Deux nuits sur la plage
J'ai pénétré sur la piste 30 secondes avant 9 h. Je me suis aligné sur le côté gauche et Deux a pris le côté droit. Trois et Quatre attendaient sur le taxiway que nous ayons décollé pour pouvoir pénétrer. Il n'est jamais bon pour un réacteur d'avaler les grattons et autres graviers soulevés par le jet de l'avion qui est devant. J'ai fait signe à Deux de mettre 100%, réacteur sec. On est resté comme ça une dizaine de secondes à tourner plein pot sur freins, la roulette de nez complètement écrasée par la poussée. Tout était OK. Les aiguilles à leur place. La température tuyère au maximum. J'ai levé le bras gauche et j'ai fait signe en avant d'un geste sec.
On a lâché les freins, lui avec un peu de retard. Ça lui a fait perdre 3 m. Peut-être pas, disons 2 ! On a roulé 10 m et j'ai annoncé :
- « PC ... Top ! »
et on a enclenché la postcombustion. Immédiatement j'ai ressenti le fabuleux coup de pied au cul et l'avion furieux s'est mis à accélérer à toute vibure. Les balises défilaient de plus en plus vite de droite et de gauche. J'avais l'impression de les compter avec mes oreilles.
À la balise des 3.000 pieds on avait déjà la vitesse de décollage. J'ai attendu une fraction de seconde et j'ai pesé sur le manche. L'avion a cabré, comme un ski nautique qui déjauge. Puis les roues ont quitté le sol en douceur sans prévenir. J'avais l'impression de porter l'avion avec la main. Il était lourd : un veau ! Mais j'ai actionné la palette de train et les roues sont rentrées avec trois secousses brutales. À 300 pieds j'ai rentré les volets. Dès lors, libéré de ses appendices, l'avion était prêt à faire ce que je voulais.
Pendant tout ce temps, avec mon troisième œil, le fameux troisième œil que tout pilote de chasse doit avoir derrière la tête, je surveillais mon équipier. Il avait repris les 2 m. Il était en place. Il pompait un peu au manche mais tout allait bien pour lui aussi.
C'était une magnifique journée de printemps. Avec un super anticyclone sur toute la France. Un peu de brume évidemment dans les basses couches. On avait décollé en 24 parce que le contrôleur prévoyait une brise de mer vers 11 h. Mais pour le moment il n'y avait pas un poil de vent.
Au bout de la 24 c'est le lac de Cazaux. La fin de la piste donne presque sur l'eau. En arrivant sur le lac on avait déjà une bonne vitesse et on continuait à accélérer de plus en plus. On est arrivé de l'autre côté du lac, à Maguide, avant d'avoir compris. J'ai pensé que lorsque j'y allais à la voile avec mon petit bateau, ça me prenait bien 40 mn, par vent portant évidemment. Et là, il avait suffi de quelques secondes. L'eau du lac était superbe, plate, lisse, calme. J'avais viré à gauche et, à droite, la dune du Pyla, toute blonde dérivait vers l'arrière. Dessous il y avait la forêt de pins, vaste comme une mer et toute sombre. En face il y avait l'océan. Il respirait calmement, en longues ondulations qui venaient mourir sur la plage en contrebas des pins.
J'avais réduit les gaz pour permettre à Trois et à Quatre de nous rattraper. Je virais toujours à gauche et je voyais Trois qui virait serré à l'intérieur de mon virage pour faire moins de route et rassembler sur moi. Quatre le suivait fidèlement. Deux était à ma droite à 4, 5 h, assez loin pour être à l'aise et surveiller le ciel et les copains.
Tout allait bien ! Ça baignait dans l'huile, comme on dit. Le contrôleur nous a donné le cap 355 pour intercepter le biroutier qui nous attendait quelque part au large de la pointe de Grave.
