Autant qu'il m'en souvienne …
61 ans ... au moment où je fouille dans ma mémoire à la demande de Jean-Pierre Simon (1), en quête du témoignage d'un Chasseur. Oui, bientôt 61 ans que nous nous sommes rencontrés… mon épouse et l'Indochine. À Saint-Dizier d'abord pour la première, puis sur le tarmac de Tan-Son-Nhut, l'Aéroport de Saigon pour l'Indochine ... pour le meilleur et pour le pire.
Par un improbable concours de circonstances, cela m'a conduit à deux rendez-vous (« amoureux » ?). Explications.
Dans le rétroviseur
Nous sommes en 1952, à Meknès (Maroc). J'ai la chance de terminer ma formation d'élève-pilote en faisant partie de la première promotion sur avion à réaction Lockheed T-33 (bien que j'aurais aimé, comme la promotion précédente, « tâter » du Spitfire !). Je viens d'être « macaronné » Pilote de Chasse par le commandant Risso, As de guerre du « Neu-Neu », le fameux Normandie-Niemen. Il arbore une Croix de Guerre dont le ruban, bardé d'étoiles est « long comme le bras ». J'ai alors 22 ans et ne suis pas peu fier de « voler de mes propres ailes ». Juste le temps d'aller embrasser mes parents, à Marrakech - où mon père, Colonel dans les Affaires Indigènes, est adjoint au Général commandant la Région - avant de rejoindre ma première affectation en Unité opérationnelle, à la 1ère Escadre de Chasse, basée alors à Lahr (Allemagne), puis ensuite à Saint-Dizier (Haute-Marne). Cette dernière ville, et sa base aérienne, auront une certaine importance pour la suite ...
C'est le Thunderjet F-84 G qui est ma nouvelle « monture », pas encore supersonique mais presque. Avec les « moustachus », certains ont fait la dernière guerre et arborent de belles bacchantes style Royal Air Force, j'apprends mon vrai métier de pilote de guerre. Navigation, vol en patrouille serrée, manœuvres offensives et défensives, mais aussi vol aux instruments, dans les nuages, tir au sol, bombardement, tir air-air… voltige. C'est aussi une vraie camaraderie, avec des copains venus de tous horizons, formés aux États-Unis ou au Maroc et, exerçant le même métier passionnant.
Les premiers, pendant leur formation, ont été habillés de neuf et payés en dollars par les Américains. Au retour en France, ils ont pu récupérer leurs soldes françaises bloquées ... ce qui leur a permis de s'offrir des voitures et de « crâner » en ville, alors que les seconds, dont j'étais, se contentaient de ... Vespa ou Lambretta ! Qu'importe ! Le prestige, l'uniforme, le mythe du « Pilote de Chasse » faisaient le reste et les « Bragardes » - jeunes filles de Saint-Dizier -, n'y étaient pas insensibles ! Des rencontres se sont produites, des amitiés se sont nouées, Michèle, en ce qui me concerne ... ! Les tandems « pilotes - Bragardes » favorisaient, après les vols, une chaude et sympathique ambiance en ville, malgré la température et la météo pas spécialement favorables de la région !
La PAF ou l'Indo ?
Plus sérieusement, je ne me souviens plus de ce qui a conduit mes supérieurs à me spécialiser en voltige aérienne ..., une certaine aisance dans ce domaine, sans doute ? Toujours est-il que, sans vouloir « cravater », j'ai eu la chance, toujours sur F-84 G, de remporter la Coupe Comète de voltige (compétition nationale inter-Escadres) le 25 juin 1953, sur la base de Cazaux. Cela a, également, une certaine importance pour la suite ...
Quelques semaines plus tard, je suis convoqué par le Colonel Madon, commandant la 1ère Escadre de Chasse. Mes parents, mon père surtout - Colonel, lui aussi, je le rappelle, et demeurant au Maroc -, ma mère aussi, ayant ouï-dire que je me suis amouraché d'une ... « jeunette de 17 ans » qu'ils ne connaissent pas, souhaitent, tout simplement - excusez du peu -, que l'Armée de l'Air m'éloigne de Saint-Dizier ! La voltige et moi faisant bon ménage, je me vois « affecté de mon plein gré » au sein de la Patrouille de France, à Dijon. Bingo ! Ça me plaît un max, d'autant que Dijon - Saint-Dizier, ce n'est pas la mer à boire ... et que je pourrai, le week-end, prendre le train ou enfourcher mon Vespa pour rejoindre ma jeune copine ... Malheureusement, c'est exactement ce que perçoit aussi, dans mon regard, mon interlocuteur galonné (As de guerre lui aussi et ayant donc « l'œil du Chasseur », je ne peux lui en vouloir !
