Brave Dak

À 16 h, ce 1er novembre 1965, il fait un temps superbe sur la Méditerranée, la visibilité est exceptionnelle et le ciel est clair. Pas un nuage à l’horizon. Nous avons décollé le matin même de Villa pour Oran via Istres. Le Dak étant en surcharge, nous ne pouvons effectuer le vol direct. Deux énormes caisses sont solidement amarrées dans le cargo sous la haute surveillance d’un convoyeur, endormi sur la banquette de droite.

Ainsi depuis une heure et après un solide casse-croûte, nous avons décollé d’Istres en direction du terrain de Bousfer, où nous devons, normalement arriver, si Dieu le veut, en début de soirée.

Les moteurs ronronnent doucement, le pilote à son poste est plongé dans la lecture de "Play Boy", quant au mécano, ses préférences vont à "Nous deux". Ces lectures marquant la frontière qui sépare l’Intello et le Manuel. Pour ma part, et pour l’heure, je suis plongé dans les mots croisés de "France-Soir" - les plus faciles - journal que j’ai étalé sur ma table de travail. Nous avons tous les trois le casque sur les oreilles, mais comme le trafic est faible, en ce jour de fête, nous sommes plongés dans une légère torpeur ! Le calme, en somme !

Quand tout-à-coup, je sursaute :

- « Fox Roméo Alpha Juliette Juliette … ici Barcelone … ».
nutile qu’il se présente, j’ai reconnu la voix de l’opérateur. Par réflexe je regarde ma montre, nous ne devons donner notre position que dans 20 mn, … il doit s’ennuyer !
- « Barcelone de FRAJJ, oui j’écoute »
- « Juliette Juliette de Barcelone … vous avez le feu au moteur droit »

Surprenant !! … je prends lentement le micro :

- « De J J  Bien compris - Merci » J’ai le ton de la surprise !

Je me penche vers l’avant, mes deux équipiers scrutent, mollement, les instruments sans lâcher leurs journaux favoris. Par souci de professionnalisme, le mécano jette quand même un coup d’œil vers le moteur en question. Après un léger haussement d’épaule dans ma direction, il se replonge dans la lecture qu’il n’aurait jamais dû quitter.

-  «  J J  de Barcelone » … Voilà qu’il remet ça !
-  « Barcelone de J J , j’écoute »
-  « J J de Barcelone, vous avez le feu au moteur droit »
-  « de J J , Bien reçu »… le ton est plus ferme 

Pourtant nous sommes le 1er novembre et non le 1er avril. Zut alors, ce gus a une vue particulièrement perçante ! La visibilité est bonne, c’est sûr, mais voir un Dak à 300 km, même s’il est en feu, c’est plus que surprenant ! Il doit galéjer !

Malgré tout je me lève pour jeter aussi un coup d’œil aux instruments et à l’hélice droite, comme mes coéquipiers tout à l’heure. Avant de rappeler Barcelone, je me dirige vers le cargo, à l’arrière et là, brutalement je suis plus que réveillé, je prends un coup d’adrénaline …

Je viens d’apercevoir un avion civil nordiste, d’après ses couleurs et celle des cheveux du pilote, qui fait du vol de groupe avec nous à quelques encablures du Dakota. Le pilote, micro en main, regarde dans notre direction, je pourrais presque voir la couleur de ses yeux s’il ne portait pas des lunettes de soleil. C’est lui qui a donné l’alerte. En me penchant un peu plus vers le hublot, je ne peux que constater l’étendue de la catastrophe : l’aile droite est, sur toute sa surface, recouverte d’huile toute noire, qui se vaporise à la sortie du moteur ; qu’elle touche l’échappement et, c’est le feu sûrement !

Je réveille brutalement le convoyeur en lui criant :

- « Le dinghy et les Mae-West, vite, préparez-vous à larguer la porte quand je vous le dirai ».

Je fonce vers le poste d’équipage et crie au pilote :

- « Coupez le moteur droit, hélice en drapeau ! ce n’est pas le feu mais une fuite d’huile … énorme …»

J’attrape le micro :

- « Barcelone de J J : merci, coupons le moteur droit pour cause de fuite d’huile. Demandons l’autorisation de nous poser en urgence à Palma, estimé dans 20 minutes »

Les journaux de l’Intello et du Manuel sont par terre et leurs propriétaires s’activent fébrilement. Le Dak vibre maintenant de partout. Impossible de passer complètement l’hélice en drapeau, le moteur a du mal à s’arrêter, il tousse même beaucoup, tandis que l’hélice tourne en moulinet.

Devant nous quatre amphibies de la recherche en mer espagnole volent à notre rencontre, un cinquième plus loin, "rame" désespérément pour les rattraper. Quant à nous, en surcharge, sur un moteur, nous perdons de l’altitude, en vibrant de plus belle. Pourtant la fuite d’huile semble terminée, le moteur ne vaporise plus, mais nous avons laissé derrière nous une traînée blanche qui s’étire très loin, comme en laisse les gros porteurs en altitude, ce n’est plus un C-47, mais un 747 !

- 8.000 pieds, 6.000 … je suis cramponné entre les deux sièges du poste de pilotage, en me retournant je vois le convoyeur auprès du dinghy. Il est tout pâle, prêt à larguer la porte, mais les vibrations sont telles qu’il s’est attaché à l’une des caisses.

- 3.000 pieds, les Espagnols nous encadrent. L’avion civil a disparu. Zut ! je ne l’ai même pas remercié. Mais soudain, plus de vibrations, l’hélice est passée en drapeau et ne tourne plus, l’avion reprend son vol normal. Nous poussons, tous les trois, le même soupir. Ce n’est pas aujourd’hui que nous prendrons un bain. Je lève le pouce en direction du convoyeur, mais il est toujours cramponné à sa caisse … il a eu là, la plus belle peur de sa vie.

Le lendemain, après réparation et en faisant le plein, nous arriverons à mettre 115 litres d’huile ; il paraît que le réservoir n’en contient que 110 litres ! … 

Brave Dak ! 


Lucien VAICBOURDT

Extrait du "Recueil de l’ADRAR" Tome 1

Date de dernière mise à jour : 08/04/2020

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