Déroutement en Écosse

Ce 1er octobre 1968, le Capitaine Robert Vigier-Lafosse et moi décollons de bonne heure sur le Mirage IVA n° 03 pour l'Alpha 6474 en direction de Bodo. Les deux ravitaillements sont prévus à l'est de l'Écosse, sensiblement cap au sud. Nous portons la tenue de vol réglementaire : léger caleçon long et gilet de coton, chaussettes de laine, chaussures de curé, combinaison cabine étroite, le blouson de cuir et les gants.

Le premier rassemblement se passe normalement vers les 30.000 pieds et mon pilote se met en position perche pour commencer un ravitaillement en toboggan ; à l'époque, il n'est pas question de ravitaillement en vol horizontal et il est interdit d'utiliser la post-combustion dite P.C. Cependant, pour je ne sais plus quelle raison, le C-135 nous oblige à faire le plein en vol horizontal.

L'enquillage semble difficile, et sans P.C, Vigier a du mal à maintenir la perche dans l'entonnoir : c'est à ce moment que le réacteur droit s'arrête.

Nous annonçons nos ennuis au C-135 et au contrôle, et les prévenons que nous allons descendre pour rallumer à 22.000 ou 25.000 pieds si je me souviens bien. Le rallumage s'effectue parfaitement et Vigier met la P.C. pour remonter au niveau de rassemblement. Deux minutes après, fort bruit dans l'avion qui se met à vibrer énormément. Vigier m'annonce :

             - « Alarme feu au réacteur droit »,

Je lui réponds que je passe l'IFF sur emergency et que je me prépare pour l'éjection. À ce moment, la radio devient particulièrement encombrée, à tel point que je ne peux savoir ce qui se passe. Les Anglais baragouinent je ne sais trop quoi, car le C-135 parle en même temps. J'ai beau demander à Vigier s'il faut s'éjecter ou non, pas de réponse. L'avion vibre toujours très fort, il faut tenir le SNB à la main pour lire les indications qui sont toutes aussi saugrenues les unes que les autres. Tout a disjoncté, la centrale gyro n'a pas du tout apprécié et les affichages du SNB sont complètement erronés. Enfin Vigier m'annonce que l'alarme feu s'est éteinte :

            - « Ce n'est pas très normal ».

On discute un bref instant pour savoir si on rentre à Cambrai sur un seul réacteur ou si on se déroute. La voix de la sagesse nous suggère de nous poser sur le terrain de déroulement prévu (le seul en Angleterre pour la mission). Je lui donne un cap approximatif pour Lossiemouth. À ce moment les anglais proposent un terrain que je ne trouve pas sur ma carte et pour cause, ils l'ont nommé par son second nom comme Epinoy pour Cambrai, ou Beaudésert pour Mérignac. Le C-135 intervient pour nous dire que nous ne pouvons pas nous poser sur cet aérodrome : c'est celui d'Edimbourg ; peu importe, nous n'avions évidemment pas du tout l'intention de nous poser ailleurs qu'à Lossiemouth.

Je récupère tous mes outils car j'avais brutalement rangé la planchette pour être prêt à m'éjecter, le computer et le log étaient entre mes pieds. J'affiche une position actuelle estimée, recale tout le système, effectue un recalage de cap et de position et donne un nouveau cap à Vigier qui est parfaitement guidé par le contrôle.

La percée se fait cap à l'ouest, et le GCA nous prend en charge. La visibilité est bonne sous la couche, je lis la check-list pour l'atterrissage en monoréacteur. Dans ce cas, le train n'est sorti qu'au dernier moment, ce qui affole le contrôleur qui pense que nous allons nous vomir sur la piste. Il hurle :

              - « wheels, wheels, wheels ! ».

Comme nous n'avons pas ravitaillé, l'avion est léger, le parachute s'est bien ouvert et à mi-piste nous sommes presque arrêtés. L'Alpha n'aura duré que 2h20. On nous parque entre des Buccaneer.