« Splash ! ». La « sentence » tombe illico : « Niet pour la PAF ! Ce sera l'Indochine ! » L'affaire est pliée en moins de deux !... De nos jours, la démarche peut paraître surréaliste mais, à l'époque, entre deux Colonels ... et « La Discipline faisant la force principale des Armées », impossible de me dérober ! Larmes des amoureux ..., promesses ..., explications... et inquiétude, non avouée, de mes parents qui ne s'attendaient vraisemblablement pas à une telle décision ! Je passe. Nous sommes en janvier-février 1954.
Mise en condition
Avant de quitter la France - en principe pour un an, renouvelable en fonction de l'évolution de la situation ... -, stage de ski et d'oxygénation auquel tous les pilotes de jet doivent se soumettre annuellement. Hôtel du « Grand Nord » à Val d'Isère ..., histoire sans doute de s'habituer à ... la chaleur humide de l'Indochine ! Visites médicales, vaccinations multiples ... et pour mon plus grand plaisir, stage de « Transformation Hélice » sur Republic P-47 Thunderbolt à Oran La Sénia. On prend, paraît-il de mauvaises habitudes sur réacteur !
Robuste machine, une vraie bombe : 2.000 CV et plus de 8 tonnes dont les Américains affirmaient, paraît-il, « qu'il pouvait traverser une Tour de Contrôle sans perdre un seul mile au badin ! ». Tir au canon de 20, bombardement en piqué ou en vol rasant sur la Sebkra ... tout y passe !
Semaine « touristique »
Je ne suis pas le seul « pilote-passager-militaire-en-civil » à embarquer, au Bourget, sur le DC-4 de l'Armée de l'Air offert par le président Roosevelt au général de Gaulle. Nous venons pour la plupart d'Escadres différentes, et avons, tous, de vraies-fausses cartes d'identité : musicien, géomètre, artiste, agriculteur… ce pour tromper l'ennemi, je suppose ? Escales à Istres, Naples, Nicosie (Chypre), Bahreïn, Karachi, New-Dehli, Calcutta ... une nuit dans de somptueux hôtels à chaque étape. Découverte de nouveaux horizons, des têtes nouvelles, des races différentes, de nouveaux modes de vie, des monnaies différentes ... Francs, Dollars, Lires, Livres chypriotes, Drachmes, Roupies indiennes, pakistanaises, Piastres dont nous avons été gratifiés au départ en guise d'argent de poche, n'ont plus de secrets pour nous ..., du moins, le pensons-nous !
23 avril 1954 - « Good Morning Viet-Nam ! »
Retour sur le tarmac de Tan-Son-Nhut (Saigon) évoqué ... Premier constat, il fait effectivement très chaud-humide dans ce pays. Même habillé légèrement et sans bouger, on dégouline littéralement au moindre geste ... Activité intense et bruyante sur le terrain... ballet incessant des C-47 Dakota (militaires) et des DC-3 (civils - ce sont les mêmes). Nombreux JU-52, Stratoliner, SO-30 Bretagne, B-26, hélicoptères Hiller et Sikorsky, Morane 500, Nord 1000, Piper, Cessna, Beaver, Fairchild Packet américains, Corsair et Privateer de l'Aéronavale, avions de ligne des nombreuses compagnies aériennes..., sans oublier, bien sûr les F8F Bearcat du Groupe de Chasse 2/21 « Auvergne », ma nouvelle unité. Il va falloir ouvrir l'œil dans le circuit de piste !