On avait maintenant une vision plus vaste. On montait vers le nord, c'était marée basse. L'eau s'était retirée du bassin d'Arcachon. Il n'en restait que dans les passes, devant la ville et dans les canaux. Les canaux étaient gros au départ puis ils maigrissaient sans cesse, se ramifiant en mille bras vers la Teste, la Hume ou Gujan-Mestras. On aurait dit les bras d'une immense pieuvre. À droite on voyait Bordeaux et la Garonne et la Dordogne qui mariaient des eaux de couleurs différentes. Au-dessous la forêt toujours la forêt, bloquée net à l'ouest par les dunes de sable blond et la plage. 250 km de plage entre Cordouan et Vieux-Boucau. De la plage en ligne droite tirée au cordeau. Et au-delà, l'océan, le large, le vide. Pas un bateau. Mais un ciel d'une beauté, d'une transparence totale.
Là-bas c'était l'Ouest. Moi, l'Ouest, ça me branche ! Ça me fait quelque chose. Je ne peux pas m'empêcher de penser que de l'autre côté, il y a des îles, des cocotiers et des poissons de couleur. Sans compter les filles qui dansent, avec leurs jupes courtes... Cette fois-là, comme chaque fois que je vois l'océan, j'ai pensé qu'un jour je larguerais tout, que je partirais sur un voilier, avec un peu de sud dans mon ouest. Pour aller retrouver ces îles et les filles qui dansent et tout et tout… Et je rêvais un peu, bercé par le feulement du réacteur qui, comme toujours avec l'altitude s'était fait moins bruyant.
C'est Deux qui a vu le biroutier le premier. Un petit éclat de soleil sur la verrière lui avait suffi pour le repérer. D'après le contrôleur il était encore à 12 miles nautiques. Il virait sagement à gauche en nous attendant. Il tirait derrière lui 500 m de câble métallique avec au bout une cible de 10 m de long sur 2 de large.
Avec ce handicap au cul il n'était pas bien rapide et on l'a vite rattrapé. Je lui ai demandé de prendre le cap au sud et il s'est installé paisible sur sa trajectoire, parallèle à la côte, à 10 nautiques environ.
Pendant ce temps mes équipiers s'étaient mis en colonne derrière moi avec 3.000 m entre chacun de nous. Je suis passé le premier sur sa droite. En venant de l'arrière j'ai remonté la cible, le câble et le biroutier. J'allais deux fois plus vite que lui. Ça s'est passé très vite. En arrivant à sa hauteur j'étais à 30 m sur sa droite, je voyais son casque blanc. Il m'a fait un petit signe de la main. J'ai annoncé :
Cible SECAPEM
- « Leader out »
et j'ai cabré assez sec, 5 G dans la culotte, le nez planté dans le ciel mais en laissant un peu tomber mon aile gauche. J'ai continué comme ça jusqu'à angle droit avec sa route et j'ai renversé pour me retrouver sur la perche. J'étais bien placé : de front avec lui, 3 km à gauche et beaucoup plus haut. J'avais perdu beaucoup de vitesse. J'ai attendu un peu et lorsque trois a annoncé :
- « Trois out ! »
J'ai annoncé :
- « Leader in ! »
et j'ai basculé pour ma première passe de tir. Très vite j'ai aligné mon collimateur sur la cible. Le petit point rouge s'est mis à danser dessus, mais il la couvrait entièrement, j'étais trop loin. J'ai attendu un peu mais naturellement ce salaud s'est débiné vers l'arrière. Alors j'ai tiré sur le manche pour le remonter. Il a encore glissé un peu vers l'arrière et s'est mis à remonter à toute vitesse. Heureusement il s'est stabilisé sur la cible. J'ai préféré ne pas attendre plus longtemps et j'ai ouvert le feu. Les canons se sont mis à débiter leurs 1.200 coups à la minute mais j'étais déjà trop près. J'ai lâché la détente et j'ai donné un petit coup de poignet pour sauter la cible. J'ai remonté le câble jusqu'au remorqueur et j'ai cabré pour revenir à la perche en annonçant :
- « Leader out »
Je n'étais pas trop content de mon tir. Il me semblait que mon collimateur n'était pas très stable. Il est toujours difficile d'aligner un point mobile sur une cible mobile en manœuvrant un avion qui par définition est mobile. Mais il me semblait que ce collimateur-là était particulièrement dansant.
