Des Chinois sur la RP41
On a beaucoup écrit sur Diên-Biên-Phù...
Tous les aspects de la bataille ont été présentés avec force détails et la mémoire de tous ces combattants héroïques a été dignement sauvegardée. Peu d'hommes ont en effet accepté avec un tel détachement de soi d'être engagés dans un sacrifice commun, aussi inutile qu'ignoré d'une mère patrie toute occupée à ses zizanies politiciennes.
On a beaucoup écrit aussi sur les erreurs de jugement d'un Haut Commandement peu créatif, embourbé depuis des années avec des moyens insuffisants face à une guerre révolutionnaire. L'une de ces erreurs de jugement, reconnue de tous, a été l'excès de confiance que lui a donné la supériorité aérienne totale dont il disposait à l'époque. L'aspect le plus préjudiciable de cet excès de confiance a consisté en un total manque d'imagination et la certitude absolue de l'évidente incapacité pour le Vietminh d'acheminer sur le site de Diên-Biên-Phù un corps de bataille complet, avec ses matériels lourds et toute la logistique correspondante.
La seule voie d'accès empruntait en effet la RP 41, l'ancienne "Route Provinciale 41", l'équivalent d'un chemin vicinal de nos campagnes française sur plus de 400 kilomètres ! Cette route traversait tout le Haut Tonkin, au milieu de puissants massifs montagneux entrecoupés par les profondes vallées du Fleuve Rouge, de la Rivière noire et de la Song-Ma.
Le Cordon ombilical du Vietminh à travers la Haute Région : l'ancienne "Route Provinciale n° 41" (RP 41)
Il était en effet évident aux yeux de ce Haut Commandement que le moindre déplacement sur ce chemin vicinal serait immédiatement décelé par nos avions de reconnaissance et immédiatement "traité" comme il se devait par nos B-26 Invader et autres Privateer. Les chasseurs Bearcat ou Hellcat, venus du Delta ou déjà déployés sur le site, ne feraient ensuite qu'une bouchée des morceaux restants. De toute façon, on s'assurerait du traitement préalable systématique de tous les "points sensibles" de la route, ces zones de virages en lacets abrupts, s'enchaînant sur des kilomètres au dessus d'à-pics im-pressionnants.
La moindre attaque sur l'un de ces points ne manquerait pas d'interdire la route pour des semaines, sinon des mois.
Et pourtant, c'est effectivement un corps de bataille de 50.000 combattants que les Viets ont réussi à acheminer. .. On cite aussi le chiffre de 50.000 hommes supplémentaires pour assurer leur logistique directe et enfin celui de 100.000 coolies, hommes, femmes et enfants qui constituaient la fourmilière grouillante chargée des transports de base et des réparations de la route. Le matériel convoyé sur ce mince cordon ombilical : des canons de 105, des mortiers, des armes antiaériennes jusqu'au 37 mm, et toutes les munitions en abondance... Enfin, pour nourrir tout ce petit monde quelques 20 tonnes/jour de riz !
Paradoxalement cet aspect de la bataille n'a que peu intéressé les auteurs si nombreux à écrire sur Diên-Biên-Phù. Je ne me souviens pas avoir lu grand chose sur cet exploit inimaginable (ou plutôt "in-imaginé") des Viets, un sujet qui pourtant aurait du éveiller bien des curiosités et bien des commentaires.
Les circonstances m'ont permis de voir et comprendre comment ceux-ci avaient réussi cette performance, acheminer tout un corps de bataille, son matériel lourd, faire vivre quelques trois cent mille personnes dans la jungle de la "haute région" pendant plus de trois mois au nez et à la barbe du Corps Expéditionnaire Français !...
Ces circonstances ?... Un obus de trente-sept dans le moteur droit du B-26 que je pilotais au dessus de la cuvette, à la tombée de la nuit du 26 avril 1954, pour justement attaquer le site supposé d'une batterie de DCA. Mon avion a été touché juste après le largage de mes bombes... Je peux donc espérer que celles-ci ont atteint les canonniers qui m'ont descendu ! Il faut savoir se contenter d'un peu d'espoir.
Après avoir réussi à évacuer l'appareil en parachute, une évacuation réputée "aléatoire" d'après la notice du B-26, je me suis donc retrouvé au sol, en pleine brousse dans la nuit.
Au petit jour, je retrouve mon navigateur, le lieutenant Baujard, et ensemble nous prenons la piste espérant rejoindre la colonne française que nous savions remonter du Laos... Nous étions dans le dénuement le plus complet, la trousse de survie restée dans l'avion !... Un peu confiants cependant, les officiers de renseignement nous ayant toujours assurés de la fidélité des paysans Méos, ceux-ci ne manqueraient pas de nous accueillir et nous cornaquer vers la liberté...