Présentation de la « bête », bel oiseau bleu Navy, haut sur pattes, un peu (beaucoup) graisseux sur les flancs à cause des pipes d'échappement. Moteur Pratt & Whitney de 2.100 CV, 18 cylindres, énorme hélice quadripale... Tout aussi puissant mais moitié plus léger que le P-47 ! À mon sens, les deux n'ont strictement rien de commun ... Amphis cockpit, yeux ouverts et yeux bandés, étude de la doc - en anglais ! -, des procédures, des consignes en cas d'urgence, de « crash » en zone ennemie, sans oublier les « photos-cravate » pour les parents et les amis. J'envie les anciens qui partent en mission, tandis que je reste cloué au sol, pendant une bonne semaine, pour continuer à potasser les cartes au 1/500.000° et 1/100.000° et à faire plus ample connaissance avec les autres pilotes.
Je fais partager mes premières impressions en écrivant de longues lettres à mes parents et à Michèle, sachant bien que je n'aurai un retour qu'un mois plus tard, délai normal d'acheminement du courrier. À l'heure d'Internet et des mails cela paraît complètement fou, aujourd'hui !
Premier « guet-apens »
Le pilote de Chasse est curieux, de par sa formation. Aussi, le lendemain de notre arrivée, en fin de journée, nous partons en ville. Nous sommes trois grands gaillards. Circulation insensée de 4 CV, de « Petits-taxis », Solex, vélomoteurs, Jeep, GMC, dans un concert de klaxons ... Ça grouille littéralement ... de la couleur partout, mais tout semble se passer dans la bonne humeur et les jeunes filles nous gratifient de sourires enjôleurs... L'inévitable photographe de rue, décelant de nouveaux débarqués - cela doit se remarquer - nous « tire le portrait », rue Catinat, devant le Théâtre Municipal...
Il n'y a pas une heure que nous sommes en ville que trois jeunes Vietnamiens, sympas au demeurant, nous abordent, sans doute pour la même raison d’ « identification » et nous demandent si nous avons des francs, dollars, lires, livres chypriotes, drachmes, roupies indiennes ou pakistanaises, évoquées plus haut. Ils proposent, à voix basse et en surveillant les alentours, de nous les échanger pour des piastres indochinoises, à un taux trois fois supérieur ... ! On ne discute pas une proposition aussi intéressante, d'autant plus que nous n'avons que faire de ces monnaies. Chacun fouille dans son portefeuille, les billets passent de mains en mains mais on surveille quand même. On fait les comptes ... Soudain, l'un des jeunes s'écrie : « Attention ! La police ! ». Avec ses comparses, il file à toutes jambes après nous avoir « intégralement » remis la liasse. Nous faisons de même d'un air détaché. Un peu plus loin, pas plus de police que ça, nous recomptons notre fortune .... Il manque plus de la moitié de la somme ! Nous sommes « vaccinés » !
Retour à Tan-Son-Nhut
Il n'y a pas de place pour deux dans le cockpit d'un Bearcat ! Réglementairement s'entend ... car bien qu'invraisemblable, un certain (il se reconnaîtra) s'est vanté d'avoir effectué un vol de nuit avec... une passagère sur les genoux. « Incredible » !
Le F8F-1 est plutôt « ramassé », trapu, un peu du genre ... bouledogue. Pas d'instructeur donc en place arrière puisque cela n'a pas été prévu par Grumman ! Il faut donc faire tout ... tout seul. Parachute aux fesses, prêt pour le premier vol… l'attrait de l'inconnu car c'est toujours une découverte et une excitation de voler sur un nouvel avion. Les mécanos, sympas et prévenants, m'aident à me « brêler ». « Pouët » branché, actions vitales ... injections, personne devant ? Contact, starter ! L'énorme hélice semble peiner à se mettre en mouvement ... cinq ou six tours, avec un nuage de fumée grasse blanche, noire ... sortant des pipes d'échappement, de chaque côté du moteur. Ça démarre. Bingo !
Ronronnement impressionnant du Pratt & Whitney. Cales retirées, frein de parking desserré. Bien que n'y voyant pas grand-chose devant, je me hasarde à mettre un peu de gaz ... Obligé de rouler en « S ».
