Ah ! Voler sur Sabre !

Pour tous les pilotes de chasse qui ont patiemment mais laborieusement écumé les frontières nord-est de la France en ces années 50, et dans le cadre de l’OTAN, les rencontres avec des F-86 Sabre, et en particulier le plus abouti, le Sabre Mark 6 canadien, étaient des épreuves difficiles toujours terminées par de cruelles déceptions : quelle que soit la tactique employée, cet avion diabolique était imbattable et se dérobait comme un pied de nez son forfait accompli. Il me fut enfin donné l’occasion de percer le mystère.

Je débarquai à Marville, base du First Wing de la Royal Canadian Air Force, le 7 août 1956, fus détaché au 439 Fighter Squadron Fangs of death (Les crocs de la mort…), et immédiatement pris en mains par le Lieutenant Schneider pour un test sur T-33 afin de juger mon niveau pratique. C’était la première fois que je volais en place avant sur cet avion, sans en avoir été prévenu, et par un temps de goret.  Dire que j’étais à l’aise serait présomptueux !  Puis un test écrit sur le F-86 Sabre (handling, procédures…) conclut cette évaluation.

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Canadair "Sabre" Mk 6

Apparemment tout allait bien car l’après-midi je me lâchai sur le Sabre Mk 6 n° 633 avec un canadien à mes basques. On m’attribua l’indicatif radio "Cartridge 99".

Je bus aussitôt du petit lait, car je n’avais jamais piloté un avion aussi agréable ! En quelques mots et chiffres : Il montait à 40.000 pieds en 6 minutes depuis le lâcher des freins et se promenait à 600 noeuds à basse altitude. Je compris alors pourquoi cet avion était un tueur, qui flinguait tout ce qui traînait dans le coin : Il était tout simplement hyper manoeuvrant et la puissance de son réacteur Orenda 14 lui permettait en combat de se dérober vers le haut en toute sécurité. Des slats très performants le mettaient à l’abri de toute surprise à très basse vitesse, et un chasseur de tout autre type qui tentait de le suivre à la verticale, avait droit à la gamelle.  Il me rappelait le Spitfire, tant sur le plan de la performance en combat, que sur celui de la facilité de pilotage.  Le confort prodigué par sa cabine ample et bien équipée, une visibilité sur 360 degrés participaient sans doute à l’efficacité du pilote.

Pour mon premier vol, l’avion était équipé de 2 bidons de 120 gallons (500 litres), et à haute altitude, je fus surpris par l’agrément des basses vitesses, que je poussai au décrochage, environ 104 nœuds (185 km/h) qu’annonçait un léger buffeting. Mon pilote accompagnateur me demanda un instant de continuer, sans me préoccuper de lui :

- « Je vais faire un looping… » me dit-il.

Étonné, puis certain d’avoir mal compris, je ne quittais plus des yeux cet avion qui partait à la verticale : par réflexe, je notais les conditions de départ du looping : altitude 40.000 pieds vitesse 0,93 de Mach. Pour ne pas en perdre une miette, je me mis en virage pour suivre l’autre avion des yeux. Il me sembla que le haut de la boucle, que j’estimais à 50.000 pieds s’éternisait, mais le Sabre reprit la descente et vint finir à mes côtés, à quelque distance. Tout à fait stupéfiant ! L’atterrissage fut on ne peut plus simple : l’oiseau, amené à la bonne vitesse, se posa comme une fleur.

Pour conclure cette festive journée, un 2ème vol, en patrouille, m’amena à 50.000 pieds (15.000 mètres), avant d’aller chasser les F-100 américains qui venaient d’arriver en Europe, et nichaient à Bitburg.

Les jours vont ainsi se succéder, à raison de 3 ou 4 sorties, généralement.  Le 16 août j’effectuerai même 5 sorties ! En général les missions en altitude se terminaient par une poursuite dantesque à 4 avions sur le plan vertical en descente, à base de loopings interminables, de lazy eights cadencés et de barriques gigantesques. Chacun s’efforçait de faire un maximum de visées précises sur l’avion précédent, avec la caméra Bell et Howell branchée sur le collimateur de tir A4.

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Nous passions nos journées en combinaison de vol, à attendre nos avions, grignotant de temps à autre, discutant de tactiques. J’ai été détaché chez les Canadiens, en principe pour échanger des méthodes, et continuer à jouer le rôle de commandant d’escadrille.  En combat, ils étaient féroces, se précipitant en paquets sur l’ennemi mais de façon désordonnée, et parfois dangereuse, genre mêlée de rugby. Il arrivait souvent que 12 Sabre rencontraient, sans idée tactique, 12 autres avions d’une autre escadre ! Il y avait parfois des collisions, mais le commandement canadien avait l’air d’admettre que cela était la rançon d’un bon entraînement opérationnel. Je ne fus pas d’accord avec ce point de vue, et m’en ouvris au Squadron leader Bullock, patron du 439, en exposant que la guerre de Corée, qui venait de se terminer, mit en valeur l’efficacité, nouvelle, des "fluid four", raids successifs et rapprochés dans le temps de patrouilles de 4 Sabre, lancés contre les paquets énormes de Mig qu’ils démantelaient à l’usure. Il m’écouta avec attention, et donna des ordres pour que l’on expérimente d’autres tactiques.  Pas très éduqués non plus sur le plan des manœuvres relatives. J’avais, à Dijon, toute modestie mise à part, et depuis mon brevet de CP, une bonne aisance dans cet exercice. Je m’abstins de le dire, bien sûr.

