Décollage sur trois moteurs
Au Tchad en 1978
Au cours de cette année-là, j'ai vécu une expérience mécanique unique, que seules les conditions du moment ont permis.
Le 17 juillet, nous avions ravitaillé en munitions le poste de Mongo qui faisait l'objet d'attaques fréquentes du Frolinat, mais à distance du fait de la présence de légionnaires au statut officiel de conseillers. L'atterrissage s'était à priori bien passé et le déchargement aussi, malgré la menace permanente des rebelles, qui se traduisait par des tirs incessants de mortiers.
Pourtant à la mise en route des moteurs du DC-4, l'hélice du numéro 3 refusa de tourner, sous l'action du démarreur. La procédure fut interrompue et à l'aide d'une échelle, je suis allé inspecter le moteur. Nous avions percuté un énorme milan, certainement venu par le dessous de l'avion car aucun membre de l'équipage ne l'avait aperçu, qui était en bouillie à la base d'un des pistons. Moteur chaud tout fonctionnait, mais la déformation des ailettes avait dû agir sur la chemise et à froid, coincer la jupe du piston.
Pour l'État-major tchadien, qui connaissait la situation de crise, l'ordre était formel de ne pas laisser tomber un DC-4 entre les mains des rebelles, donc de tenter le retour en trimoteur. Pour des raisons évidentes d'être opérationnel le plus rapidement possible, et compte tenu de la compétence déjà acquise sur d'autres types d'avion, la formation des navigants sur DC-4 avait été sérieuse bien que rapide. En une semaine un pilote et un mécanicien navigant, tous deux moniteurs (anciens de l'Armée de l'air française en retraite) de la compagnie "Air Tchad" possesseur de DC-4 pour les lignes intérieures civiles, nous ont formés avec des atterrissages en trimoteur, voire en bimoteur, mais jamais en phase de décollage considérée comme possible mais aléatoire au vu de l'âge des avions et jamais tentée de mémoire.
Et pourtant, il fallait le faire, puisque l'ordre était confirmé par l'Ambassadeur de France. Avec le pilote Yves, nous avons donc sorti les documents techniques poussiéreux de l'avion pour étudier les procédures préconisées, pendant que le reste de l'équipage et les légionnaires allégeaient l'avion de tout poids superflu et même le non indispensable.
Nous pouvions prendre les abaques de décollage en trimoteur dans tous les sens, nos conditions précaires de piste de brousse plaçaient les données nécessaires à une réussite, sous les minimas de sécurité. Tant pis, on referme les livres et on fera au mieux, Inch Allah !
L'avion étant rendu au plus bas de son poids possible, nous l'avons placé en début maximum de piste, la queue au-dessus du sable pour gagner de la distance et vidanger les réservoirs par les "vide-vite" et au niveau le plus tangent pour rentrer (1 h 30 de vol).
La procédure était de pousser au maximum les deux moteurs fonctionnels symétriques sur freins serrés et de pousser ensuite progressivement en roulant le troisième parallèlement à la prise d'efficacité de la dérive, pour ne pas sortir de la piste et atteindre la puissance maximum au décollage. Les vecteurs du rapport de montée en puissance du troisième moteur et de la diminution de la distance de roulage devant s'inverser totalement.
Pratiquant cet exercice pour la première fois et sans filet, nous appellerons cela du feeling doublé d'une énorme confiance entre le pilote, qui devait gérer les palonniers pour conserver l'axe de la piste à la limite de la sortie de l'avion et le manche pour tirer au vrai dernier moment, et le mécanicien navigant qui devait pousser les trois manettes de gaz de la main gauche et les trois manettes d'hélices de la main droite d'une manière dissymétrique, les yeux sur les indicateurs du tableau de bord, en annonçant les vitesses atteintes au fur et à mesure, que le pilote devait comparer à celles théoriques devant être atteintes pour obtenir la bonne vitesse en bout de piste ... ouf ... pour décoller.
Après quelques centaines de mètres effectués, nous n'avions évidemment aucun moyen d'interrompre le décollage, la tête dans les chiffres et les mains verrouillées aux manettes, nonobstant les obus qui tombaient et qui étaient passés pour nous au second plan.
La distance s'amenuisait rapidement et, malgré tout, le temps semblait interminable, surtout quand on le compare à nos estimations faites avec "précision" et les moyens disponibles.
L'ambiance était lourde mais sereine, jusqu'au :
- « Le bout arrive, on n'a pas la vitesse... »
... d'Yves et ma réponse instinctive, incontournable car évidente en l'état :
- « Je suis à fond, tire quand même... ».