L'avion répond bien au palonnier. Même au ralenti, il avance ... et il faut manier la manette des gaz avec précaution car on sent bien qu'il y a des chevaux sous le capot. Je laisse la priorité à un Corsair de l'Aéronavale (la « Chasse d'eau » !) qui part en mission. Bel avion aussi... Pouces levés en signe d'amitié ... Voisins sur la base, on se retrouvera, quelques jours plus tard, en match amical de volley-ball.
Allez, on y va !
Sur la piste, bien aligné, verrière entrouverte. Un dernier coup d'œil au tableau de bord. Sélection des magnétos. Tout est O.K. Plein petit pas à l'hélice, mélange sur riche, manche au ventre pour décoller le plus souvent « trois points », manette des gaz en avant mais avec délicatesse ..., car l'hélice de 3 m 80 de diamètre n'a une garde au sol que de 30 cm ! Si elle touche la piste, la sanction est immédiate, l'avion passe sur le nez ou sur le dos ! Il faut jouer du palonnier pour contrer le couple de renversement et rester dans l'axe de décollage... Mais quelle puissance surprenante ! Les anciens m'ont confié qu'en utilisant l'injection d'eau, gaz au maximum, 20 à 30 degrés de volets et trois points, on peut « s'envoyer en l'air » en 30 ou 50 mètres ! Je n'ai pas l'occasion de le vérifier mais veux bien le croire car 30 secondes après avoir lâché les freins, je suis déjà en montée, train sur UP, volets rentrés et le badin qui grimpe allègrement si je ne ramène pas un peu la manette des gaz vers l'arrière. Prise en mains classique ... essais de décrochages, un ou deux tonneaux, Lazy eight, boucle, Immelmann, 30 minutes de vol au-dessus de Saigon et retour au terrain. « Break » à 1.000 pieds ... 110 nœuds le train sorti, volets en dernier virage. Arrondi trois points, type porte-avion, manche au ventre, avec un peu de moteur. Mollo sur les freins ! Fastoche ! Effectivement, ce n'était pas utile que Grumman prévoit de place arrière pour un instructeur ! Je pense qu'on va bien s'entendre ... Me voilà pilote de ... guerre !
Ah ! Au fait, autant le dire tout de suite, je n'ai pas « fait » Diên-Biên-Phù, je n'ai pas fait de « cheval de bois », je ne me suis pas « crashé » ni « ditché », je ne suis pas passé sur le dos à l’atterrissage, je n'ai pas eu de panne moteur, je n'ai pas sauté en parachute, bien que touché à deux reprises par des armes automatiques ! La « baraka » sans doute ... ?
Dans l'aile de mon leader
Dès le lendemain, je ne cache pas ma joie en découvrant mon nom sur le tableau d'ordres. La guerre, même en Cochinchine, ça n'attend pas ! Première mission de guerre N° 2 ! Objectif : bombardement napalm de cantonnements rebelles. Les bidons - deux par appareil - sont rapidement accrochés par « la Mécanique » sous les ailes de nos avions tandis que mon Chef de Patrouille, en relation avec les Opérations, reçoit les dernières consignes et étudie la carte. Pour une « première », je me contenterai de le suivre sagement et d'obéir à ses ordres. Il faut bien apprendre le « job » ...
Dès le décollage, nous montons à 2.500 pieds. La météo n'est pas terrible ... À l'horizon, de gros grains par-ci, par-là. Nous slalomons ... et restons sous la couche nuageuse. Le Bearcat, effectivement, n'a pas une excellente réputation pour le vol sans visibilité : il manque de moyens de navigation et ne possède qu'un poste radio VHF. Par contre, même chargé, l'avion se comporte agréablement et reste souple, très maniable. Après 30 à 35 minutes de vol, on approche de l'objectif et le leader me fait signe de m'écarter un peu, de façon à pouvoir manœuvrer plus à l'aise. Les Viêts ont dû nous entendre ou être prévenus car, au sol, on ne distingue rien qui ressemble à un cantonnement ! On m'a raconté qu'ils avaient poussé l'art du camouflage et du guet au plus haut degré. Je veux bien le croire. Rien ne bouge devant... Allons-nous devoir rentrer bredouilles avec nos bidons sous les fesses, ce qui n'est quand même pas la mission !
