Chasse aux barluts

Attaque de la 6ème Flotte US par un Vautour II N

Le 28 septembre 1960 vers 16h30, les "Opérations" avertissent la Section Vautour que la 6ème Flotte US, qui évolue dans le golfe de Gascogne, se trouvera le lendemain 29 à 02h00 GMT par 44,40 N et 04,40 W.

La Section Vautour peut-elle exécuter une attaque de nuit sur les navires US ?

- « Qui veut le faire ? »

Le capitaine de Thorey répond :

- « Pangon, on y va tous les deux ? »

J’ai dit tout de suite :

- « Oui mon capitaine ! »

Nous aurons le V II N n° 347, deuxième de la série des Vautour à profondeur monobloc équipé d’un DRAC 32 A. Pleins internes et deux réservoirs de soute, soit un total de 6.825 litres de TR4 ou pour le navigateur qui calcule le poids au décollage, 5,8 t de kérosène, soit deux fois 290 aux débitmètres, ces deux volucompteurs installés place navigateur qui affichaient le pétrole restant par réacteur en dizaine de kg.

La mécanique est avertie et râle :

- « Ce n’est pas une heure pour des chrétiens » car nous décollerons à 04 h 30 locale (02 h 30 GMT).

J’ai combiné rapidement ma petite affaire. Aller jusqu’à Hendaye, pas trop haut afin d’éviter les radars US. Pas trop vite pour ne pas réveiller les populations laborieuses du sud-ouest et surtout pour économiser le pétrole.

Toujours ce souci du pétrole. Je me souviens d’avoir retrouvé à table un bon camarade volant sur Mirage IVA, le lieutenant Cauber ancien du 2/30. Il venait dans la matinée de rentrer de Bou Sfer (terrain construit en 1962 à 20 km à l'ouest d'Oran), par une MTO exécrable. Heureusement le Mirage IVA était le premier avion de l'armée de l’Air capable d'être ravitaillé en vol. Son pilote avait pu récupérer 2 ou 3 tonnes de kérosène après un enquillage limite, qui avait transformé le risque de bain de mer prolongé, en paisible retour. Cauber mangeait de bon appétit. […]

Cap à l’ouest ensuite en se maintenant à 20 nautiques de la côte espagnole et à 1.000 pieds au-dessus de l’eau, en espérant que notre écho sera noyé dans ceux de la côte espagnole, montagneuse à souhait. À Santander, où se trouve une balise puissante, cap au 330, moins de 1.000 pieds et 7.800 t/mn pour 420 nœuds. Je recalcule mon pétrole. Avec les deux soutes pleines, c’est paisible.

Le lendemain matin comme prévu nous sommes au pied de l’avion avec les mécanos. La météo est bonne. Visibilité 20 nautiques, mer peu agitée.

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Le navigateur-radariste et le pilote sur Vautour N (Coll. A. Crosnier)

Nous effectuons chacun notre tour d’avion ; brêlage et actions vitales avant le roulage. Nous rejoignons le point de manœuvre. Avec la permission de la tour nous nous alignons face à la piste, le balisage est discret. Ne pas être ébloui pour un vol de nuit est essentiel ; il faut prendre des précautions en évitant les éclairages trop intenses, bien avant d’aller à l’avion.

Décollage à 04h30, pile à l’heure. Tous les deux nous avons branché le zéro seconde de nos sièges éjectables. Mon pilote sort 30° de volets, met 7.800 t/mn sur freins et lorsque les T5 atteignent 600°, il libère la bête et met plein gaz à 8450 t/mn. Nous décollons vers 145 nœuds. Coup de frein pour immobiliser les roues avant d’escamoter les deux gros diabolos du train central et les balancines, ce qui doit être fait avant d’atteindre 170 nœuds pour ne pas bloquer les portes de balancines. Mon pilote a rentré les volets avant 250 nœuds, pas trop tôt, nous sommes relativement lourds avec deux soutes : 16,8 t.

Lors de la montée, plutôt courte, vers 3.000 pieds nous débranchons le zéro seconde, vérification de l’oxygène, de la pressurisation, du transfert pétrole et des instruments de bord. Pour moi altimètre, machmètre, débitmètres, totalisateur d’estime, VP et température. Il fait bon : +8° à 3.000 pieds. Le radar est OK. Ma boutique est presque en ordre, encore que mes deux crayons, attachés à une ficelle, se baladent. Je leur intime l’ordre de rejoindre leur plumier.