Heureusement ma deuxième passe a été meilleure, beaucoup plus stable. Je n'ai presque pas touché au manche. L'avion y est allé tout seul. Quand j'ai été à bonne portée je lui en ai lâché une bonne giclée et j'ai vu la cible frissonner sous les coups. Encore 5 G, l'aile gauche qui tombe et je suis remonté sur la perche. La noria était bien organisée. Les "In" succédaient aux "Out". Ça baignait dans l'huile. Quand Trois dégageait, c'était mon tour d'attaquer. Deux et Quatre s'intercalaient entre nous deux. On faisait tirer 4 avions en moins de 50 sec. Du beau travail. Une mécanique bien huilée qui marchait bien sans baratin inutile. Un bon cirque !
C'est au cinquième tour que les choses se sont gâtées. Ça se présentait pourtant bien. J'étais calme, détendu, heureux. J'avais ouvert le feu. L'index souple. Je n'avais pas l'impression de tirer, simplement de libérer une force. J'ai sauté la cible, je suis remonté vers le biroutier et c'est à ce moment-là que l'avertisseur d'alarme s'est mis à gueuler dans mes oreilles.
J'ai pensé que j'avais oublié de respirer. Ça arrive souvent lorsqu'on vise. On retient son souffle pour mieux viser et l'avertisseur d'alarme fait son boulot en vous avertissant que l'oxygène ne débite plus. J'ai pompé un grand coup dans le masque mais il a continué à gueuler et en même temps la lampe de surchauffe et la lampe d'incendie se sont allumées d'un seul coup. La température tuyère battait des records. J'ai coupé le robinet de pétrole en gueulant :
- « J'ai le feu à bord. J'ai le feu »
Mais ça a continué à brûler. J'ai pensé :
- « Et merde ! Je ne vais pas sauter tout de même ! »
Mais la raison a vite repris le dessus :
- « Allez ! On y va ! »
Je lève les deux mains et j'attrape le rideau au-dessus de ma tête. Je les croise sur la poignée : la gauche à droite et la droite à gauche. Comme ça la vitesse de l'air ne pourra pas m'écarteler les épaules. Je tire comme un sourd sur le rideau, mais j'ai de la difficulté à le descendre devant ma figure à cause du volume du casque. Il faut tirer un peu vers l'avant. Je m'engage d'un grand élan et... ça vient.
Vacarme immédiat : la verrière vient de partir. Et le siège ! Et le siège ! Il ne part pas le siège ? Ça me parait durer une éternité. Et Bang ! Je ne suis plus qu'une pauvre chose, un objet. Je me retrouve en l'air sans siège, il m'a libéré à la sortie de l'avion. Les drisses qui protègent mes genoux contre l'écartèlement ont dû fonctionner aussi car je n'ai aucune douleur de ce côté-là. Je tombe dans du coton. Je n'ai pas l'impression de vitesse. J'attends avec inquiétude que le parachute s'ouvre. Il doit s'ouvrir tout seul, à l'altitude prévue.
Séparation siège-pilote
À l'altitude prévue. À l'altitude prévue qui est de... Je ne sais plus quelle est l'altitude prévue. J'ai dû prendre un coup quand même... Je me laisse un peu aller. Je vais me laisser aller jusqu'à l'altitude prévue. Et quelle est, s'il vous plait, l'altitude prévue ? ...
Je me retrouve sur la plage, Dieu sait comment, en pleine forme. Ce n'est pas du pot, ça ? Il doit y avoir du vent d'Ouest. Il m'a ramené vers la terre. Ici au sol il n'y en pas. Mais là-haut, oui ! Ce n'est pas du pot, c'est du super pot ! J'aurais pu tomber de l'autre côté, dans la forêt. Eh bien non ! Je suis tombé pile sur cette petite largeur de sable qui ne fait même pas 300 m de large. Et c'est tendre comme du velours.
À l'heure qu'il est je devrais être en train de pagayer dans un canot de caoutchouc. Ou en train de jouer les Tarzan au sommet d'un pin des Landes. Ça s'est bien terminé. Ouf ! Il va falloir maintenant expliquer ce qui est arrivé à ce p... de réacteur. Avalé quelque chose ? Un oiseau ? Non ! J'étais trop haut. Le contre poids de la cible ? Un ricochet ? Pendant toute ma passe de tir je suis resté à une altitude supérieure à celle de la cible. Alors ? Sais pas ! De toutes manières affaire classée pour le moment. Ce n'est pas une préoccupation immédiate.