Nous sommes pourtant sûrs à 100 % d'être sur l'objectif qui nous a été assigné. On descend à 100-150 pieds, espacés de 300 à 400 mètres. Trois buffles détalent ! Il doit y avoir de la vie là-dessous. L'un après l'autre, on largue nos bidons. Impressionnantes boules de feu qui, à l’impact, se répandent en « bouillonnant » sur 400 ou 500 mètres. S'ils étaient là : trop tard ! De retour au terrain, nous apprendrons, le lendemain, que nous avons fait mouche. « Ils » étaient bien là !
Certains, là-bas, sans doute, doivent se souvenir ...
… puisque moi, je m'en souviens bien encore ! Aujourd'hui, c'est moi qui suis leader : un lieutenant plus ancien profite d'une mission de reconnaissance armée pour m'entraîner au brevet de Sous-chef de patrouille. Une fois n'est pas coutume, le temps n'est pas trop moche, la « visi » est correcte, les moteurs tournent rond. Il est prévu que nous allions, entre autres, contrôler une « Zone interdite » clairement identifiée sur nos cartes. Lors de certaines opérations, ces zones sont vidées de leurs habitants que l'Armée française regroupe ailleurs. Ce n'est pas la première fois que nous survolons le coin.
Débouchant à basse altitude sur Phuoc-Than (nom du lieu-dit modifié), nous n'en croyons pas nos yeux. Ça grouille de tuniques noires qui vaquent paisiblement dans ce village. Incroyable, alors qu'il ne devrait pas y avoir âme qui vive. De plus, il semble que ce soit jour de marché ! Pour ceux qui connaissent le Maroc, c'est « comme qui dirait » la Place Djemaa-el-Fna à Marrakech ...
Nous nous éloignons un peu, mon équipier-instructeur et moi dialoguant par radio afin de réfléchir à ce qu'il faut faire, ou ... ne pas faire. C'est le plus ancien et le plus gradé mais lui-même me paraît très surpris et indécis. Nous évoluons dans une zone montagneuse et la VHF ne porte pas très loin. Aussi, grimpons-nous à 5 ou 6.000 pieds pour pouvoir entrer en liaison radio avec le GATac Sud (Groupement Aérien Tactique) qui se trouve à Hué. On arrive tant bien que mal à accrocher une « autorité » qui, au bout d'un moment, nous confirme « Personne ne doit se trouver là ! À vous de traiter la zone avec les moyens dont vous disposez ! ».
Autorisation qui ressemble plus à une injonction qu'à autre chose. « À vos ordres mon Colonel ! ». Deux bidons de napalm pour l'un, quatre canons de 20 mm pour le second. On a ce qu'il faut. Nous redescendons vers le village alors qu'au sol, apparemment, personne ne semble trop se soucier de notre présence pourtant insistante.
Le napalm… ! La fournaise fait détaler les silhouettes dans tous les sens, certaines courant se réfugier dans un petit tunnel, sous une voie ferrée. Après une ou deux passes, je les vois retirer des blessés et des corps de cet abri « de fortune » pour prendre leur place… Notre intervention ne dure pas plus de cinq minutes mais je n'ose imaginer, dans l'instant - et aujourd'hui encore ! - le nombre de combattants ou de civils (?) arrachés à la vie par deux pilotes en service aérien commandé.
Les nuits suivantes ont été assez agitées, mes pensées caressant l'espoir que toutes ces silhouettes aperçues étaient bien celles de bô-dôïs. Pas facile, parfois, de faire la guerre !
Ça passe ou ça casse ?
Je fais partie d'une équipe de cinq à six pilotes détachés sur la base de Nha-Trang. Lorsque nous ne sommes pas en alerte, à nous la plage magnifique et déserte, les eaux turquoise, la pêche sous-marine au milieu des coraux et au pied de la splendide maison (ou palais ?) de Bao Daï, dernier Empereur d'Annam. C'est le « Club Med » avant la lettre !
