Un journal de bord pestiféré

À la mémoire du capitaine Brachet de la promotion Mézergues, mort au Champ d’Honneur le 13 janvier 1945

Comme les jours, les missions de guerre se suivent et ne se ressemblent pas. Après le raid agité sur Gelsenkirchen, une opération de tout repos fut déclenchée, six jours plus tard, sur Boulogne : il s’agissait de déloger les dernières troupes allemandes qui s’obstinaient dans une poche en bordure du littoral. Le Bomber Command avait déjà appliqué cette drastique médecine en d’autres lieux, au Havre en particulier, où 9.750 tonnes de bombes avaient écœuré 11.000 Allemands faits prisonniers.

Le scénario était immuablement le suivant : quelques milliers de tonnes d’explosifs persuadaient les Allemands de se rendre le plus rapidement possible. Ensuite les troupes alliées, l’arme à la bretelle, en faisaient des prisonniers de guerre inoffensifs. Enfin, un télégramme d’un Très Grand Chef des Armées de Terre célébrait l’éloge du Bomber Command, quant à la précision des tirs et l’efficacité de ses équipages.

Comme la mission était courte, le tonnage maximal – cinq tonnes - avait été empilé dans chaque avion. Il y avait 762 appareils engagés : c’était donc un déluge dissuasif de 3.810 tonnes de bombes destinées aux troupes entêtées de la poche.

Le temps était beau, nous faisions partie de la dernière vague et il me prit la fantaisie – décision fâcheuse comme le prouvera la suite du récit – de m’installer à côté du pilote, de chausser mes lunettes de soleil et de contempler le spectacle. La vue des centaines d’avions qui nous précédaient était en soi un tableau fantastique. Comme le vol, au départ, se déroulait à basse altitude sur la verte Angleterre, on voyait défiler à toute allure les fermes, les maisons, les châteaux, les villes, les villages, les usines, les bois, les prés, les forêts, les fleuves et les rivières… Spectacle superbe ! Le flot des avions ne prit de la hauteur qu’après l’embouchure de la Tamise. L’altitude de bombardement était relativement basse, 3.000 mètres seulement. Sur Douvres il y eut un incident qui mérite une digression : un bombardier – n’appartenant pas heureusement à un équipage français – en titillant trop tôt son circuit électrique largua ses bombes ! Ce fut, dans la presse de lendemain, un bien beau tollé ! Je ne me rappelle plus s’il y eut des victimes ou seulement des dégâts matériels. Mais même si ces projectiles intempestifs n’avaient retourné que des plates-bandes de radis, ces radis étaient anglais et n’avaient pas à être secoués par des engins de mort habituellement réservés à l’ennemi.

La réaction de l’état-major fut géniale : il fut décidé d’incorporer dans l’appareillage électrique de largage des bombes un « interrupteur principal » (master switch) dont la mise en marche quelques courtes minutes avant le lancement serait, en outre, soigneusement consignée dans le journal de bord du navigateur. Il va sans dire que cette astuce mécanique (je n’ose employer le terme de « gadget », inconnu à l’époque) apporta quelques désagréments : dans le feu de l’action, à proximité des objectifs, des bombardiers ayant oublié de manœuvrer ce fameux interrupteur revinrent à la base avec leur chargement !!! Moralité : la psychose du système qui contrôle le mécanisme qui vérifie l’appareil qui supervise la manœuvre est néfaste. Rien ne saurait remplacer simplicité, calme et réflexion.

L’objectif était un ancien fort de style Vauban, en forme de trapèze et en dehors de la ville. Il reçut l’averse de bombes promise et l’expédition s’en retourna. Comme prévu, la reddition – 8.000 prisonniers – se fit dans les jours qui suivirent.

À Elvington, quand je remis au Squadron Leader B…, chef du service de navigation, mon très laconique journal de bord qui contenait ces mots et ces chiffres :

Take-off : 09.20 hrs
Bombs gone : 11.00 hrs
Landed : 12.45 hrs

cet officier supérieur fit comme Phèdre à la vue d’Hippolyte : « il le vit, il rougit, il pâlit à sa vue… ». Pour l’immoralité de l’histoire, je dois dire qu’au moment du largage mon chronomètre marquait 10 heures, 59 minutes, 59 secondes. Nous avions donc bombardé à la seconde près (11 heures étant l’heure officielle), résultat rarement atteint sauf par les Pathfinders qui eux, lâchaient leurs marqueurs à l’heure exacte. Cela prouve que le succès peut parfois accompagner le moindre effort ! Cette précision ne toucha nullement Monsieur B… et sa réaction me fit pressentir que je m’étais glissé dans de très mauvais draps. Cet officier, qui ne souriait jamais (après vingt mois passés en Angleterre, j’ai compris à tout jamais que l’humour anglais n’était pas si répandu…), aurait pu étouffer l’affaire et dire : « Capitaine pour cette fois ça passe… mais n’y revenez plus ! ». Il n’en fit rien et dans la soirée je reçus sous enveloppe une Note de Service à caractère fulminant et dont voici le texte édifiant :