Je dépose sur le sable le parachute, le dinghy et tout le saint frusquin. Et je marche vers la mer. Il y a une houle longue et lente avec des vagues qui se gonflent comme des seins de femme. Sur le bord elles se dressent et éclatent sur le sable pour venir mourir à mes pieds. Je me sens drôlement bien, moi ! J'ai envie de rire, de sauter. Je fais une cabriole sur le sable. Et hop ! J'ai même un peu faim. Tout à l'heure j'irai dire un mot aux rations de survie.
Mais pour le moment baignade ! Si on peut appeler baignade le fait de se mouiller les orteils. C'est vite fait : je dézippe la fermeture de mes bottes de vol. Je les jette sur le sable ainsi que les chaussettes, je retrousse la combinaison et je galope : flic-floc ! Je calcule mal mon coup et une longue vague me rattrape. Je saute comme un cabri mais le bas de ma combinaison a trempé. Je me sauve devant l'eau qui me poursuit et un peu plus haut sur la grève je me laisse tomber sur le sable. Le soleil me chauffe doucement. Je suis super bien. Je pense à Robinson Crusoé. J'imagine que lorsqu'il a réussi à échapper aux vagues qui lui tombaient sur la gueule Il a dû éprouver la même sensation d'euphorie que moi. En plus moi je sais que les copains vont venir me chercher. Je n'ai pas de souci. Je n'ai pas de souci. Je n'en aurai jamais plus, des soucis. À partir du moment où on est vivant et pas blessé, le reste. Je suis bien. Je suis bien. Je suis super-bien ! Il fait tiède. Je crois que je vais me payer un petit roupillon. Je vais dormir. Je dors. Ça se fait tout seul.
La côte landaise
Le soleil est déjà bas quand je me réveille. Je suis toujours en pleine forme, mais un peu flagada. Je n'ai même plus faim, ni soif. La mer a remonté. Elle est presque à mes pieds. C'est son bruit qui m'a réveillé. Par chance mon fourbi était plus haut sur la plage. Je m'en veux de n'avoir pas pensé à ça. J'aurais pu perdre mes chaussures, mes chaussettes, peut-être même le dinghy et le parachute. Qu'est-ce qu'ils auraient dit, les copains. Ils auraient bien rigolé. Plus de dinghy, plus de parachute et… plus de godasses.
- « Et comment tu es venu jusque-là ? À pieds ? À pieds nus ! »
À propos de copains, ils n'ont pas l'air pressés, les copains. C'est curieux quand même qu'ils ne m'aient pas encore retrouvé. Ils doivent sans doute me chercher loin au large. J'ai dû bénéficier d'un super courant d'Ouest en altitude et la petite brise de mer a achevé le travail. Un pot comme le mien ça ne s'imagine pas. Quand même ils feraient bien de se presser. Dans une heure il sera trop tard. Le ciel commence déjà à rougir vers l'horizon. Il y a quelques petits cirrus, très hauts qui sont éclairés par en dessous et qui sont tout roses. Je vais me payer un coucher de soleil splendide, moi ! Autant en profiter. Je grimpe sur la dune en tirant mon barda et je m'installe. Comme au théâtre. La brise de mer a cessé, le vent tourne. C'est le "vent d'amont" comme on dit en Bretagne et d'un seul coup, en pleine poire, je reçois l'odeur des pins. C'est bon, c'est bon à faire pleurer.
J'ai un moment la tentation de faire un feu pour me signaler, mais dans la forêt il n'en est pas question. Il faudrait transporter du bois sur la plage et c'est trop loin. Ce n'est pas que je sois fatigué, non, je suis simplement paresseux. Et je vais bien en profiter de ma nuit à la belle étoile. Qu'ils me retrouvent aujourd'hui, qu'ils me retrouvent demain... Bon, c'est vrai, il y a l'inquiétude des miens. Je devrais faire ce feu tout de suite. Je devrais ... mais il aurait fallu y penser avant. Je ne vais pas chercher du bois, de nuit, dans la forêt. Et je me sens vraiment peu de courage. Alors je prends mon parachute et je m'enveloppe dedans. La tête dessous. Le sable est un peu dur. Le bruit de la mer, dans la nuit, devient formidable. Une petite brise chuchote à mon oreille à travers les plis de ma couverture improvisée. Et toujours l'odeur des pins. Je baigne dans l'odeur des pins.
