Des vivres pour Pha-Long
En Indochine, le rôle du groupe “Anjou” était multiple : transport vers la métropole, parachutages, largages de tous ordres, ravitaillement des postes isolés, quelquefois par vagues lors d'opérations aéroterrestres combinées. À cette époque, l'hélicoptère en était au début de son utilisation opérationnelle. Puisque son utilisation restait cantonnée aux seules évacuations sanitaires, l'avion était, par conséquent, l'unique moyen d'acheminer vivres et de munitions. Menacées par les tirs ennemis, la DCA, nos missions étaient rendues plus périlleuses encore par les moyens de radionavigation quasi-inexistants, les cartes imprécises, le relief très accidenté, les éventuelles pannes en vol, et les déplorables conditions météo de ce pays de mousson. L'enjeu primordial était la survie de nos troupes, isolées loin de leurs arrières, le plus souvent engagées dans une végétation dense ou embourbées dans de minuscules clairières. Mais le Dakota avait de grandes qualités de manoeuvre, et la valeur des équipages les poussa jusqu'aux limites. On nous appelait les “Seigneurs d'Anjou".
- « C'est pas du travail mon lieutenant... C'est pas du travail ! » répétait le navigateur à son pilote.
Depuis 10 minutes, en effet, aucune navigation classique n'était plus possible. Le Dakota F-RBFC, enfoncé dans la vallée de la Song-Chay, rasait les arbres à peine visibles sous les nuages épais. Avec rage, la pluie frappait les vitres de l'habitacle et restreignait dangereusement la visibilité horizontale.
- « Nous allons percuter » menaça le navigateur, pâle, excédé.
Ses yeux de jais fixés à l'avant, il vociféra en se haussant sur la pointe des pieds :
- « Les sommets dépassent d'une fois notre altitude et la vallée se resserre de plus en plus ! Demi-tour, bon sang ! »
Mais de son poste, le pilote apercevait toujours le mince trait d'argent qui le guidait : la rivière. Rapide et précis, il évaluait la distance qui le séparait des obstacles, percevait le moindre souffle de ses moteurs gorgés d'eau, tentant ainsi de parcourir cent mètres de plus, puis cent mètres encore...
Soudain la pluie redouble de violence. L'avion vibra. Un bouchon ayant l'aspect d'un gouffre, où allait s'abîmer le Dakota, se dressa comme un spectre devant eux. Ce fut le moment : un virage à 180°, plus proche de la voltige que du PSV habituel, mit un terme à cette tentative infructueuse, la quatrième, pour ravitailler Pha-Long. Quelques secondes de plus et c'était la catastrophe !
L'équipage souffla, mais personne ne dit mot...
Là-bas, affaiblis par la faim, manquant de munitions et de pansements, des hommes avaient demandé du secours. La colonne de Pha-Long, grossie par les effectifs des postes voisins abandonnés, traquée par le Viet-Minh, risquait d'être anéantie faute d'un approvisionnement immédiat. Un SOS avait été son dernier message.
En vain, les aviateurs avaient tenté de la rejoindre. Que pouvaient-ils contre la tempête, dans ce haut Tonkin hérissé de montagnes ? La région de Pha-Long est tourmentée d'abrupts et de failles, hérissée de pitons que les cartes ne situent qu'approximativement. La carence des moyens radio ou radar interdit toute percée à travers les nuages. Coûte que coûte, il faut donc voler en vue du sol.
La détresse de Pha-Long enflait inexorablement quand, deux jours après son demi-tour, le Dakota F-RBFC, accompagné du F-RBFQ, décolla de Bach Maï pour un nouvel essai.
Le temps était meilleur. Franchie l'immense plaine où le Fleuve Rouge s'étale en larges méandres, au milieu des rizières noyées, la Rivière Claire scintilla bientôt, vive et nette au soleil. À son aise, le navigateur du FC jonglait avec ses "positions air" et ses "points sol". Au loin cependant, les cumulus recouvraient encore la Song-Chay. Il fallut perdre de l'altitude, et l'inquiétude revint.
- « Décidément, c'est pas de chance ! » lança un membre de l'équipage.
Mille précautions furent prises, mille audaces tentées. Cette fois l'avion surmonta la passe difficile.
Au dernier point sol remarquable, tout près de la frontière chinoise, le navigateur ordonna triomphant :
- « Cap 023 degrés. Pha-Long devant, à 3 minutes ! »
Six paires d'yeux scrutèrent alors le paysage, à la recherche de l'objectif qu'ils n'avaient jamais vu.
Une minute... L'aile frôla un pic de 5.000 pieds... Deux minutes... Trois... Là ! C'étaient eux, oui. Adossées au plus haut piton, étouffées sous la végétation luxuriante, trente paillotes apparurent : c'était Pha- Long, enfin !
Tel l'épervier fondant sur sa proie, le pilote décrivit un ample cercle, fouillant prés et forêts pour découvrir le poste militaire dont la position exacte n'avait pu être précisée avant le décollage.
Un paysan brûlait quelques herbes. Diaphane et légère, la fumée montait lentement vers le ciel. Au bruit des moteurs, un buffle leva sa tête. Tout semblait calme lorsque le poste surgit tout à coup, blotti au fond du synclinal.
La fusée conventionnelle éclata aussitôt, empourprant un instant les panneaux-claies qui désignaient l'impact, obligatoire, des marchandises à parachuter. En haut d'un mât, nos couleurs flottaient, impavides.
Avec quelle allégresse le pilote commença sa ronde ! Le radio prit contact en phonie avec le commandant de la dropping-zone. Le réglage des fréquences était à peine achevé qu'une question monta vers l'avion sans attendre :
- « François-Camille, vous me recevez, apportez-vous de quoi manger ? »
Embarras de l'équipage... La nourriture avait été chargée à bord du FQ dont le message de demi-tour, pour raison mécanique, venait d'être capté.
- « Non ? Mais alors, faites votre possible pour revenir, revenez vite ! » reprit le commandant du poste d'une voix blanche.
Déjà le soleil embrasait l'ouest. Trop tard… songea le pilote. On ne pouvait plus rien tenter. Le Dakota poursuivit sa course circulaire : vitesse réduite, virages serrés, altitude minimale. À chaque passage, il larguait plusieurs caisses bourrées de munitions.
Déployés comme autant de pétales, les parachutes égayaient maintenant la DZ. En dépit du succès de la mission, Pha-Long n'était pourtant pas délivrée de la faim.
- Allô DZ, ici François-Camille... Parachutage terminé. Nous reviendrons. Tenez bon ! »
Au sol, le commandant exhortait ses compagnons à faire vite. Sa voix résonna comme un glas dans les écouteurs. Le pilote serra les dents, mit pleins gaz. L'avion glissa entre deux murailles à pic, prit de l'altitude, puis s'aligna au cap de retour.
Quel étrange scrupule poussa l'équipage à relire le manifeste de chargement ? 1.000 kg de RFOM... Mais... C'est évident, et chacun de l'affirmer : ce sont des vivres !
Une joie indicible emplit alors ces cœurs d'hommes... Petits points, si puissants, si fragiles, perchés là-haut à 10.000 pieds, dans l'immensité. Le radio gagna l'avant, fixa l'horizon. Gauchement, il se frotta le nez. Une larme roulait sur sa joue.
Jean GAUSSIN
En octobre 1950, le Lt Jean Gaussin publia ce récit, qui reçut le premier prix d'un concours littéraire organisé par ORION, la Revue d'Information générale de l'Armée de l'air.
Date de dernière mise à jour : 09/04/2020
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