous avons entamé une partie que nous ne terminerons jamais…

Le premier signe de givrage est venu des hélices quand la vitesse a commencé à décroître, alors que les paramètres moteurs étaient normaux. J’ai vite allumé les phares d’ailes et j’ai inspecté du regard l’hélice du moteur gauche.  Les pieds de pales des hélices sont peints en noir, car c’est là que le givre vient se coller, et en s’agglutinant perturbe l’écoulement des filets d‘air, faisant ainsi chuter le rendement de l’hélice, et par là, du moteur.

Les pieds de pales sont tout blancs, et le copilote me confirme la même chose de son côté, sur l’hélice du moteur droit. Nous avons perdu une dizaine de nœuds, c’est très significatif : il faut les dégivrer. Une manipulation simple, des robinets à ouvrir, une pompe que l’on met en route et les petits tuyaux laissent couler leur filet d’alcool à la racine des pieds de pale. Entraînés par la vitesse de rotation et par l’écoulement du vent, l’alcool se répand sur toute l’embase. La glace fond, se détache en blocs qui entraînés par la force centrifuge, partent comme autant de projectiles dans l’espace, ou selon le hasard, viennent percuter violemment la carlingue avec des claquements d’obus !... Ping !... Pang !…

Les pieds de pales se nettoient, ils redeviennent un disque noir qui brille sous la lumière du projecteur d’aile. Vite, il faut couper la pompe, fermer les robinets, économiser ce précieux liquide car la nuit sera longue et le mauvais temps tenace.

Nous en profitons pour regarder le bord d’attaque des ailes. On allume les phares d’ailes, et les longues plumes de ce merveilleux avion surgissent de la nuit, à travers le rideau de flocons et de brouillard mélangés. Les boudins de caoutchouc noir du système pneumatique de dégivrage des ailes sont recouverts d’un mince filet blanc qui court tout le long du bord d’attaque. Il n’y a pas assez de glace pour engager notre riposte, mais il va falloir surveiller ça de près… 

Par acquis de conscience, je lance un appel à la radio, mais personne ne répondant et la vitesse ayant regagné les quelques nœuds perdus, nous reprenons notre partie d’échecs.

Lorsque j’ai commencé comme copilote mes premiers vols de nuit au-dessus de l’Espagne, je me suis époumoné à crier dans la radio à la recherche d’un contact avec les contrôleurs espagnols. 

- « Madrid ! Madrid ! This is Foxtrot Bravo Alpha India X-ray at flight level one one zero, how do you read ?... »

J’ai répété et répété mon appel mais jamais personne ne m’a répondu.

C’est Raymond L, un ancien de l’armée, véritable sosie de Georges Brassens, qui le premier m’a proposé de jouer aux échecs. Au bout d’une vingtaine de minutes perdues à rajouter mes hurlements au vacarme des moteurs, agacé, il m’a interrompu :

- « Tu sais jouer aux échecs ?... »
- « Euh.. oui… un peu… »

répondis-je prudemment car le gaillard avait ce que l’on appelle "un caractère".

Il a sorti un petit jeu d’échecs qu’il a posé entre nous sur les accoudoirs de nos sièges.

- « Laisse tomber la radio, ça ne sert à rien, ils ne répondent jamais… ou alors ce sont nos radio VHF qui ne portent pas… Dans tous les cas on ne voit rien devant, pas de contact radio, alors autant jouer pour ne pas s’endormir… »

Une fois les pièces bien disposées, nous avons entamé la première partie d’une très longue série.

Et c’est ainsi que j’appris à traverser l’Espagne dans la plus parfaite indifférence, la plus belle discrétion, et pour le plus grand profit de mon niveau d’échecs.

Pendant que mon copilote réfléchit à son prochain coup, je jette un regard sur les instruments… Nous sommes montés de 100 pieds, alors je tourne un petit bouton du pilote automatique et l’avion se met en très légère descente. Je procède de même pour le cap.

Sur DC-3, le pilote automatique n’est asservi à rien. Il tient l’avion en ligne de vol, et on peut modifier l’assiette pour monter ou descendre. Le pilote automatique tient également les ailes horizontales. On peut l’incliner d’un côté ou de l’autre pour corriger le cap. Et c’est ainsi qu’avec des petites corrections horizontales et verticales que l’on peut encadrer, à peu près, la route du plan de vol.