Je fis rapidement mon trou dans ce squadron, et assis ma réputation par deux faits : je venais de passer le cap des 1.000 heures de Jet, une rareté chez les Canacs en 1956, et leader d’une patrouille, j’avais organisé  vec les stations radar une chasse libre dans le secteur lointain de Dijon, et qui fut une réussite complète… Combat avec les Mystère IV, et atterrissage sur ma base, où j’eus mon petit succès !

Certes tout n’était pas parfait. Lorsque, leader, je faisais un briefing, les gars lançaient une retape dans les couloirs :

- « Hi ! Le frenchie fait un briefing ! »,

et envahissaient silencieusement le fond de la salle pour se poiler tant mon anglais déplorable les amusait… Mais l’accent du Québec n’est pas mal non plus ! Restons courtois.

Pour me témoigner leur amitié, les gars en question m’invitèrent au mariage d’un des pilotes. J’acceptais avec joie cette amicale attention. Ce que j’ignorais : le mariage avait lieu … en Angleterre !

Nous avons chaussé 6 Sabre avec les gros bidons de 167 gallons et sommes partis faire un long steeple chase dans la belle campagne anglaise, avant de nous poser à Langar. La fiesta avec force libations, a duré 2 jours, dans les environs de Nottingham. Pour s’amuser un peu, (et parce qu’ils étaient sérieusement ... imbibés), les Canacs me firent constamment conduire la grosse voiture américaine louée : le char ! Cette ville, truffée de ronds-points et la conduite à gauche… fut un cauchemar.  Nous sommes revenus à Marville le 3ème jour, et en bon état, mais je fus l’un des rares à avoir volé à nouveau dans la journée. Rictus complice du Squadron leader…

Je remarquai une chose étonnante : tous les vendredis un avion de transport Bristol Freighter se parquait à faible distance du mess des officiers. On me dit qu’il amenait une cargaison conséquente … de bière danoise ! Invité par mes bons amis, je vis, dans la grande salle du mess que l’immense bar comportait un solide grillage derrière lequel le barman s’affairait placidement. À un moment correspondant à la fin des vols de la semaine, vers 18 heures, un téléphone sonnait soudain déclenchant un frémissement de l’assemblée. On m’expliqua que le signal était donné par le contrôleur de la Tour, confirmant la fin de l’activité aérienne. Le barman ouvrait alors son grillage, et les gens récupéraient prestement des cartons de bière à liquider d’urgence entre amis.

Je dus souvent payer mon écot, car pour chaque grosse erreur de prononciation dans mes briefings, un petit malin inscrivait sur le tableau d’ordres :

-  « Larry (c’est moi). One case of beer ! ».

Ah les anglo-saxons…

Maintenant OPS ready, j’ai pris l’alerte Zoulou en bout de piste, pour une mission particulière : décollage vers 5 heures, de nuit, arrivée dans l’ADIZ (Air Defence Identification Zone : frontière russe…) à l’aurore, et patrouille à 50.000 pieds, en remontant vers le nord. Le but de la manip était de chatouiller les Ruskoffs, pour voir en combien de temps ils réagissaient. Pour assurer l’affaire, l’énorme radar Yellow Jack nous suivait pas à pas et des intercepteurs américains F-102 étaient dans les starting blocks, pour le cas où... Je considérai que c’était sans danger et plutôt amusant et intéressant. Les français ne le faisaient pas encore. Il faudra attendre le Mirage…

Pour garder un souvenir inoubliable de cet avion superbe, j’effectuai de nombreuses séances de vrilles : il déclenchait doucement en croisant les commandes à basse vitesse, et on le récupérait quand on le voulait ! Tout cela est interdit sur les avions français … Je battis aussi mon record d’altitude : 55.000 pieds, soit 16.500 mètres.

Les meilleures choses ayant une fin, je quittai le 439 Squadron le 31 août après avoir volé 45 fois sur le merveilleux Sabre. Le Squadron Leader Bullock, au cours d’un pot très amical m’offrit une superbe maquette en métal de l’avion, ornée d’une plaquette argentée sur laquelle est gravé :

PRESENTED TO LT M.R. "LARRA" LARRAYADIEU
FIRST FRENCH EXCHANGE OFFICER
439 (FIGHTER) SQUADRON

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 Je retrouvais Dijon peu après, où de nouvelles aventures m’attendaient.

 
Maurice LARRAYADIEU

Date de dernière mise à jour : 29/03/2020

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