Vol rasant sur les côtes de Provence

Janvier 1943. Un Lightning P-38 se présente à l'atterrissage sur l'aérodrome de Rabat-Salé, roule et s'arrête devant le PC du Groupe de Chasse I/5. Un capitaine américain en descend et demande à joindre le "captain" Marin la Meslée.

Aussitôt, un petit noyau de pilotes admiratifs se forme devant cet avion vu pour la première fois. Le voici donc ce joyau de technique, cet avion prestigieux et mythique : fine silhouette caractéristique, monoplace bi-fuselage, deux moteurs à 12 cylindres en V suralimentés par compresseur mécanique et turbocompresseur permettant de conserver jusqu'à 7.000 m d'altitude la puissance du niveau du sol et ainsi de surclasser en vitesse à haute altitude les chasseurs les plus rapides de l'époque.

Les forces américaines sont en Afrique du nord depuis deux mois. Après un long temps de léthargie et de sous-entraînement, les groupes français sont en pleine activité pour retrouver, en personnels et matériels, un niveau permettant leur retour dans la guerre. Les écoles (Kasba-Tadla et Marrakech) forment et perfectionnent un personnel navigant ardent et enthousiaste.

Un an plus tard, après avoir à Marrakech fait de solides acquisitions (cours au sol, VSV, nuit, brevet de commandant d'avion et un beau galon de sous-lieutenant conquis à ma sortie de l'École Militaire de l'Air), ma carrière connaît un tournant.

Rompant le cycle d'entraînement qui devait logiquement, après ma brève mais significative expérience de pilote de bombardement de nuit en mai-juin 1940, me conduire sur bombardiers lourds en Angleterre, j'opte pour la reconnaissance photo à haute altitude qui offrait deux places. Sur quel type d'avion ? Vous avez deviné : un P-38. Le destin me prenait par la main.

Rapide au devoir à la Division bombardement et au Cdt Ménard, sous-chef prestigieux, passage à la Division chasse, escadrille C2, commandée avec panache par le capitaine Abrioux pour transformation sur chasseur monoplace Curtiss P-36. Cette période me laisse le souvenir d'une profonde camaraderie, d'une enrichissante émulation et aussi de sacrifices (dix-sept morts par accidents aériens en quelques mois).

Le conte de fée continue. Au training américain de Berteaux (hauts-plateaux algériens entre Sétif et Constantine), la consécration est venue : piloter un P-38.

Puis m'a accueilli à Naples la petite 1ère escadrille du Groupe 2/33, incluse dans une grande unité aérienne alliée, le MAPRW (Mediterranean Allied Photo Reconnaissance Wing) dont la zone d'action s'étendait de Toulouse à Istanbul.

J'étais, je crois bien, le neuvième pilote. Leurs noms sont bien sûr au bout de ma plume. Je n'en citerai qu'un, le capitaine Gavoille, commandant l'escadrille, qui a profondément marqué la "Reco".

En ce mars 1944, je suis en vol sur la mer. Détaché seul à Alghero (Sardaigne) auprès du 23rd Squadron US, j'ai reçu pour mission la photo en vol rasant de la côte française dans la région Saint-Tropez - Sainte-Maxime, mission non classique à très basse au lieu de très haute altitude avec par conséquent disparition de la supériorité en vitesse. Donc, à rechercher : surprise, brièveté de l'action, bonne dose de chance et œil ouvert.

Mon P-38 vit entre mes mains, sur un itinéraire passant devant Ajaccio déjà libérée, puis, au ras des flots, jusqu'au continent encore invisible.

Très vite, surgit une côte rocheuse. C'est l'Île du Levant. J'en fais le tour puis débouche à grande vitesse sur le cap Camarat, toutes caméras en action. Étrange impression. Tout paraît calme sous le soleil. Se peut-il que mon pays, qui est là sous mes ailes, subisse tant de malheurs sans que ses souffrances soient visibles ? Bord de mer, routes et maisons, collines qui défilent dans la fantastique impression de vitesse que procure le vol rasant sur avion rapide ne me disent rien de l'oppression subie.

Voici Sainte-Maxime puis le fragment de côte compris dans ma mission et virage à droite, face à l'infini de la mer. C'est fini. Rien ne fera vibrer le lecteur qui attendait tirs d'armes anti-aériennes, interception fortuite par chasseurs Messerschmitt 109 ou Focke-Wulf 190 en maraude. La surprise a parfaitement réussi et la rapidité de l'action a dépassé la capacité de réaction.

Il n'en sera hélas pas toujours ainsi. Le 21 mars, le lieutenant Schlienger (Ray, pour camoufler son nom alsacien), qui vient de rejoindre Alghero, décolle pour le même type de mission et disparaît. Quelques semaines plus tard, le 29 avril, le lieutenant Agliany ne rentre pas d'une mission à haute altitude. Puis, le plus connu de tous, le commandant de Saint-Exupéry quitte à son tour la Terre des Hommes. Je salue leur mémoire.

Ces trois disparitions en quelques mois sont marquées du même sceau : le mystère de leurs circonstances et le passage sans traces dans un monde connu de Dieu seul.

Quant à moi, j'espère que les photos recueillies sur le lieu même où a eu lieu le débarquement du 15 août ont facilité les opérations et préservé des vies.

En passant, on peut s'étonner qu'au temps où les communiqués faisaient état d'armadas aériennes allant frapper leurs objectifs, de raids de nombreux chasseurs et chasseurs-bombardiers, prenne place dans cette formidable machine de guerre l'action d'un pilote isolé. Il s'agit là d'un privilège et de la spécificité de la reconnaissance. Ces remarques sont, je crois, malgré l'évolution des matériels et des méthodes, toujours valables.

Par la suite, ma baraka m'a assisté sans défaillance dans la suite de l'aventure, achevée le 8 mai 1945 et même bien plus loin dans diverses péripéties puisque me voici, en ce jour d'octobre 1994, traçant ces lignes à l'intention de mes camarades Vieilles Tiges.

Mais ceci est une autre histoire.


Pierre René PUIVIF

Extrait de "Pionniers" n° 123 de janvier 1995

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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