Tout à coup, l’avion se met à trembler, nous sommes secoués, les pièces tombent de l’échiquier. On devine, à travers la glace agglutinée sur le pare-brise des lueurs fugaces… Nous entrons dans des nuages convectifs ! Nous sommes de plus en plus secoués. On fixe rapidement nos harnais d’épaule sur la boucle de ceinture et l’on serre au plus fort…

Je débranche le pilote automatique et tiens l’avion en ligne de vol. En observant à travers la glace accumulée sur les vitres du pare-brise, nous essayons de distinguer la trace des lueurs des coups de foudre qui illuminent la nuit, pour essayer de situer les plus importants foyers, et au jugé, nous nous glissons entre eux, en espérant ne pas faire une mauvaise rencontre…

Hélas ! Les turbulences se font plus violentes, des rafales de pluie, puis de grêle viennent s’écraser contre le pare-brise et le nez de l’avion, faisant un boucan de fin du monde. Les secousses deviennent terribles, violentes, tout voltige, mon casque déjà inutile se met en travers sur mon crâne, le copilote se cramponne à ce qu’il peut trouver comme point d’appui… Sans nos ceintures, nous serions expulsés de nos sièges. L’avion part brutalement en montée, le variomètre se redresse.

Des Anciens, j’ai appris à ne pas résister, à laisser l’avion monter… Ça ne va pas durer et on finira bien par redescendre. D’ailleurs il vaut mieux commencer par monter. Nous sommes dans un ascenseur devenu fou, qui a échappé à tout contrôle, qui vibre, tressaute violemment, s’agite en tous sens.

La grêle redouble de violence, les turbulences aussi, on est secoué comme un cow-boy sur un taureau de rodéo, le fracas rend toute communication entre nous impossible. La nuit est zébrée d’éclairs, des feux de Saint-Elme courent en zigzag leurs folles sarabandes sur les pare-brises, excitant de leurs lumières capricieuses bleues nos pupilles grandes ouvertes. Tout ce que je peux faire, c’est essayer de garder l’avion ailes horizontales et en ligne de vol. Qu’il monte ou descende n’a plus d’importance.

Le bruit diminue, les turbulences s’apaisent, la tempête se calme quelques secondes, pour mieux réorganiser ses forces et sans préavis, sa furie se déchaîne, comme les crises d’un malade atteint de folie furieuse…

Le copi tend la main et après plusieurs tentatives tant il est secoué, allume les phares d’aile.

- « On givre ! » crie-t-il, en se penchant à mon oreille.

Je jette un œil par la vitre latérale et constate que le bord d’attaque est tout blanc. La couche paraît suffisamment épaisse. 

- « Vas-y ! Dégivre ! »

Il faut hurler pour s’entendre.

D’un seul coup, brutalement, l’avion cesse son ascension, et descend aussi vite qu’il est monté. Nous reperdons les milliers de pieds gagnés. Je n’essaie pas de le maintenir au niveau initial, la vitesse chuterait et on risquerait un décrochage dynamique sur un coup de tabac. L’avion dégringole à toute vitesse et on va bien finir par sortir de cette dégueulante !... Pendant ce temps, sur les ailes les boudins se sont gonflés pour un résultat peu satisfaisant.

Le givrage se présente sous deux formes : une accumulation de neige ou de cristaux, qui forment une gangue blanche. Lorsqu’elle est assez épaisse, on active le système pneumatique de dégivrage. Trois boudins en caoutchouc se gonflent le long du bord d’attaque, disloquent la couche de givre. Le vent emporte des plaques entières de matière blanche. Les boudins se vident dans un cycle de succion qui les plaque sur le bord d’attaque de l’aile, puis se regonflent à nouveau. En deux ou trois cycles, si tout se déroule normalement, les ailes sont nettoyées.