Mont-de-Marsan-Hendaye au cap 250 à 3.000 pieds à 330 nœuds. À Hendaye : 1.000 pieds pour nous cacher dans les échos de la côte espagnole. Radar sur ON et sur l’échelle des 50 NM pour vérifier notre position. Ensuite radar en veille. Nous avons rebranché le zéro seconde de nos parachutes.

Cap 263 le radiocompas sur la balise de Santander qui comme prévu est puissante. Vieux réflexe, je cherche l’étoile polaire… elle est bien à droite.

Petite digression : un jour sur Meteor, nous étions au sud de Tours pour un entraînement à la chasse de nuit avec comme équipier, le colonel Philippe Maurin commandant la base, qui arrivé depuis peu débutait sa progression sur Meteor comme tout un chacun. À la suite d’une panne radar, il nous abandonna :

- « J’ai de la paille en retard, je rentre. Salut ».

Après avoir consommé un peu de pétrole, mon cocher me dit :

- « On rentre »

et se dirige vers une grande ville toute illuminée. Je contemple le ciel : il fait très beau, je cherche l’étoile polaire, elle est pile devant nous. Mais ... elle devrait être à gauche !

- « Navigateur à pilote. Devant nous c’est Angers ! Tours c’est à droite. »

- « Oh ! Merde ! » dit le pilote. En descente vers la piste, j’ai aperçu le phare de rappel du terrain.

Il était sur le bâtiment où je logeais, juste au-dessus de ma chambre de célibataire et flashait quelque chose comme « TR » (da …di-da-di). Il était minuit c’était l’heure d’aller au dodo.

Pendant ce temps l’avion est arrivé paisiblement à Santander, nous aussi. Ce n’est plus le moment de rêver.

05h01

Il y a 31 minutes que nous avons décollé. Nous sommes travers de la balise de Santander. Cap au 330, 7.800 t/mn. Rapidement, nous atteignons plus de 420 nœuds. Avec, désolé, l’expression est triviale, la balise dans le cul, ce qui me permet de contrôler ma dérive, presque nulle d’ailleurs. Il fait vraiment beau, peu de vent, facile pour tomber sur les barluts US s’ils sont à la position prévue.

- « Mon capitaine, pensez que certains barluts ont des mats de 40 mètres ! »

- « Ne vous faites pas de soucis, je reste au-dessus de 400 pieds » (400 feet = 120 m)

- « Mon capitaine, la sonde altimétrique est bien en route ? »

- « Bien sûr ! »

OK, on n’est jamais trop prudent. La sonde altimétrique est une sonde radio très précise et très utile au-dessus de l’eau.

Je m’étais promis d’attendre 5 minutes radar en veille. Pour m’occuper, je cherche l’étoile Polaire. Elle est à l’avant droit, c’est bon. Mais à 5h 05, impatient de savoir après seulement 3 minutes et 30‘’, je remets ma boite à étincelles sur ON.

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Le navigateur-radariste à son scope (Coll. A. Crosnier)

Oh, divine surprise ! Le rêve de tout navigateur radariste : toute la 6ème Flotte US sur mon écran de 7 cm par 4 ! Un gros écho presque à midi, avec trois autres de chaque côté ! Pratiquement à midi, vers 40 - 38 nautiques, un bel écho avec, de chaque côté, bien symétriques, trois échos échelonnés sur 2 à 3 NM de distance et 4 à 5 degrés d’azimut.

Ça, c’est le porte-avions ! Pourquoi ? Parce que, avec trois échos à gauche, trois échos à droite, c’est un navire important. Normalement tout PA est suivi de près par un destroyer chargé de ramasser ce qui pourrait tomber du pont d’envol. Dans la Royale ce bateau a reçu le sobriquet de ramasse-miettes, je ne vois pas son écho, il doit être trop près du P.A. Sur l’échelle des 50 miles un blip occupe plus d’un nautique de distance. Ce destroyer doit contribuer à faire de l’écho du porte-avions un écho qui me semble plus volumineux que les autres.

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Les indications du radar DRAC 32A (Coll. A. Crosnier)

Voici à quoi ressemblaient mes écrans radar. Le dessin est incomplet mais l’essentiel y figure. Plus loin, à plus de 45 NM et 25° à droite, un autre écho solide accompagné par deux ou trois autres.

Nous sommes donc à 400 pieds, la distance qui nous sépare de l’objectif diminue rapidement. À 7 nautiques/minute, c’est à 210 mètres/seconde que nous fonçons sur lui.