Évidemment, pas d'échelle Mirage IV ; qu'à cela ne tienne, deux immenses escaliers pour avion de ligne sont amenés à notre hauteur. Après avoir remis les goupilles de sécurité du siège et rassemblé nos documents, nous fermons tous les volets anti-flash, verrouillons les cockpits avec le carré que je conserve dans ma poche et descendons majestueusement.

Un officier nous accueille ; nous vérifions que l'avion est bien calé et allons jeter un coup d'œil au réacteur droit. Il n'est pas beau à voir, je rentre dedans pour mieux me rendre compte : les volets de tuyère ont été forcés par la pression de l'explosion, et servent maintenant d'aérofreins. Les aubes et accroches flammes sont quelque part, en mer, sous l'axe de ravitaillement. Une des aubes a presque percé la peau de l'avion qui a une belle bosse sur le dos. Heureusement qu'une modif venait d'être faite sur cet appareil, la pose d'un bouclier entre les réacteurs et les réservoirs situés dessous. Ouf !

Pendant ce temps, des Buccaneer se posent et stationnent juste à côté de notre avion, les pilotes retirent leur casque, sortent une casquette de l'habitacle, se coiffent avant de descendre de leur avion sans même un regard sur le Mirage IVA. Nous n'existons pas, nous sommes devenus invisibles, c’est surprenant ! C'est anglais.

L'officier nous emmène en voiture à la tour de contrôle, mais il nous fait monter un escalier garni de bouées de sauvetage à chaque étage. « H.M.S. FULMAR » peut-on lire dessus, ou « Lossiemouth R.N.A.F ». C'est en effet un terrain de la Royal Navy. Il nous fait entrer dans le bureau du commandant de la base, le Pacha, que l'on salue au garde à vous, car nous n'avons ni calot ni casquette dans l'avion, nous !

Il est grand, impassible, et il nous demande ce qui nous est arrivé. Vigier lui répond que le réacteur droit a pris feu et que nous avons dû nous poser en monoréacteur. Il ne comprend pas ! Dans notre mauvais anglais, nous essayons de lui faire entendre que « The right engine was in fire ». Il ne comprend toujours pas. Il nous agace car cela dure quelques minutes. Je me souviens que mon père était marin et que nous possédions de splendides fanaux de la marine anglaise en cuivre marqués Port et Starboard, « bâbord et tribord ». Oh merveille, le Pacha comprend ces termes et un sourire illumine un bref instant son visage.

Mais il nous présente un document et nous demande de le signer. Intrigués, Vigier et moi le saisissons pour le traduire. Nous éclatons vite de rire, ce qui ne semble pas faire plaisir au Pacha. Il faut en effet jurer que nous n'importons, ni alcool, ni cigarettes ! Nous signons le document ce qui semble soulager beaucoup le maître de ces lieux car il nous fait immédiatement apporter par une jeune femme en uniforme, une tasse de thé. La première de la journée ! C'est incroyable, le nombre de jeunes femmes et de tasses de thé que l'on …

En 1968 on ne voyait pas tant de militaires féminins sur les bases aériennes, quant au thé !

Nous parlons depuis quelque temps avec le Pacha quand le téléphone sonne. Il nous annonce que c'est encore un journaliste qui lui demande pourquoi la France envoie des Mirages IV en renfort en Angleterre. Nous sommes passés près de l'agglomération en mono réacteur et le Mirage IV n'est en effet pas très discret.

Puis il nous fait accompagner au CLA où nous pouvons parler entre deux tasses de thé avec les contrôleuses qui ont le micro dans une main et la tasse dans l'autre. Toutes sont étonnées que l'avion se soit posé si vite et se soit cependant arrêté presque au milieu du terrain, elles avaient peur qu'à 220 kt le Mirage IV ne termine sa course dans la mer en bout de piste, car nous n'avions pas de crosse d'appontage ; le terrain n'est équipé que de brins d'arrêt, pas de barrière, et elles sont habituées aux avions de la Navy qui se présentent aux alentours de 100 nœuds.