L’autre forme de givrage, beaucoup plus pernicieuse et dangereuse est le verglas. Des gouttes d’eau pâteuses, car en surfusion, c’est-à-dire en état liquide bien qu’en température négative percutent les bords d’attaque. Le choc rompt le fragile équilibre qu’est la surfusion et la goutte s’étale puis se congèle instantanément en un amas dur et translucide. Gouttes après gouttes, c’est une couche épaisse de glace dure qui recouvre l’avion. Il faut intervenir à temps. Trop tôt, et il y a le risque de créer dans cette masse pâteuse une couche qui va durcir lorsque les boudins seront gonflés, et qui vont ensuite se gonfler et se dégonfler dans l’espace ainsi créé et seront alors totalement inefficaces. Si l’on intervient trop tard, il y a le risque que la couche soit tellement dure que les boudins ne pourront pas la disloquer… 

Le bruit diminue, nous sortons de la zone de précipitations intenses. Je me penche sur la vitre latérale gauche et observe l’aile :

- « De mon côté c’est pas terrible… »

dis-je au copilote qui me confirme que du sien, c’est le même constat. Il reste des plaques de givre blanc, dispersées tout le long du bord d’attaque. La vitesse diminue, du fait de la trainée aérodynamique ainsi créée. Pour compenser, je pousse les manettes de gaz vers l’avant. La vitesse se stabilise.

On est sorti du cumulonimbus, mais nous volons toujours dans les nuages dont les remous ballotent le DC-3. Je regagne péniblement notre altitude de croisière et je rebranche le pilote automatique.

Nous allumons les feux d’atterrissage et par les fenêtres latérales, nous voyons la pénombre s’illuminer des millions de flocons qui strient la nuit comme autant de fléchettes brillantes. On éteint les phares car on en a vu assez. Le givrage va continuer…

Le niveau d’alcool est au plus bas. Profitant de la relative accalmie, le copilote se lève, et bien calé derrière moi pour résister aux turbulences, il ouvre un bidon qu’il déverse par un entonnoir dans le réservoir qui est situé derrière mon siège. Lorsque le réservoir est plein, cramponné des deux mains aux points d’appui qu’il peut trouver, il regagne son siège et enfin attaché, se penche pour observer l’aile droite. L’odeur de l’alcool emplit le cockpit alors qu’au dehors le givrage s’accentue.

Il ne faut pas dégivrer de suite et risquer une accumulation de givre. Il faut avoir la patience d’attendre, accepter de se laisser charger de givre blanc, surveiller attentivement, et à l’instinct, décider du moment opportun pour reprendre le processus de dégivrage. Il y a bien une fonction automatique, mais les Anciens m’ont dissuadé de s’en servir. Ils trouvaient que les cycles programmés ne permettaient pas de s’adapter aux circonstances. Ils préféraient être maître du jeu, ils avaient raison et je fais comme eux.

La vitesse chute, j’avance encore les manettes des gaz , il ne reste plus beaucoup de puissance disponible…

Les bords d’attaque sont à présent généreusement recouverts d’une bonne couche blanche. J’attends encore un peu…

- « Vas-y ! Dégivre !... » 

Le copilote tourne la manette, les boudins se gonflent, plutôt mal et nous constatons que des deux côtés, les plaques blanches résiduelles sont plus importantes. Les boudins ne se gonflent pas suffisamment et le bord d’attaque ne se nettoie pas comme il devrait.

J’enrage !

- « Les salauds ! Ils le savent que ces cochonneries de boudins sont poreux ou percés ! Ils n’en ont rien à foutre !... »

De 150 nœuds en croisière, la vitesse n’est plus que de 130 nœuds. Les manettes des gaz à présent à fond, il faut se résoudre à descendre pour garder de la vitesse.

La glace s’accumule partout sur l’avion, on dégivre les vitres latérales et les hélices qui canardent le fuselage de leurs obus aussi bruyants qu’inoffensifs, et l’avion descend lentement mais inexorablement dans la nuit grise, chargé de son fardeau mortel.

Nous survolons les sierras où l’altitude de sécurité du secteur est élevée : la marge est faible et s’amenuise de minutes en minutes…

Nous ne voyons plus rien au dehors, car malgré l’alcool, la glace a peu à peu envahi les fenêtres latérales, ne laissant qu’une surface large comme la main, tout à l’arrière, qui permet d’apercevoir encore les hélices et les ailes.

L’avion est à présent recouvert de givre et de glace, toutes les aspérités de ses ailes, de son empennage, de son fuselage ont été autant de points d’ancrage pour notre ennemi glacé.

On descend. Il n’y a plus rien à faire car à droite ou à gauche, le relief est aussi élevé. Notre seul espoir est devant, au sortir de ce mauvais temps, de cet interminable nimbostratus gorgé de flocons de neige et au sein duquel, des cellules convectives et des cumulonimbus sont disséminés, attendant traitreusement leur proie.