Le lendemain je me réveille très dispos. Je réfléchis calmement à mon problème. Je pourrais partir à pied. Si je pars à pied en faisant de l'Est je trouverai certainement une route, donc des gens. Je ferai du stop. J'imagine la tête du gars :
« Comment êtes-vous venu là ? En avion. Ah ! Bon ! »
Mais pour le trouver, ce type, il faut traverser la forêt. Contrairement à ce que pensent les promeneurs du dimanche, la forêt des Landes n'est pas facile à négocier. Près de la côte ce n'est pas plat, pas plat du tout. Et après c'est difficile, parce que les derniers résiniers ont disparu et que les sentiers ne sont plus entretenus. Restent les pare-feu. Ils ne vont pas forcément où on a envie d'aller. Je risque de faire des kilomètres... Et puis ! Tant que je suis sur la plage je suis visible. Un hélico peut me voir à 10 km. Dans la forêt personne ne peut me voir et je peux me casser une cheville, tomber dans un marais. Et en plus... Je préfère la mer... Je pourrais même prendre un petit bain, si je n'ai pas trop froid.
Je m'installe donc pour la journée. Je vais chercher du bois dans la forêt. Mais il y en aussi sur la plage, du bien sec. Rien de tel que l'eau salée pour sécher le bois. On dirait les os de quelque animal fabuleux.
Mis en train par cet exercice je décide de manifester ma présence en creusant dans le sable une série de traits et de points dessinant un magnifique SOS. Avec une grosse branche pour seul outil, ce n'est pas trop facile, mais je fais ça sans trop transpirer. Lorsque j'ai fini le soleil est au zénith. Je suis content. Pour le moment ça n'a pas beaucoup d'allure, mais lorsque les ombres s'allongeront, ça se verra à des kilomètres. J'ai bien mérité une petite sieste.
Je me couche sur le dos. Le ciel est toujours bleu. Petite brise de mer. Étonnante, cette météo ! Il n'y a même pas de traînées en altitude, ce qui fait qu'on ne voit même pas un avion. Pourtant, dans ce coin-là, des avions, je sais qu'il y en a ! J'ai vraiment l'impression d'être seul, tout seul entre la mer et la dune. [...]
La forêt landaise
Il se fait tard quand je me réveille. Je vais avoir droit à une deuxième nuit à la belle étoile. La journée a passé si vite. Je fais un feu. Les flammes dansent. 1 h, 2 h, 3 h passent. Mes yeux se brouillent. Les flammes dansent. Je m'assoupis. Les flammes dansent. [...]
Mais le feu s'éteint et l'image des mille fleurs s'efface. Il n'y a plus que le noir. Je ne vois plus rien. J'entends. À travers la nuit j'entends le grondement de la mer qui se fait plus profond. Le fracas des vagues qui s'écrasent fait trembler le sol. Je reste à moitié endormi. Je continue de rêvasser. Je rêve un peu mais c'est plus vrai que les vrais rêves et c'est comme si je vivais vraiment. [...]
Le jour s'est levé. Je me réveille. Mon troisième jour depuis l'accident. Le ciel, la mer, la plage, la forêt sont toujours aussi vides. Je devrais être inquiet. Je ne le suis pas. Je suis heureux avec mes rêves. Je ne sais même pas si ce sont des rêves. Ils ont une telle précision que lorsque je les fais, j'ai l'impression que c'est la vie. La seule différence c'est que tout est facile, que tout se fait sans effort. Quand est-ce que je vis vraiment ? Quand je rêve ou quand je suis réveillé ? Ce ne sont pas des rêves, d'ailleurs, c'est ma vie que je refais. Que je refais comme la première fois, comme la première fois... comme la première fois. [...]
Je me réveille. Toujours la même mer, la même plage, la même forêt. Toujours seul. Je ne sais pas trop quelle heure il est. Il me faut regarder ma montre. Je perds la notion du temps. Combien de jours depuis que je suis là ? Quelle importance ?