En dehors des liaisons belly-tank vers Tan-son-Nhut ou vers la base de Bien Hoa - où s'effectuent les révisions périodiques -, quelques convoyages vers Cat Bi (Haiphong), pour y livrer des avions avec du potentiel destinés à remplacer ceux des copains, engagés sur Diên-Biên-Phù. Nombreux, en effet, se font « canarder » …
L'essentiel de nos missions concerne des protections de largages de paras ou d'appui-feu lors de décrochages d'unités amies ..., vols de reconnaissance, straffing, bombardements, attaques de cantonnements Viêt-Minh, de dépôts de matériels ou munitions, tirs sur grottes, coupures de ponts et de voies d'accès, dégagements de postes encerclés, protection, mais aussi parfois, malheureusement, en fin de conflit, destructions aux canons et à la roquette de convois bloqués par des embuscades. Les collectionneurs ne m'en voudront pas mais combien de Jeep, de GMC, de half-tracks ou autres blindés, cadrés dans mon collimateur sont passés par pertes et profits !
Nombreux aussi, les vols d'essais, très prisés, après intervention des mécanos. L'avion est nu et cela permet de se « lâcher » un peu … Aujourd'hui, le plafond est bas, les collines accrochées aux alentours. Qu'importe, je trouve un semblant d'éclaircie pour me faufiler entre deux sommets. Le temps de me retourner, le trou par lequel je suis passé a été balayé par le vent et … je me retrouve piégé dans une cuvette ! J'arrive à effectuer un rapide 360° mais le trou par lequel je suis entré a carrément disparu. Il fait brusquement plus sombre ... Je suis à 150/200 pieds environ ! Il pleuviote ... Plein petit pas, le mélange sur riche, 20° de volets car le virage devient de plus en plus serré et ma vitesse diminue dangereusement. Comme par hasard, mon horizon artificiel « bat la breloque » ... pas question de grimper dans les nuages car il y a du relief tout autour de moi... La « Loi de l’« emmerdement maximum » bien connue de tous les pilotes ! Je m'en veux d'avoir fait cette bêtise qui risque de très mal se terminer. Eurêka ! Un timide petit coin de ciel bleu apparaît... c’est là que je mesure la surpuissance du Bearcat et de son Pratt & Whitney. Plein pot vers l'avant, 2.800 CV sous le capot, ça aide ! Ce n'était décidément pas mon jour.
7 mai 1954 ...
Chute de Diên-Biên-Phù : ayant été affecté au Sud, je ne peux en parler. D'autres que moi l'ont vécu, l'ont raconté, ont évoqué des souvenirs combien différents alors que j'ai parlé de ... « Club Med » ! Qu'ils veuillent bien m'en excuser. Certains de mes amis, moins chanceux dans leurs affectations au Nord, sont tombés, ont été descendus par la DCA Viêt-Minh, se sont « crashés » ou ont dû sauter en parachute. D'autres, malheureusement, ont été blessés, faits prisonniers, ont souffert dans leur chair ou y ont laissé leurs vies ... Fort de son succès, le Viêt-Minh se lance maintenant à la conquête du Delta tonkinois. Tous les moyens aériens disponibles sont mis en œuvre pour tenter d'enrayer le déferlement des forces communistes. Si je me réfère à mon carnet de vols, les missions de guerre et survols de territoires hostiles continuent, à partir de Tourane, l'actuel Da Nang – Nha-Trang, Pleiku, Seno, Xieng Khouang, Ban Me Thuot, et ce, jusqu'au 21 juillet 1954, fin de la Guerre d'Indochine. Les Accords de Genève marquent la fin d'un conflit qui a démarré en 1946 ! Tout ça pour ça !
Pour nous, les vols se poursuivent mais d'un tout autre genre. Nous reprenons l'entraînement normal du Pilote de Chasse, comme en Escadre, en France, à 20.000 pieds ... On n'a jamais volé si haut !
Par pudeur et eu égard aux copains ...
... qui souffraient au Nord, qui ont connu une autre guerre dans une autre cuvette, je ne peux honnêtement pas m'étendre autant sur les à-côtés plus sympathiques ou marquants de mon séjour indochinois.