La vitesse décroît encore, et je la stabilise au minimum vital. Il ne faut pas trop réduire la vitesse, car alors l’assiette devenant plus cabrée, on ramasserait encore plus de glace. On descend, l’altimètre tourne lentement, et ses aiguilles traversent l’altitude de sécurité du secteur…  On ne peut plus rien faire. Le DC-3 n’est plus un avion mais un glaçon qui glisse dans le ciel chargé de neige…

Dans la nuit, sans aucune visibilité, nous rasons les sommets.

D’un autre côté, plus on descend et plus l’air est dense. On regagne un peu de puissance et un peu de portance…. Le nuage devient moins chargé en neige et la couche de givre s’est stabilisée. Impitoyable, l’aiguille du variomètre persiste à témoigner que nous descendons, certes nettement moins que les minutes précédentes, mais toujours sur une petite pente perfide, et la vitesse ainsi maintenue nous volons tout droit, sans rien voir au-dehors, le pare-brise recouvert d’une épaisse couche de glace.

Nous manipulons sans cesse le système de dégivrage dans un espoir toujours déçu. 

Il neige de moins en moins, nous frôlons dans la nuit les sommets des sierras sans les voir. L’avion a fini de descendre et nous pouvons maintenir un palier fragile, le regard scrutant inlassablement les bords d’attaque toujours enfouis dans leur gangue blanche.

Nous sommes trop bas pour avoir une bonne réception des radiobalises VOR et les ADF ne sont d’aucun secours. On navigue au cap, sans trop savoir où nous sommes.

L’air est moins froid, la couche de givre s’érode, les boudins parviennent enfin à évacuer des parties de la glace du bord d’attaque. Dès que l’on gagne quelques nœuds de vitesse, vite, on reprend un peu d’altitude. Et c’est ainsi que de nœuds en pieds, on rejoint l’altitude de sécurité, et après de bien longues minutes nous remontons à notre niveau de croisière. L’air est plus calme, les couches de nuages se fragmentent, nous sommes sortis du mauvais temps.

À mes pieds, des passagers se promènent à la queue leu leu. Échappés des cartons tombés dans l’orage, ils viennent nous voir au cockpit. C’est un mystère. À chaque vol, il y a toujours des cartons qui tombent, délivrant leurs jolies petites boules de duvet jaune, qui, toujours, prennent la direction du cockpit. Le plancher monte un peu du fait de l’assiette de vol et pourtant les poussins ne vont jamais vers l’arrière. Ils sont nombreux ce soir à envahir le cockpit, il a dû y avoir pas mal de dégâts en soute.

- « Tu gardes l’avion, dis-je au copilote, je fais le plein d’alcool et j’irai faire un tour derrière… »

Je me détache, et en faisant attention à n’écraser aucun de nos visiteurs dont les piaillements sont à peine perceptibles dans le bruit ambiant, je prends un bidon d’alcool, ouvre le réservoir qui est situé derrière mon siège et verse l’alcool. Il faut se caler pour résister aux turbulences et ne pas perdre une goutte du précieux liquide…

L’opération terminée, je me prépare pour aller en soute et je place un masque de chirurgien sur mon visage, l’accroche aux oreilles et faisant attention à ne pas écraser les petits poussins d’un jour je pénètre en soute. 

Au début, nous gardions des masques de chirurgie tout le long du vol, car les poussins produisent des poussières microscopiques nocives pour nos systèmes respiratoires... L’exploitation du transport des poussins d’un jour s’étant pérennisée, la compagnie a installé un système de filtrage de l’air du cockpit. Nous n’avons plus besoin de garder les masques et c’est un confort appréciable.

C’est un capharnaüm… Les boîtes qui étaient rangées des deux côtés d’une étroite allée centrale ont basculé et sont enchevêtrées. Des milliers de poussins se sont échappés. Pour passer je dois reconstituer des boîtes et les remettre en tas. J’attrape les poussins par poignées et les remets au hasard dans les boîtes... De temps à autre en avançant dans la pénombre, je sens une petite masse fragile sous ma semelle… trop tard, j’ai écrabouillé un pauvre petit poussin jaune…

De retour au cockpit, le copilote m’informe que tout est sous contrôle et que nous approchons le sud de l’Espagne. Le jour se lève, on le devine à une légère clarté à travers la glace de ma vitre gauche. Le soleil est haut à présent et petit à petit, le frottement des molécules d’air a nettoyé l’avion. Les ailes sont propres, et il ne reste de traces visibles que sur les vitres des pare-brises. Le cockpit est redevenu un igloo confortable.