Las ! Les premiers que nous avons rencontrés nous ont immédiatement saisis et garrottés. Notre captivité commençait. Après avoir partagé, une ou deux nuits, la vie préhistorique de ces tribus antiques, celles-ci nous ont amenés en trois jours de marche forcée dans la montagne, les bras liés derrière le dos au niveau des coudes, sur les arrières Viets de la bataille dans une zone que nous avons pu identifier par la suite comme étant les environs de Muong-Phan, à quelque vingt kilomètres à l'est de Diên-Biên-Phhù.
Ce fut là notre première surprise : Sous le couvert de la forêt, un caravansérail inimaginable, grouillant d'hommes, de femmes et même d'enfants ! Comment une telle densité de population, si proche du camp retranché, avait-elle pu échapper à toutes nos missions de reconnaissance !... Là, fort heureusement, les bodoïs (les soldats Viets) nous ont protégés de la foule sinon nous aurions vite été transformés en charpie !...
Attachés à un arbre, des gosses venant renifler sous notre nez pour voir à quoi ressemblaient ces criminels de guerre, suppôts de l'impérialisme, du colonialisme et du capitalisme, un souvenir curieux me vint bizarrement à l'esprit, celui de Monsieur Fenouillard. Créé par Christophe, l'ancêtre des auteurs de bandes dessinées, Monsieur Fenouillard était prisonnier des Indiens sioux avec sa famille, et lui aussi attaché à un arbre victime de la curiosité et de la dérision de ses geôliers au milieu d'une foule étrange qui ressemblait tout à fait à celle qui nous entourait !
Comment cette foule compacte avait-elle pu ainsi échapper à nos reconnaissances ?... Nous avons vite appris toutes les astuces et précautions des Viets dans les moindres détails, en matière de camouflage et de discrétion. Un premier exemple : pour faire vivre et nourrir tout ce monde, il fallait bien faire cuire le riz, seul aliment disponible... Les feux indispensables à cette cuisson devaient être alimentés avec du bois sec le jour, pour éviter toute fumée capable de traverser la haute futée tropicale qui camouflait aisément la lueur des foyers. Au contraire, la nuit, un bois humide évitait une lueur trop intense et dans l'épaisse obscurité de la nuit et de la mousson aucune fumée ne risquait de dévoiler la présence de tout ce monde.
Mais c'est dans la longue marche vers le Camp n° 1, à quelques 600 km de Diên-Biên-Phù, sur cette
RP 41 que nous connaissions par cœur, vue du ciel, que nous sommes allés de surprises en surprises.
Tout le long de la route, sur presque chacun de ces 400 km, c'était encore une foule considérable, fourmilière grouillante, qui se déplaçait dans un va-et-vient permanent toutes les nuits. Hommes et femmes chargés comme des baudets ou poussant les fameux "vélos de charge" avec quelques 100 kg de riz, n'interrompaient leur marche que pour laisser passer les convois de camions Molotova.
Tout cela dans la nuit ?... Oui, mais une nuit éclairée de mille et mille torches de bambou que chacun tenait allumées tout en trottinant avec ce pas typique des coolies avec leurs balanciers. Une véritable féerie nocturne ! Par endroits, sur le versant de la montagne, c'étaient des kilomètres et des kilomètres de cet interminable serpent lumineux que l'on pouvait embrasser d'un seul coup d'œil. Les processions de Lourdes se trouvaient reléguées loin derrière malgré leurs milliers de cierges !...
Comment nos reconnaissances n'avaient-elles rien vu ? Les Viets, manifestement, avaient mis sur pied un réseau d'alerte efficace tout au long du cordon ombilical. Un réseau téléphonique relayée par une structure humaine originale parfaitement réglée : ainsi, chaque nuit à un instant ou à un autre, une rumeur montait le long de la route et, venant de l'est, s'amplifiait rapidement :
- « To Baï !... To Baï ! »
Un avion, un avion !... Clameur poussée et répétée à l'unisson.
Immédiatement toutes les torches s'éteignent simultanément, les camions s'arrêtent et éteignent leur phares à demi masqués, plus la moindre cigarette n'est tolérée !... La rumeur se déplace d'est en ouest, plus vite qu'un avion. En effet, quelques minutes plus tard, le lointain ronronnement d'un avion commence à se faire entendre et enfin c'est le vrombissement des moteurs qui arrive au dessus d'une immensité obscure. C'est, nous le savons, le Privateer qui fait sa reconnaissance de nuit. Dans deux heures il sera rentré à sa base, Cat-Bi. L'équipage rédigera brièvement son compte-rendu : RAS !
En fin de nuit, tout le monde quitte la route et va rejoindre par des cheminements tortueux un emplacement défini, sous le couvert de la forêt ou dans un village abandonné, à environ quatre ou cinq kilomètres à l'écart.