- « Mon capitaine, il est à moins de trente nautiques ! »

- « OK ».

- « Il est un peu à gauche, 5° à gauche. »

- « Oui… ».

- « C’est bon, 2 à 3° à droite. »

- « Ben voyons ! »

Un temps.

- « Je crois que je le vois ! »

Il en a ras la casquette mon cocher : 5° à droite, 2° à gauche, de nuit à 400 pieds/ flotte

- « Il est là, à moins de 15 nautiques ». Je crois bien, que j’ai crié.

- « Pas si fort ! » réplique mon pilote,

- « Je le vois, sortez le nez de votre radar, et profitez du spectacle ! »

Avant d’obtempérer j’ajoute plus calmement :

- « Un chouia de plus. Stable, 10 nautiques. »

Je remets mon radar en veille et mes scopes en position verticale.

Il faut cependant remarquer que si je n’avais pas sorti mon nez du radar, j’aurais pu sans difficulté, verrouiller mon antenne sur cet écho magnifique, et annoncer :

- « Accroché »

ce qui aurait assuré une bordée de roquettes sans bavures, le radar déclenchant le tir, toutes corrections faites, à coup sûr plein but.


05h12

- « Il y a des projecteurs à gauche et à droite qui nous cherchent. »

dit de Thorey. En effet, des pinceaux de lumière s’agitent de tous côtés.

- « On est dessus. 420 pieds à la sonde. » m’annonce de Thorey.

420 pieds, soit pour les profanes 128 m à plus de 420 nœuds, soit 780 – 800 km/h, c’est très vite et pas haut, mon pilote a bien trimé son avion, j’admire son calme. Je regarde à gauche, le long du fuselage et vois défiler une partie d’une grosse chose, très grosse, avec des lumières rouges, bleues, vertes et, avec un peu d’imagination, un pont d’envol ; ce que me confirmera mon pilote lorsque le calme sera revenu.

Pas le temps de regarder la montre, elle est mal éclairée. C’est ma faute j’ai mal réglé mes lampes UV. Tout de suite :

- « À droite pour 60° »

Je rallume mon radar, mis en veille, lorsque de Thorey m’a annoncé le visuel, et retrouve le bel écho qui au début se situait à 25° droite à 48 nautiques.

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L'indicateur du radar DRAC 32A du Vautour (Coll. A. Crosnier)

- « 20° de plus ». 

 - « Nous sommes au 50 »

confirme mon pilote. Sympa ! C’est très chasse de nuit de rappeler le cap au navigateur qui, le nez dans son radar, ne peut pas regarder son compas.

- « Un chouia de plus… Stable ! Il est à midi, moins de 10 nautiques ! »

05h16

Nous déboulons sur un gros truc, beaucoup moins illuminé que le premier. Probablement un cuirassé ou un gros croiseur. Les projecteurs cherchent derrière nous. Vraiment pas au point les mecs ! Mais il nous faut jouer le jeu en restant par terre pendant un petit moment.

- « Cap au nord-est, en radada pendant 6 minutes ».

- « Oui chef ! »

Le nord–est, pour essayer de nous éloigner un peu de ces vilains qui tentent de nous attraper avec leurs grosses lampes.

Cette nuit étoilée, mais sans lune, est assez particulière avec les pinceaux des projecteurs qui nous loupent en balayant à vitesse supersonique la surface de la mer. Je jubile. Je crois que mon pilote aussi.

Les six minutes sont presque passées. Toujours à 420 nœuds.

- « Les deux soutes sont terminées. »

annonce mon pilote. Donc pétrole, ça va (3.400 kg, deux fois 170 aux débitmètres).

Je constate : plus d’échos sur l’écran et dehors plus de projecteur, sauf un énervé, là bas au loin par-dessus mon épaule droite, qui éblouit son camarade. Il n’a pas encore compris ?

05h22

- « Mon capitaine, on monte à 36.000 pieds, cap au 120, la côte à 120 nautiques, le terrain à 180 ».

Le capitaine de Thorey est peut-être surpris par la précision de mes annonces…Je pars du principe que la flotte était à la position annoncée et j’ai bien préparé mon petit dessin. Ce n’est pas dur à déterminer (trouver un ennemi qui vous annonce sa position la veille, c’est pas tous les jours). Avec la vitesse acquise, ça va vite. Nous laissons la nuit presque noire, pour émerger 6 minutes plus tard, à 36.000 pieds, dans une aube pâlichonne.