Plus tard, sur la Méditerranée, il se passe un phénomène attendu car toujours réjouissant. Un petit trou apparaît à travers la glace au milieu du pare-brise. En y collant un œil, on peut voir la mer bleue et au loin, les côtes du Maroc. C’est la première fois depuis des heures que l’on peut voir au-dehors … Ce trou va aller en s’élargissant jusqu’au nettoiement complet des pare-brises…

Nous atterrissons à Casablanca où l’on évalue les dégâts. Il y a toujours des poussins morts. Si le vol a été difficile, les victimes se comptent par milliers. Il faut au moins 36.000 survivants sur les 40.000 embarqués pour que le vol soit considéré rentable. Aujourd’hui l’administration devenue cynique parlerait de dommages collatéraux…

Lorsque tous les cartons ont été débarqués, le plancher est jonché des petits cadavres jaunes. Parmi eux, il en est quelques-uns qui sont morts sous nos semelles… C’est que dans la pénombre, un remous, une perte d’équilibre, un pied que l’on jette sur le côté pour ne pas tomber et… couïc !...

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Pourtant Dieu m’est témoin que j’ai toujours fait très attention.

On repart vers Toulouse en début de matinée et une fois le DC-3 parqué sur sa base, je vais voir le chef mécano :

- « Si les boudins ne sont pas changés ce soir, je ne partirai pas !... »

Il me promet de faire le nécessaire.

Je vais dormir chez moi, et à minuit, je me prépare pour un nouveau vol de nuit de transport de poussins. Lorsque j’arrive à l’Aéroport, la première chose que je fais est d’aller inspecter l’avion, accompagné du chef mécano. Avec ma torche électrique, je balaye le bord d’attaque. Les nouveaux boudins sont d’un noir brillant qui respire le neuf. Le chef mécano est à mes côtés et m’observe :

- « C’est bon… on y va ! »

Peu après la mise en croisière, on décide d’essayer les boudins de dégivrage. On les met en pression, il se gonflent et il se produit un phénomène bizarre : en plusieurs endroits de l’aile, le bord d’attaque est hérissé de quelques antennes, comme des cordes à piano, orientées dans de différentes directions, et qui brillent sous la lumière des phares d’aile.

Puis, soudain, avant que nous ayons pu comprendre de quoi il retourne, ces cordes à pianos s’inclinent, se courbent, se raccourcissent et disparaissent.

Les boudins qui devraient être gonflés sont flasques par endroits…

Avec le copilote on se regarde, on a compris.

Ils ont peint les vieux boudins en noir, nous avons été dupés. Lorsqu’on a mis en pression, les boudins se sont gonflés et sous la force de l’air sous pression l’eau stagnante qui avait pénétré la nuit précédente s’est échappée par les trous, faisant autant de jets tendus que nous avons pris pour des tiges de corde à piano. L’eau une fois épuisée, la pression a chuté, le jet s’est ramolli et tordu sous l’effet du vent, puis s’est éteint et l’air s’est échappé par tous ces trous…

Que faire ? Retourner et annuler le courrier, il en sera fini de la cargaison, de la vie misérable des 40.000 poussins jaunes, et de nos contrats de travail. On continue donc, la rage au cœur, en priant les Dieux de ne pas mettre trop de givre sur la route des sierras espagnoles.

De toute ma carrière de pilote, je n’ai jamais ramassé autant de givre que sur ces sierras espagnoles…

Cet événement aura des conséquences sur ma carrière : depuis quelques temps je contestais la route passant par l’Ouest des Pyrénées, imposée pour aller de Toulouse à Casablanca. Les altitudes de sécurité étaient trop élevées par rapport aux altitudes de rétablissement en cas de panne d’un moteur.

Après cet incident j’ai déposé un plan de vol passant par l’Est des Pyrénées, et filant ensuite vers Malaga. Cette route était un peu plus longue, mais respectait les altitudes de sécurité en cas de panne moteur. Malgré les réflexions du patron, je m’y suis tenu et un ou deux autres commandants de bord avaient osé faire de même…

Cette décision a été la première fusée placée sous le siège qui, dix-huit mois plus tard, devait m’éjecter de cette compagnie.


Patrick LAYRISSE

Date de dernière mise à jour : 09/04/2020

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