Ensuite on nous a fait visiter des ateliers et le nombre de mécaniciens féminins nous a étonnés, il n'y en avait pas encore chez nous. Puis en allant au mess, nous avons croisé un officier féminin, porteur d'une magnifique cape noire à doublure rouge vif, splendide ! Je ne sais qu’elle était sa fonction. On nous attribue à chacun une « cabine ». Un vieil homme, très correct, assez âgé pour avoir fait les deux dernières guerres, briquait les cuivres dans les coursives. Après un excellent déjeuner, nous sommes revenus à notre avion, auquel personne ne semblait prêter attention.

Pendant l'après-midi, nous avons dû répondre à des coups de téléphone de France et de l'attaché militaire qui nous a reproché que tout Londres était au courant de notre atterrissage ! Il est drôle. Nous avons bien failli lui répondre que nous avions coupé un réacteur pour faire moins de bruit. Il nous a aussi annoncé qu'un Nord viendrait le lendemain avec des mécaniciens et une équipe d'enquête pour vérifier l'avion et changer le réacteur.

Vers 18h30, après la fin du travail, nous sommes pris en main par des officiers pilotes et basiers qui nous invitent à nous changer, car on ne peut dîner au mess en combinaison de vol. Cela ne se fait pas.

Ils cherchent parmi eux les plus petits, qui nous prêtent un pantalon, une chemise, une cravate, une veste et même une pochette. Il nous faut de nombreuses épingles pour raccourcir les jambes des pantalons et les manches des vestes, car malgré la bonne volonté des Anglais, nous sommes tous les deux bien plus petits que n'importe lequel d'entre eux.

Enfin, attifés avec les moyens du bord, nous sommes présentables pour venir prendre un pot au bar. Eux et elles sont tous en tenue de soirée, avec nœud papillon. Le mess est splendide et nous les en félicitons ; en effet tout vient d'être refait à neuf, mais un bruit court que la base devrait prochainement fermer ! Tiens, c'est comme chez nous.

Les bocks sont grands et lourds, ils ne sont jamais vides, les Anglais sont grands et il faut lever la tête pour parler avec eux, il y a pourtant de splendides fauteuils en cuir où nous pourrions être presque à leur hauteur, mais ils restent debout ; à la fin j'ai mal à la nuque à force de regarder en l'air.

Ils nous demandent ce que nous faisions comme itinéraire, car ils ont été très surpris de voir notre tenue de vol. Quand ils apprennent que nous devions passer au-delà du cercle polaire, ils nous traitent presque de fous. Nous avions bien remarqué que les équipages descendant des avions étaient vêtus de combinaisons étanches soudées aux bottes. Ils nous ont affirmé qu'en cas de parachutage dans la mer du Nord en cette saison, nous n'aurions que quelques minutes de survie si nous ne pouvions pas grimper dans le dinghy et nous abriter du froid, alors au cercle polaire, n'en parlons pas ! Nous sommes bien d'accord avec eux, mais en France cette tenue n'existe pas dans l'année de l'air.

Enfin arrive l'heure du repas. Pour plaisanter, après toutes les bières ingurgitées, ils nous font traverser le bar, le long d'une latte de parquet, les yeux fermés. Nous n'avons pas dévié d'un pouce, ils apprécient. L'ambiance est sympathique, mais nous ne nous attendions pas à ce que cela recommence après le repas ! Au pays du whisky, nous n'en avons pas bu une goutte, mais, ces pots de bière ! Toute la soirée debout, au bar, la tête en l'air.

Pour me détendre je suis allé un moment chercher je ne sais plus trop quoi dans l'avion. De loin, je le vois tout illuminé ; en m'approchant, je constate que les anglais sont en train de prendre en photo, sous toutes les coutures, cet avion que l'on cache soigneusement en France. Mais que faire ? Ils sont chez eux !