Un fracas assourdissant est venu accompagner le cri du pilote :
- « On tient, on tient... »
provenant des dizaines d'arbustes (quéqués) que nous tondions au plus ras. Très très lentement notre "piège" prenait de l'altitude, jusqu'à 40-50 m sol stabilisé pour éviter les visées des tirs de Sam-7 et avec le train toujours sorti, de peur de ne pouvoir le ressortir plus tard pour cause de dégâts provoqués par le bois très sec des arbustes vendangés.
La joie était là, le soulagement aussi, surtout pour le reste de l'équipage qui a certainement plus souffert que nous, du fait d'être passif sur l'action et d'avoir eu le temps de gamberger sur le pire.
Au retour à N'Djamena, nous avons pris le grand plaisir de débriefer nos moniteurs d' "Air Tchad" sur notre aventure, unique ou presque dans la vie d'un DC-4.
Jean-Luc GERBER
Extrait de "La Charte" juillet-août 2013
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Résumé de cette période ... pour essayer d'y comprendre quelque chose :
13 avril 1975 : le général Félix Malloum est porté au pouvoir par un coup d'État au cours duquel le président Tombalbaye trouve la mort. Rupture des relations diplomatiques avec la France.
Octobre-novembre 1975 : les dernières troupes françaises quittent le Tchad sur la demande du président Malloum, seuls 300 conseillers militaires, 350 professeurs et 200 techniciens sont autorisés à rester.
6 mars et 19 juin 1976 : signature à N'Djamena d'accords de coopération militaire et technique entre la France et le gouvernement du général Malloum.
30 janvier 1977 : libération de Françoise Claustre.
1977 : intensification du conflit armé avec le FROLINAT, dont les différentes factions se réunifient sous la direction de Goukouni Oueddei (Weddeye) et de ses Forces Armées Populaires ; en juillet prise des postes de Bardaï et Zouar.
17 février 1978 : prise de Faya-Largeau par les forces du FROLINAT.
Février 1978 : signature d'un accord séparé entre Hissène Habré, chef des FAN (Forces Armées du Nord) et Félix Malloum à la tête des FAT (Forces Armées Tchadiennes), qui le nomme Premier ministre.
Avril 1978 : progression des troupes du FROLINAT de Goukouni Oueddei vers N'Djamena, mise en place des contingents français soutenant le pouvoir central.
Janvier-février 1979 : rupture entre Félix Malloum et Hissène Habré qui quitte le gouvernement, après la guerre de N'Djamena qui a duré plusieurs jours entre les FAN d'Habré et les FAT de Malloum ; rapatriement des étrangers et des familles de coopérants vers Libreville par les troupes françaises par Transall.
Février-mars 1979 : violents combats dans tout le pays, lutte pour le pouvoir entre les troupes du FROLINAT de Goukouni Oueddei et les FAN de Hissène Habré.
10-16 mars 1979 : conférence de réconciliation nationale à Kano (Nigeria), Goukouni Oueddei est nommé Président du Conseil d'état provisoire, démission de Félix Malloum.
3-11 avril 1979 : deuxième conférence de réconciliation nationale à Kano.
29 avril 1979 : Loi Mohamat Chouad du Mouvement Populaire de Libération du Tchad (MPLT) devient Chef d'état.
Mai 1979 : apparition massive des FAT sécessionnistes du colonel W.A. Kamougué dans le sud du pays.
Août 1979 : lors d'une rencontre organisée par le gouvernement nigérian, signature d'un accord à Lagos entre Oueddei, Habré et d'autres leaders d'opposition (pas moins de onze tendances politico-militaires y participent), un gouvernement d'union nationale de transition (GUNT) est formé sous la présidence de G. Oueddei, Hissène Habré assume les fonctions de Ministre de la défense, le colonel W.A. Kamougué, chef politique reconnu de la population du Sud devient Vice-président. La Libye, tenue à l'écart des accords de Kano et de Lagos, attaque le nord du Tchad.
1980 : Hissène Habré, qui reproche à Goukouni Oueddei ses liens avec l'agresseur, se retire du GUNT, ses FAN qui ont été rejointes par une partie des FAT, s'emparent de plusieurs quartiers de N'Djamena.
1981 : après que Goukouni Oueddei ait annoncé la fusion de son pays avec la Libye, une force d'interposition est constituée au sommet panafricain de Nairobi et intervient militairement avec l'appui de la France.
1982 : Hissène Habré est reconnu chef de l'État tchadien, Goukouni Oueddei forme un gouvernement rival dans le Nord que les Libyens occupent toujours en partie.
Date de dernière mise à jour : 10/04/2020
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