Couilles d'acier

On l'appelait « Couilles d'acier ». Ce surnom n'était pas dû à une fermeté quelconque de ses attributs masculins. Ni à une production exceptionnelle de testostérone. Ni à une activité sexuelle effrénée. Il lui venait de la guerre. Au cours d'une opération sur l'Allemagne nazie il avait été pris pour cible par la "Flack" et il avait été blessé à la cuisse. De la cuisse à l'entrejambe il n'y a pas loin et la légende prétendait que le médecin qui le traitait avait remplacé ses testicules par une paire de billes en acier inox. D'où le surnom ! Il avait quand même eu deux enfants après la guerre. Mais tant pis ! Le surnom lui était resté. Il aurait dû s'en féliciter car ce surnom lui avait valu une réputation qui s'était étendue à toute l'Armée de l'Air et sans lui il serait sans doute resté dans un modeste anonymat. Car, en dehors de cette allure respectable et de cette gravité que les britanniques attribuent aux maîtres d'hôtel ou aux clergymen, il n'avait rien d'exceptionnel.

Mais ça avait quand même fini par lui pourrir le caractère ce surnom. Et il était devenu un peu mauvais coucheur. Surtout avec les jeunes pilotes auxquels il ne passait rien. Faire une mission avec lui était un vrai cauchemar. C'est qu'il n'était pas commode, le Prince. On prétendait qu'on ne le voyait jamais sourire « parce qu'il ne souriait toujours que d'un seul côté. Le côté qu'on ne voyait pas ». 

On se vengeait aussi d'une façon plus cruelle et je vais le raconter ici.

Tous les jours Couilles d'acier faisait son entrée au mess pour le repas de midi. Un des jeunes pilotes disposait alors deux verres côte à côte à deux ou trois centimètres l'un de l'autre. Il prenait dans sa main un couteau et il mettait la lame à plat entre les deux verres à égale distance de l'un et de l'autre. Puis il attendait, le couteau en position. Lorsque Couilles d'acier s'asseyait, au moment exact où il s'asseyait, il agitait alors le couteau entre les deux verres et il obtenait ainsi un tintement de verre frappé : « Dilling! Dilling! » Ce qui, vous avez deviné, était le bruit qu'étaient censé faire les deux attributs de Couilles d'acier en se posant sur la chaise.

À chaque fois le résultat était surprenant. Comme piqué par un courant électrique, Couilles d'acier se relevait et examinait les convives, cherchant à découvrir le coupable. Mais il ne découvrait jamais personne. Car les convives, mine de rien, continuaient, tranquilles, leurs petites conversations.

Il arrivait que ces opérations fussent mal coordonnées. Ce n'était plus un seul pilote qui était chargé de l'opération. Mais plusieurs, parmi lesquels de nombreux bénévoles. La salle à manger éclatait alors d'explosions cristallines du plus bel effet. On se serait cru au Paradis. La température de Couilles d'acier atteignait alors des sommets historiques.

Je n'aimais pas beaucoup cette persécution imbécile et je n'ai jamais, au grand jamais, accepté d'être le préposé chargé d'agiter la sonnette pour saluer Couilles d'acier. Mais si un homme n'est pas tout à fait mauvais, cela ne veut pas dire qu'il soit tout à fait bon et, un jour….

J'avais quitté le service depuis au moins dix ans. J'avais donc un âge canonique et j'aurais dû être prémuni contre ces sortes de jeux imbéciles. Mais… j'étais dans un restaurant, Rive Gauche, bien tranquille et bien accompagné quand je vois arriver… Hé oui ! C'était lui. Couilles d'acier ! Bien vieux ! Bien fatigué ! Mais toujours avec cet air maussade et méprisant de majordome anglais. Ça faisait bien trente ans que je ne l'avais pas vu. Qu'est-ce que vous auriez fait à ma place ? C'était trop tentant. Je n'ai pas résisté. J'ai préparé les deux verres, le couteau. Et j'ai demandé à ma compagne de m'enlacer tendrement. Ça, c'était pour l'alibi !

Dilling ! Dilling !

Il avait conservé toute sa détente, Couilles d'acier ! Il s'est levé comme s'il avait posé son cul sur une poêle à frire. Son œil, son œil d'aigle « scannait » littéralement la salle. Elle était grande, heureusement. Moi, j'étais lâchement caché derrière mon amie, mais je jouissais du spectacle. Ce n'est qu'après que sont venus les remords.

Et aujourd'hui encore, lorsque j'y pense, j'ai un peu honte…


Jean Paul SALINI

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