Alerte de nuit en temps de paix

Orange, 1963

Les Castor et Pollux de la chasse tout temps que nous étions, Jean-Claude et moi, veillaient ce soir-là et à leur tour, non pas l'arme au pied, mais plutôt au pied de l'arme. Nous veillions sur le sommeil de nos concitoyens, pour prévenir, voire réprimer, toute invasion nocturne par la voie des airs, susceptible d'être commise dans tout le secteur sud-sud-est de notre Hexagone.

Jean-Claude et moi, cette nuit-là, dormions du sommeil des justes, lorsque soudain, peu après minuit, nous arrachant au premier sommeil, une sonnerie aigre et désagréable déchire le voile bleu de nos rêves !

Comme un éclair traversant mon esprit, je comprends ce que braille le tannoy, ce mauvais interphone de service :

- « Alerte ! Alerte ! Décollage. »

Je bondis ! Ce n'est pas le bon côté ! Un mur me fait face ! Demi-tour, et me voilà sur la carpette ! Quelqu'un maugrée :

 - « Les salauds !... z'ont pas honte ?... en plein sommeil ! »

Rêve et réalité se bousculent au portillon. Mes yeux me piquent. Le tannoy reprend :

 - « Alerte ! Décollage. »
 - « Oui, ça va, ça va ! On y va ! »

J'enfile comme ils viennent mes effets de vol. Dans cette panique, je n'ai pas encore aperçu mon navigateur préféré. Est-ce lui qui a allumé ? Je le découvre en train de se battre avec une mae-west (gilet de sauvetage) qui n'a pas son bon sens. Il la tourne, la retourne, l'enfile, l'enlève et, de guerre lasse, décide d'en prendre une autre. Je pars comme un automate :

- « J'ai mon casque ? Oui, et ai-je ma tête ?... »

Dehors, un mistral rageur nous saisit :

- « Réveille-toi, petit !
- « La barbe ! »

Je remonte le col de la combinaison, j'essaie de courir. Des formes s'agitent autour du Vautour : ce sont les mécanos. Après un rapide tour d'inspection, je m'agrippe à l'échelle, pendant que le pouêt (groupe électrogène) grogne, tousse et finit par démarrer.

Parvenu au cockpit, je m'installe avec des gestes réflexes. Une pâle lueur rouge éclaire l'habitacle. Un mécano m'a suivi, il me passe les sangles de siège et me tend le casque, descend et ôte l'échelle.

Soudain, tel un immense sapin de Noël, le terrain s'illumine de mille lucioles jaunes et bleues. Je fais signe à droite :

 - « Prêt ! »

Le réacteur tourne. Celui de gauche attend : la fusée d'air comprimé pour le démarrage a foiré. On la remplace. J'ai le temps d'ajuster mon masque. Oxygène sur 100 % : c'est le règlement et ça réveille. La première bouffée m'écœure. Je ne m'y ferai jamais. Enfin le réacteur de gauche siffle à son tour. Je ferme la verrière et je m'inquiète :

- « Tu es là, l'esclave ? »
- « C'est bon », maugrée Jean-Claude.

La tour de contrôle ne répond pas encore. Je bascule sur Oxygène normal... je n'ai pas envie de me doper.
Je me fais violence pour réciter tout haut la litanie apprise par cœur des "actions vitales" :

- Les génés,
- Les volets,
- Les aérofreins...

J'interromps pour rappeler la tour, une fois, deux fois ! Enfin, la belle endormie répond :

- « Vermillon, vous pouvez rouler pour la piste 33, pression au sol 1.013, vent du 030, 50 nœuds, rafales 55... »

 Gaz, freins lâchés, je quitte le parking tout en terminant les actions vitales :

- Aérofreins ?... Tiens, ils sont ouverts, je les rentre ;
- PH (plan horizontal),
- Sensibilisateurs,
- Inverters
- Instruments,
- IFF (système d'identification ami-ennemi),
- Radar,
- Oxygène, le blinker fonctionne bien,
- Je vérifie le badin, les entrées d'air, l'amortisseur de lacets, la verrière, la pressurisation, que les harnais sont bloqués et que le zéro seconde est branché...

À l'arrière, la voix de mon ombre nasille sa propre chanson... On approche du début de bande. Notre appareil avance avec des airs penchés, balancine droite écrasée. Elle n'aime pas le mistral de côté... seulement de face !

