Aurais-je dû tirer ?
L'événement dont je vais vous parler s'est produit pratiquement il y a 50 ans. C'était au début de la guerre d'Algérie.
Comme je l'ai expliqué dans d'autres pages, j'avais été volontaire, affecté dans une escadrille saharienne équipée d'antiques trimoteurs Junkers-52 et notre mission était la surveillance et éventuellement la destruction des caravanes rebelles qui, depuis la Libye, amenait en Algérie, en particulier vers les Aurès Nementchas, les armes et les munitions pour les fellaghas. Nous faisions donc des patrouilles pour repérer les caravanes qui étaient suspectes.
D'habitude nous avions avec nous des officiers sahariens connaissant parfaitement le désert, des gens qui étaient là depuis des années, connaissant toutes les tribus et qui étaient pour nous des auxiliaires précieux.
Car, lorsqu'on survolait une caravane, il nous était difficile de savoir si elle était fellouze. On voyait bien qu'il y avait des colis sur les chameaux, mais était-ce simplement de la marchandise ? Il y a toujours eu un intense trafic commercial dans le désert entre le Sahara et la Libye. Était-ce donc des caravanes disons commerciales, était-ce des caravanes qui amenaient des armes ? Nous ne savions pas. Les officiers sahariens que nous avions d'habitude avec nous étaient capables de nous éclairer, de nous dire :
- « Non, ça, c'est telle tribu qui va de tel puits à tel puits, il ne faut pas y toucher ».
Ou par contre, s'ils disaient :
- « Attention, ça c'est douteux… »
Malheureusement ce jour-là je n'avais pas avec moi d'officier saharien. Nous faisons donc une patrouille le long de la frontière de Libye sur une longue distance, environ 300 km entre Ouargla et Fort Flatters, pour repérer les trafics éventuels.
À un moment donné nous avons survolé une caravane qui ne nous semblait pas très saine, pas très catholique. Mais, est-ce que je devais tirer ? Je n'en sais rien.
Déjà, cette caravane se trouvait dans une zone interdite... Parce que nous avions des ordres : toute caravane qui était dans une zone interdite, on tirait. On avait deux mitrailleuses de sabord, des Mac-34, 1.200 coups/minute, approvisionnées au total avec 800 cartouches : on pouvait quand même faire du mal.
Pour ces missions-là on n'emmenait pas de bombes, bien sûr. Se promener à basse altitude avec des bombes c'eut été mortel pour nous et l'on n'aurait pas été loin.
Cette caravane me semblait douteuse, mais je n'avais personne pour me conseiller et... tirer ?
Et si c'était une caravane honnête ?
Rendez-vous compte, après, des problèmes que j'aurais pu avoir ! Nous avions comme mission, au retour, d'aller survoler un campement de géologues qui travaillaient en vue de forages pétroliers, car dans le coin il y avait le fameux gisement de pétrole d'Edjélé rempli de nappes de pétrole.
Nous avons trouvé ce campement pétrolier. Il n'était pas très important : il devait y avoir quatre espèces de caravanes et quelques véhicules. N'ayant pas de contact radio avec eux, nous leur avons largué un message lesté leur disant de faire attention, que nous avions repéré à une quarantaine de kilomètres de leur campement, dans telle direction, une caravane qui nous semblait suspecte. Qu'ils fassent donc attention et qu'éventuellement ils prennent leurs dispositions.
Au retour à Ouargla, j'ai fait mon message réglementaire de mission qui portait d'ailleurs un nom baroque, on appelait ça des misrep, Je ne sais pas ce que ça voulait dire, mais enfin, chaque équipage qui rentrait d'une mission opérationnelle faisait ce rapport signalant tout ce qu'il avait fait, tout ce qu'il avait remarqué. J'ai donc fait mon message misrep et il est parti à l'état-major.
Il ne faut trop incriminer l'État-major dans cette affaire : il y avait des centaines d'avions et d'hélicoptères qui volaient tous les jours en Algérie. Chaque équipage faisait son misrep et il était quand même difficile à l'État-major d'exploiter tous ces messages immédiatement.
Là où ça a tourné au drame, c'est que, peu de jours après, nous avons appris que ce campement de géologues avait été attaqué par des fellaghas, que les pauvres gens avaient été entièrement massacrés, en particulier l'un des membres avait avec lui son épouse qui était vietnamienne et à qui on a fait subir, avant de la tuer, ce que vous pensez. Et le campement a été complètement ravagé.
Je me souviens qu'on nous a fait décoller et on est allé tourner autour. Tout était dévasté, les véhicules brûlés, etc.
Et, voyez-vous, plus de 50 ans après, je me pose la question : c'est peut-être la caravane douteuse qui a fait le coup. Je n'en suis pas sûr, mais je pense que ce sont ces gens-là. Est-ce que c'est de ma faute ? Est-ce que j'aurais dû tirer, les bousiller ?
D'une part, je n'étais pas sûr de mon fait et souvent il m'arrive de me dire : tu as peut-être une part de responsabilité dans ce drame. D'autre part, je n'avais malheureusement pas, ce jour-là, avec moi de spécialiste saharien pour me conseiller. Imaginez que je tire et que je fasse de nombreuses victimes parmi une tribu fidèle à la France, ça pouvait aussi très mal se terminer pour moi.
Je me pose donc toujours la question : au début de la guerre, dans le désert, aurais-je dû tirer ? Si quelqu'un peut m'apporter une solution, qu'il me la donne.
Voyez-vous, la vie dans le désert avait un caractère particulier, nous étions livrés à nous-mêmes et souvent obligés de prendre des initiatives, et l'on n'avait pas les moyens de demander à une autorité supérieure ce qu'il fallait faire ou ne pas faire. D'autant plus qu'à l'époque, vous pensez bien, comparé à maintenant, les moyens de transmission entre un équipage perdu dans le désert et les hautes autorités, ce n'était pas du tout comme maintenant où il suffit d'appuyer sur un bouton et l'on a immédiatement le bout du monde.
Nous menions alors une vie de corsaire. La vie de corsaire on la livre soi-même et parfois on se trouve devant des décisions très difficiles à prendre.
Jean ADIAS
Date de dernière mise à jour : 07/04/2020
Commentaires
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- 1. Richard Viaris de Lesegno Le 25/11/2020
Bonjour,
Pour info : MISREP = MISsion REPort.
Cordialement.
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