Dans nos missions, nous avions souvent eu comme objectifs des coins de bois écartés de la RP 41, ou des villages abandonnés susceptibles de recevoir des dépôts de riz ou de matériels. En fait, semble-t-il, seuls les hommes étaient réellement éloignés de la route. Le riz et les matériels restaient stockés, bien camouflés, à proximité immédiate de la route.
J'ai le souvenir précis d'un immense champ de barils d'essence, stockés au bord même de la route, dans une grande courbe juste après le passage de la Rivière Noire à Ta-Khoa. Les barils, disposés debout à touche-touche étaient recouverts d'herbe et de branchages bien verts, manifestement remplacés avec soins tous les deux jours !... Que n'aurais-je pas donné pour pouvoir transmettre ce renseignement à Cat-Bi !
Le bac de Ta-Khoa, encore un de nos objectifs de prédilection !... Nous avons pu le découvrir : plusieurs immenses barges métalliques halées par de solides câbles d'acier d'une rive à l'autre à travers le courant rapide de la Rivière Noire. Comment n'avions-nous pas réussi à les détruire ?... C'est qu'en fin de nuit ces barges étaient éloignées du site, plusieurs kilomètres en aval, et là aussi soigneusement camouflées. Le jour, seul subsistait un sol déjà labouré par nos bombes et vide de tout occupant !
Au passage nous avons pu retrouver tous les fameux points sensibles, ces "coupures de route", sur lesquels nous avions déversé des tonnes de bombes. Mercure, Melchior ou autres Méphisto.
Là, la fourmilière humaine entrait en agitation brownienne, hommes et femmes charriaient pierres et terre pour réparer les dégâts de la veille... Pas de bulldozer, non,... simplement des milliers de paniers au bout des balanciers, avec chacun ses dix ou quinze kilos de caillasse ou de terre !
Aux endroits où la nature du sol était moins favorable et où l'on ne disposait pas suffisamment de pierres pour refaire la route, celle-ci était "habillée" d'un double chemin de rondins de bois, de la longueur et la grosseur d'un bras, écartés l'un de l'autre de la largeur de la voie d'un camion. La pluie de la mousson rendait particulièrement glissants ces rails frêles et instables. Les camions Molotova s'engageaient pourtant dessus à grand renfort de coups d'accélérateur et de dérapages mal contrôlés.
Aux endroits où la nature du sol était moins favorable la route était "habillée"
d'un double chemin de rondins de bois (dessin de l’auteur)
À l'un ou l'autre de ces points sensibles, les Bodoïs nous faisaient accélérer le pas :
- «"Maoûlen! Maoûlen ! »
Nous avons eu l'explication de leurs injonctions : Des spécialistes, en contrebas de la route, étaient en train de récupérer et de neutraliser une bombe non explosée. Il y avait un risque non négligeable de la voir éclater d'un moment à l'autre ! À une ou deux reprises nous avons pu voir en effet des corps de bombes abandonnés au bord de la route, vidés de leur explosif, des bombes de 500 livres dont les culots avaient été manifestement sciés à la main !... Une manière simple de se débarrasser des fusées "long-retard", piégées et réputées inviolables, dont ces bombes étaient équipées sur leurs culots.
Abandonné au bord de la route, un corps de bombe de 500 Ibs débarrassé de son culot
avec sa fusée piégée "long retard" et vidé de son explosif (dessin de l’auteur)
Ces fusées "long-retard" devaient en principe exploser au bout de délais définis : 24, 36 ou 48 heures. Les Viets connaissaient sûrement ces délais. Ils savaient ainsi le temps dont ils disposaient pour accomplir leur tâche périlleuse. L'inquiétude de nos Bodoïs ne montrait pas moins cependant que plus d'un de ces démineurs avaient dû voir leur travail brutalement interrompu par une explosion inattendue !
Pendant des nuits et des nuits, les kilomètres se sont ainsi succédé. Comme pour bien respecter le "Manuel d'Emploi de l'Infanterie », toutes les cinquante minutes une pause de dix minutes était rigoureusement observée. Il n'y avait d'autres arrêts que ceux imposés par le passage d'un convoi de camions.
Les canons de 37 mm AA accompagnés de leurs servants chinois (dessin de l’auteur)
Canon chinois de 37 mm type 55, copie du M1939 russe
Aux environs de Na-San ou Son-La, l'un de ces convois a attiré particulièrement notre attention : Nous avons pu reconnaître ces canons de 37 mm AA tractés par les Molotova à qui nous devions, Baujard et moi, notre présence sur cette "Route Provinciale n° 41". Les servants de ces pièces accompagnaient leur matériel à pied, en trottinant. Leur morphologie et la couleur claire de la peau n'étaient pas celles des Vietnamiens... Nous avions été abattus par des soldats chinois !
Pierre CAUBEL
Extrait de « Le Piège » n° 176 de mars 2004
Date de dernière mise à jour : 02/04/2020
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