- « Vermillon, je vous passe les éléments, coupe la tour : décollage sur piste U, mission Papa 05, montée au cap 110, 42 000 pieds, IFF mode 3, pour "Marius radar". Vous pouvez décoller. »

J'accuse réception... Derniers branchements, dernières vérifications, je pénètre sur la piste et, sans marquer de temps d'arrêt, je pousse les manettes à fond, un œil droit devant, l'autre sur les manos de régimes et de températures tuyères, c'est bon !

Dans un fracas que nous ne pouvons qu'imaginer, le vieux chasseur s'élance. Bravant les colères d'Éole, le Vautour charge, accélère, accélère encore et l'emporte, le nez dans le ciel. Libéré, il s'engloutit dans le trou noir du bout de piste. Je réalise que la Lune n'est pas au rendez-vous. Sur fond de velours noir, une myriade d'aiguilles de cristal scintillent.

Jean-Claude fait chauffer sa machine à y voir clair dans la nuit la plus sombre. Minuit seize, nous quittions les douillets bras de Morphée, minuit trente et vingt secondes, au travers nord de Toulon, nous passons 36.000 pieds en montée.

Jean-Claude est tout à sa traque, devant ses manettes et son scope. Marius nous annonce que l'écho à identifier se trouve dans le secteur "une heure", au cap 300, estimé à 38.000 pieds, pour une vitesse de Mach 0.85 et une distance de 24 milles nautiques.

Toujours en montée, mais cette fois en virage lent sur la gauche... Jean-Claude annonce effectivement :

- « Un contact à 24 nautiques »

ponctué aussitôt d'un « M... » retentissant, suivi de son explication :

- « Décroché ! »

Je ne me presse pas pour répercuter sur Marius les fantaisies de mon équipier.

- « Contact franc ! » triomphe enfin Jean-Claude.

L'objectif est à 22 nautiques. Depuis le sol, Marius confirme. Nous prenons l'interception à notre compte.

- « Continue à gauche doucement », commande Jean-Claude. »

Il me félicite pour ma docilité. Je lui signale la mise en palier à 42.000 pieds. Marius s'immisce pour nous rappeler le but de la mission :

« Identification discrète de l'objectif. »

Amusé, j'acquiesce. Aussitôt, j'éteins tous nos feux de position. L'éclairage cabine est au minimum ; nous voici devenus vaisseau fantôme.

- « Dix nautiques » commente le radariste appliqué
- « Tu peux descendre, il est plus bas. »
- « Continue le virage comme ça. »

J'obéis... En légère descente, nous approchons le mur du son.

- « Je te l'ai accroché », me signale Jean-Claude, tout fier.

Un coup d'œil sur mon scope, et j'en conviens : l'écho de l'objectif est bien là. Depuis un moment, j'avais repéré les feux de position de l'impétrant.

- « Plus fort à gauche », suggère mon ami.
- « Descends toujours, il est à 7 nautiques maintenant. »

Cette fois, je mets mon nez dans la cabine et de côté, face à mon scope. L'objectif est à 6 nautiques pour moi. Je stoppe la descente. Notre vitesse est de mach 0.95, l'altitude de 38.000 pieds. 

- « À toi de jouer » me confirme Jean-Claude.

Le cercle de distance se resserre, la vitesse de rapprochement est bonne, le plot-cible oscille au centre. Il se stabilise quand je desserre le virage, je réduis la vitesse :

- « Mille mètres. On va approcher par la droite. »
- « Comme tu veux, mon yeut'nant. Moi j'ai 800 mètres ».
- « Exact. »

Le temps de le dire, nous voici à 600 m, même cap que l'objectif. À 300 m, je réduis encore un peu ; à 200 m, j'incline à droite, je redresse ; à 150 m, croix de dégagement. Je regarde dehors : il est bien là, sur la gauche, à peine plus haut. Ce serait parfait si l'éclat de son feu anticollision ne nous aveuglait pas à chaque rotation.

Je m'approche encore un peu, légèrement en retrait.

- « Sans projecteur, on aura du mal à l'identifier » s'inquiète Jean-Claude.
- « Possible, mais ouvre bien tes mirettes : on devine la forme de ses hublots. Tu les comptes : y en a pas beaucoup. C'est un mini-jet de transport. »

Nous livrons nos connaissances à Marius. Trente secondes plus tard, celui-ci nous confirme l'identification. Nous pouvons dégager.