A 23 heures, le barman crie quelque chose, immédiatement les officiers se précipitent au comptoir pour faire une provision de bière, puis le rideau métallique tombe, on ne peut plus rien acheter, mais on peut rester pour consommer. Vers une heure du matin, l'officier de permanence nous fait chercher :

          - « Vous êtes appelés par Toulon ».

Toulon ? Diable, que se passe-t-il ? En fait c'est Doullens, plus exactement le CDC Mazout qui nous demande un renseignement.

Le lendemain matin, le Nord arrive de Mérignac et on nous signifie qu'on va rentrer avec lui à Cambrai, immédiatement. L'attaché militaire arrive lui aussi en Fouga. Nous l'informons que nous n'avons pas un penny pour régler les frais de séjour. Il nous dit de ne pas nous inquiéter et ouvre un attaché-case rempli de livres sterling !

Arrivés à Cambrai, débriefing, compte-rendus dans lesquels nous mentionnons l’impossibilité de bien verrouiller les cockpits et l'utilisation par les anglais de combinaisons étanches pour les survols maritimes en mer du Nord. Nous ne demandons pas de frais de déplacement puisque tout doit être payé par l'Attaché de l'Air.

Il faudra plusieurs années pour que des verrous soient fabriques et déposés dans chaque avion et que les équipages reçoivent la combinaison étanche française, sans botte incorporée. Il faut alors pour quelqu'un chaussant du 39, utiliser une paire de chaussure de 42 ou 43. Le Babygros, comme on appela le sous-vêtement correspondant à cette combinaison, fut très apprécié car il permet lors des déroulements, de quitter la combinaison étanche, assez inconfortable au cou et aux poignets et de ne pas être en caleçons longs traditionnels. Nos compte-rendus ont-ils eut une influence sur ces améliorations ?

Fin octobre, je reçois du Royaume-Uni une petite enveloppe avec une note de mess de 3 £ 5 pence à payer avant le 10. Je maudis l'Attaché militaire qui aurait pu régler cette petite somme. Je ne peux faire un chèque postal libellé en livres sterling, j'ouvre un compte dans une banque qui pourra faire le transfert mais cela prend du temps, d'autant qu'à l'époque, les transferts de fonds à l'étranger sont très contrôlés. Début décembre, une autre lettre me rappelle à l'ordre, mais la somme réclamée n'est pas la même. J'ai enfin réglé le total pour l'équipage et nous avons réclamé des frais de déplacement.

J'ai appris par la suite qu'un farceur de l'escadron avait proposé au personnel d'acheter du whisky en quantité, puisque après le changement de réacteur, on devait rentrer direct avec les bidons (4000 l) pleins de ce produit très demandé. Il aurait eu quelques commandes !

Il paraît aussi d'après Vigier, que le Général de Gaulle, averti de l'incident, se serait écrié :

          - « Mais qu'est-ce que cet équipage allait faire du côté de l’Ecosse ? ».

Je pense qu'on a dû lui expliquer !

Lorsque j'ai franchi le cap des 1.000 heures de Mirage IV A en 1971, l'équipe de piste m'attendait au pied de l'avion et m'a coiffé avec une sorte de faluche écossaise, en souvenir de ce premier déroutement à l'étranger.


Jean-Pol PUISNÉ
Octobre 1968

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

Commentaires

  • Jacques Debergh
    • 1. Jacques Debergh Le 06/06/2020
    Bonjour,

    J'étais SNB au sein du 3/93 "Sambre" sur la BA 103 de Cambrai Épinoy de novembre 1969 à mars 1974 et j'ai bien connu les membres de l'équipage.
    Membre des anciens des FAS, j'ai eu le plaisir de revoir plusieurs fois le Lcl PUISNÉ.
    Des officiers très sympathiques et très professionnels.

    Ltt (H) DEBERGH Jacques

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