Mais, tout de même, comment ne pas évoquer les marchés colorés, les chapeaux tonkinois, celles et ceux qui les portaient, la piscine de la Légion à Gia Dinh (Saigon), les soudaines pluies torrentielles sous lesquelles on se baladait, tranquillement, casque colonial du paquetage sur la tête, en short et chemisette, les cognac-sodas à la terrasse du Continental Palace rue Catinat, tout en admirant les superbes métisses aux robes fendues jusqu'à mi-cuisses (l'œil du Chasseur !), les poissons accrochés aux branches d'arbres après les inondations, le Cinéma aux Armées, en plein air, où chacun apportait son tabouret, l'émotion et la ferveur qui régnaient, lors d'une Messe de Noël par 35 degrés sous une pluie chaude et battante, avec l'assistance qui reprenait en cœur « Mon beau sapin », « Minuit Chrétien » et « Douce Nuit »... sous les palmiers, les ananas savamment découpés, les langoustes « King Size », à 1 franc pièce, proposées par de charmantes congaïes accréditées à l'entrée des Mess, les jeep aux coussins recouverts de housses blanches, pare-brise baissé, qui, en fin de soirée, sillonnaient Saïgon à la recherche de quelles « missions » ?…, le mitraillage d'une épave de C-47 « crashé » à la pointe de Nha-Trang , les pilotes mercenaires américains de Fairchild C-119 Packet du CAT (Civil Air Transport) avec lesquels on échangeait en sirotant des bières, le soir, au « Bar de l'Escadrille ».
Je me souviens encore d'une virée Tan-Son-Nhut - Cap Saint-Jacques, en scooter « Speed », au cap et à la montre, à travers des forêts d'hévéas où nous aurions pu, cent fois, nous « faire cravater », de l'orage violent au retour, vers minuit, alors que nous devions décoller très tôt le lendemain !… , des succulentes soupes « chinoises » ou des nems servis à partir de carrioles garées sur les trottoirs, de la Cathédrale de Saigon en briques rouges de Toulouse, des deux premiers vols sur F8F-1 d'un bon copain (qui est toujours en vie), suivis de deux ... amerrissages forcés, cause panne moteur (sic), des courses en « cyclo-pousse », du « Grand Monde » à Cholon, des virées en 4x4 au Col des Nuages, de l'entraînement au VSV sur C-47, des vols en passager, avec des copains, sur B-26 ou sur Privateer de l'Aéronavale, après la fin des hostilités ... mais j'en oublie certainement !
Épilogue
Les 6 et 7 février 1955, retour en France sur le Super DC-6 F-BGOC (Saigon - Karachi - Le Caire - Orly), soit 29 heures 35 de vol ! Il fait très froid à ... Saint-Dizier. Sur mon Vespa retrouvé, je roule « quatre points », c'est-à-dire les deux pieds par terre sur la glace, très loin des forêts d'hévéas cochinchinoises ... Je suis en permission de fin de séjour Extrême-Orient mais, réaffecté à la 1ère Escadre de Chasse, mon unité quittée un an plus tôt « à l'insu de mon plein gré » ! Le 16 de ce même mois, poursuite sur le Maroc (Le Bourget - Casablanca, via Oran), en Languedoc (7 heures 20) pour revoir mes parents.
Lorsqu'on évoque l'Indochine, qui n'a pas entendu parler de Béatrice, Gabrielle, Anne-Marie, Dominique, Huguette, Éliane, Claudine ou Isabelle ? Pour moi qui ne les ai pas connues, je retrouve ... Michèle, la jeunette de 17 - plus un an - qui, 61 ans plus tard, est mon épouse et la mère de nos quatre enfants. C'est cela aussi la première « rencontre amoureuse » évoquée au début de ces quelques lignes.
Pierre LEBRUN
Pilote de Chasse au G.C. 2/21 « Auvergne » en 1954-1955
(1) Jean-Pierre Simon est l'auteur de « Les Aviateurs dans la guerre d'Indochine 1945-1947 » Éditions du Grenadier - B. Giovanangelli, éditeur.
Date de dernière mise à jour : 04/05/2020
Commentaires
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- 1. Roland Mentré Le 23/10/2020
Pierre Lebrun est arrivé au Corse à Lahr à l'automne 52. Je suis au nombre de ceux qui avaient rejoint cet escadron à Reims en mars 52 revenant des US et qui cravataient en 4CV (d'occasion). Nous avons volé ensemble quelques mois puis il est parti mais j'apprends aujourd'hui pourquoi. Mes amitiés à Pierre s'il me lit et se souvient de moi.
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