Nous voilà aussitôt sur la tranche, pour un 90° à droite en descente.

- « Ça y est ?... Réveillé, le Parisien ? »
- « Pourquoi ?... Il s'est passé quelque chose ?... »
- « On serait mieux aux plumes ! »

Nous poursuivons un moment en direction de la frontière, au-dessus des Alpes. De ce côté, les lueurs se font plus rares... Je rallume les feux de position. Calme plat. Je commence à ressentir le froid : la climatisation est dérisoire. On vérifie l'oxygène et le carburant. Tout est bon.

- « Minuit quarante, note Jean-Claude : on a du pétrole pour aller jusqu'au Soleil Levant. »

Il baille bruyamment et ajoute :

- « Salut, mon yeut'nant, je me réveillerai au choc de l'atterrissage. »

Je ne relève pas l'insulte. Je préfère savourer le spectacle qui s'offre à nous : au-dessus comme au-dessous, une tenture de ténèbres sans fond nous enveloppe. Nulle démarcation notable entre le haut et le bas. Seules, pour le haut, des étoiles et, pour le bas, des lampadaires disséminés pareils à des étoiles, piquent cette demi-sphère comme des diamants sur le manteau de quelque reine des ombres. À la fois proches et lointaines ! Proches à les toucher du bout des doigts. Lointaines à se perdre aux confins des galaxies.

Je me mets à commenter à haute voix :

- « Cent quatre-vingts degrés de haut en bas et de droite à gauche de splendeurs nocturnes ! Cent mille kilomètres carrés de draperies de gala, pierreries, moires, soieries et velours... Et lui, il ne voit rien ! Il dort... M'étonne pas qu'il soit mécréant ! »

Le mécréant est juste surpris que le cap de notre vaisseau spatial se barre à gauche. Serait-ce le symptôme d'une ivresse de l'espace ?

 - « Vous avez changé de cap ? » s'étonne Marius.

Pendant que je bafouille, le nez dans la cabine, je tente tant bien que mal de remettre notre vaisseau en ligne. On perd de l'altitude. L'autre ricane derrière... Et moi de jurer, une fois Marius rassuré, ajoutant sans souci de me répéter que j'ai horreur de ça ! J'étais en plein vertige. Dieu merci, nous avions de la marge à pareille altitude ! Mais que c'est désagréable !

Je reste un moment rivé sur les merveilles phosphorescentes de mon tableau de bord. Je propose à Marius de rentrer au bercail, puisque aussi bien tout semble en ordre désormais à l'intérieur de nos frontières. C'est d'accord !

Cap à l'ouest, je peux remettre mon nez dehors : les repères au sol ne trompent plus de ce côté-ci, ne serait-ce qu'avec la langoureuse traînée lumineuse de la vallée du Rhône. Au-dessus du Lubéron, Marius nous souhaite une bonne fin de nuit. Nous passons sous le contrôle d'Orange.

Studieux et appliqués, nous décidons de faire un exercice d'approche au radar de bord : je fais l'aveugle et mon ami joue forcément le paralytique.

Jean-Claude a mémorisé des repères qui s'inscrivent sur son scope. En fonction de ceux-ci, il trace la trajectoire qui doit mener face à la piste... ou presque. Il peut donner aussi une distance, ce qui permet au bon pilote entraîné de régler la descente. Ces exercices peuvent sauver la mise en cas de panne des moyens au sol, doublée, si on n'a vraiment pas de chance, de quelque urgence par mauvais temps et plafond bas.

Lorsque mon ami m'annonce le passage des balises d'entrée de piste, nous sommes en léger décalage sur la gauche. Une simple baïonnette à droite nous replace sur l'axe. Les turbulences bien connues ici et propres au mistral me rappellent à la vigilance. Mon précieux navigateur-radariste attend toujours le choc de l'atterrissage. Il est déçu, mais ne l'avoue pas.

René MOUYSSET

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René Mouysset (Coll. J-C Christoph)
 

Extrait de « Régiment Normandie-Niemen » de Alain Vézin (Éd : ETAI - 2009)

Date de dernière mise à jour : 03/04/2020

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