Je suis éveillé. Alerte et attentif. Il y quelque chose de nouveau. Je ne sais pas quoi, mais quelque chose. Puis tout à coup je comprends : on m'appelle. C'est ça ! Quelqu'un m'appelle.
- « Hé ! Ho ! »
Nom de Dieu ! Je regarde partout. Et je vois ! En haut de la dune il y a un type en combinaison de vol. Il me demande si ça va. Tu parles si ça va ! Au poil, mon vieux, au poil ! Il descend vers moi sans se presser, longue silhouette dégingandée et je le reconnais. C'est Le Binic, oui c'est Le Binic. Je suis bien content que ce soit lui, c'est comme un fils pour moi. [...]
Et c'est lui qui descend en agitant les bras. Ses pieds roulent dans le sable tandis qu'il dévale la dune. Moi je suis debout et je ne bouge pas. Je suis un peu sonné, comme dans un rêve. Il me dit :
- « Ça va, mon capitaine ? »
Je lui dis :
« Ça va »
Toujours aussi peu militaire, l'ami Le Binic. Il n'a même pas remarqué que j'ai un galon de plus. Mais il est heureux de me voir, c'est évident. Il s'excuse :
- « Vous savez, dès que j'ai su, j'ai fait aussi vite que j'ai pu. Mais ça ne va pas vite."
Et moi je dis :
- « Eh bien ! C'est vrai, vous y avez mis le temps. Où est l'hélico ? »
Mais il n'y a pas d'hélico. Il faut marcher. Je vais sur la plage récupérer mon barda. Le parachute, le dinghy, la Mae West. Il essaye de m'en dissuader :
- « Vous n'en aurez pas besoin. »
Mais moi je ne veux pas laisser mes affaires. Ça vaut des sous tout ça. Il sourit. Il dit "bon" et il en prend la moitié. Du coup j'ai l'impression que ça ne pèse presque rien. Ou alors c'est que je tiens la superforme. Nous grimpons la dune. Je marche derrière lui. Il y a maintenant un grand silence. Je n'entends plus le bruit de la mer. Je n'entends plus le bruit du vent. Nos pas ne marquent pas le sable. Nous marchons maintenant dans une grande plaine blanche. Sans repère. Sans rien. Il n'y a plus de forêt.
C'est curieux. Et une idée me vient. J'étais ivre, shooté ou quoi, de ne pas y avoir pensé plus tôt :
- « Dites-moi, Le Binic. Il y a une chose qui m'étonne. Moi, je vous croyais mort. Mais oui, vous êtes mort. J'en suis sûr. Je vous ai enterré, il y a dix ans. Vous avez percuté le sol. C'est Thiriet qui a fait l'enquête. Cause indéterminée. Nous avons célébré vos obsèques. Le curé ne voulait pas faire de messe, ce con ! À cause de votre situation matrimoniale. Qu'est-ce que vous foutez ici ? »
Il se retourne. Il me sourit comme pour s'excuser :
- « Mais je suis mort, mon capitaine. Et vous aussi vous êtes mort. Nous sommes tous morts. »
Jean-Paul SALINI
Texte extrait de "Derniers virages" (Éd : J. de Bentzinger - 2016)
Médaille 2017 de l'Académie de l'Air et de l'Espace.
Les droits d'auteur sont reversés aux "Ailes Brisées".
Date de dernière mise à jour : 14/04/2020
Commentaires
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- 1. Michel Allibert (EAB 57) Le 18/06/2021
Respects à notre très grand ancien !
Depuis il y a très longtemps (vers 1965) votre article dans "Forces aériennes françaises" sur "l'ingérence" à une époque où le Général de Région militaire à qui on volait quelques armes sur un champ de tir se retrouvait en 2e section. Toujours le même plaisir à vous lire. C'était aussi l'époque où un autre de nos grands anciens, avait enrichi notre culture et notre éthique en nous faisant connaître le "If...." Alors tu seras un homme, mon fils...".
Depuis, de crainte de casus belli, le Chef suprême veut savoir ce que fait le voltigeur de pointe, et d'autre part, le Big Data veut donner au chef de section la connaissance de toute la ressource ISR (Intelligence, Surveillance, Recognition).
Respectueux et amical souvenir.
Michel ALLIBERT
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