05h28

J’éteins les lumières rouges du tableau de bord. Les UV font briller les cadrans, je les garde. Je range ma lampe électrique dans le plumier. Eh oui, sur le Vautour de chasse tout temps, il y avait en place arrière un plumier pour les crayons du navigateur radariste et une lampe mignonnette (petite lampe à pile, répertoriée sous ce nom dans la nomenclature de l’armée de l’Air). Z’avaient pas ça dans la chasse de jour !

5h29

On réduit à 7.500 t/mn pour laisser souffler la bête. Soudainement à droite… tout beaux, tout propres avec les belles décorations de l'US Navy, deux Crusader nous rattrapent comme des affolés, rentrent leurs aérofreins après avoir dû mettre un bon coup de postcombustion pour nous rattraper. Le leader bat des plans.

- « Mon capitaine, deux Américains à droite. »

Nous répondons à son salut. Le leader cabre et, en effectuant un demi-tonneau, passe au-dessus de nous. Peu démonstratif, l’équipier trouve plus simple de passer par-dessous, pour suivre son leader qui plonge dans la pénombre vers son porte-avions et le breakfast matinal.

- « Quand aurons-nous, la postcombustion ? » avec la voix de Bourvil.

Évidemment, les deux chasseurs américains nous ont virtuellement tirés et descendus. Je reste cependant convaincu que les radars US ne nous ont vus que lorsque nous n’étions qu’à 10 nautiques, un peu avant que les projecteurs se manifestent : ils avaient alors une minute pour nous abattre.

Après tout, dans la réalité, le radar verrouillé sur le but avec deux paniers SNEB de 19 roquettes de 68 mm chacun, à 1.200 mètres, toutes les corrections nécessaires étant faites par le calculateur du DRAC, nous aurions fait un carton… avec il est vrai le risque d’empailler la cible ! Encore que, si mes souvenirs ne me trahissent pas, l’abaissement de la trajectoire des SNEB était de l’ordre de 35 m après un parcours de 1200 m, abaissement dont le radar tenait compte pour le calcul du point futur ; nous avions une marge suffisante pour ne pas empailler la cible ! Dans la ferraille, une SNEB à charge creuse ça fait du chemin, beaucoup de chemin ! 38 roquettes, 50 % dedans, c’est un mini : 19 trous.

C’est peut-être optimiste, mais ce qui est certain, c’est que jamais de Thorey ne m’a signalé être ébloui par un projecteur (j’avais le nez dans le radar) et que l’agitation frénétique des projecteurs trahissait une recherche fébrile et stérile. Si les projecteurs ne nous ont pas trouvés c’est que les radaristes US ont été surpris. 5h12 - 5h05 = 7 minutes.                      

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La mission du 29 septembre 1960 (Coll. A. Crosnier)

05h35

Début de la descente, nous sommes à 80 nautiques du terrain. Départ à 0.9 de Mach, ensuite 300 nœuds de vitesse indiquée. À peine 180 kg de pétrole pour faire 80 NM (148 km).

La barbe, nous allons nous poser dans moins de quinze minutes, le mess ne sera pas encore ouvert. Il va falloir attendre.

Bof, remercier les mécanos, remplir le cahier d’ordres, se congratuler, ça passera vite. J’attrape la balise de Pissos et la côte au radar. La balise de Mont-de-Marsan est plus faible. Le capitaine appelle Marina qui nous répond tout de suite. J’éteins mes loupiotes et replie mes écrans radar en position verticale.

05h47

Mont-de-Marsan. Nous sommes au point initial, circuit à 1.000 pieds 7.000 t/mn, 320 nœuds. Break, 6.000 t/mn, sortie des aérofreins. À l'issue de ce 180° nous longeons la piste en vent arrière, AF rentrés, train et volets sortis, toujours à 7.000 t/mn à 230 nœuds. Dernier virage à 170 nœuds, puis 130 nœuds aux balises.

05h50

Nous avons bouffé presque tout le pétrole, il nous en reste à peine une tonne. Nous sommes légers. De Thorey garde son avion rasibus grâce à l’effet de sol. Boum ! L'avion se pose. Parachute à l’impact. Ne pas fatiguer les structures, ne pas casser le radar, économiser les freins. Le soleil n’est pas encore levé. Cela fait 1h20 de vol de nuit.

Une belle mission, un rêve pour le navigateur !


Jean PANGON

Extrait de « Chasse de nuit, Chasse tout-temps, Chasse poussières »

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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