 

Groupe de Bombardement 1/25

Le 17 septembre 1944

Note de service

Un officier navigateur a cru pouvoir se permettre de ne pas se conformer aux instructions reçues, au point de rapporter, à la suite d’une opération, un Log qui est soit une plaisanterie, soit une provocation. Je ne puis admettre ni l’une, ni l’autre.

En conséquence :

  1. Cet officier encourt une sanction disciplinaire

  2. Son équipage est suspendu de vol opérationnel pour une durée indéterminée

  3. Un cross country de contrôle sera exigé de ce navigateur avant de pouvoir être à nouveau engagé en opérations

  4. Cet équipage participera obligatoirement au prochain bull’s eye de diversion.

Nota : au cas où il serait avéré que la mesure deuxième soit le but poursuivi par le navigateur incriminé, il serait déféré devant la Justice Militaire.

Signé : X…

(Liste des destinataires)

 

Ce papier contenait trois mots d’anglais – autant d’injures à la langue de Voltaire – et une faute d’orthographe : le signataire avait écrit de sa blanche main « pour notification à l’intérressé » (sic, avec deux « r »). Ma génération, instruite par les excellents instituteurs de l’École Communale (1922-1925) de la Troisième République, est excessivement sensible à l’écriture correcte. Je n’y peux rien !

À la lecture du nota – in cauda venenum – je fus médusé et restai pourtant de marbre : médusé, parce qu’il me semblait excessif qu’un manque de formalisme paperassier dégénérât en drame, de marbre, parce qu’en temps de guerre, seul l’ennemi est à craindre. Je pensai, un peu à la manière de Monsieur de Talleyrand que tout ce qui est exagéré devient sans importance. Cet incident n’était pas le premier dans le personnel des Groupes Lourds. A Lossiemouth, par 58 degrés de latitude nord, il y avait eu de violents accrochages à propos de la désignation des pilotes : tous les officiers voulaient être pilotes, mais comme il fallait des navigateurs et des bombardiers, comme il fallait utiliser dans leur spécialité les sous-officiers pilotes qui n’étaient pas qualifiés pour le métier de navigateur, il fallait aussi faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Personnellement j’avais plié sans rechigner. Le Commandement, en quelques mots adroits et bien sentis, aurait pu redresser la situation. Bien au contraire, les discussions s’envenimèrent au point que deux officiers – particulièrement virulents dans leur obstination – se virent infliger trente jours d’arrêts de rigueur ! Il faut reconnaître que, perdus dans les brumes écossaises, loin de la Patrie ensanglantée, sans nouvelles des familles restées en France ou en Afrique du Nord, les équipages pouvaient se laisser aller quelquefois à des accès de mauvaise humeur, encore qu’un officier ne doive jamais trop gémir sur son sort (sinon, il n’a qu’à passer dans l’épicerie).

À quoi bon remuer ces pénibles souvenirs ? Sans vouloir jouer au redresseur de torts, je dis que le Commandement doit, preuve de doigté, préférer le contact et l’explication directe à la paperasse interposée, laisser passer une première faute vénielle, mais se montrer impitoyable en cas de récidive. Combien fut plus habile l’attitude de l’excellent colonel B…, qui commandait la base d’Istres en 1938 ! Il convoqua un jour de février quatre sous-lieutenants qui avaient abusivement étiré de 24 heures une permission de fin de semaine – la neige était si belle à Barcelonnette – et leur tint à peu près ce langage : « Messieurs, je ne veux pas vous donner votre première punition d’officiers, mais vous m’avez compris…, rompez ! ». Les fautifs se retirèrent, tête basse, et se tinrent tranquilles jusqu’à la fin du stage.

Dans les affaires humaines, les bonnes comme les mauvaises, tout passe, tout lasse, tout casse. La Note de Service resta lettre morte. On avait bien besoin de nous, les équipages combattants, pour en finir avec cette trop longue guerre : en effet, le Bomber Command fut engagé, quelques jours plus tard, dans des opérations de ravitaillement en essence, pour permettre aux troupes de Montgomery de joindre les parachutistes d’Arnhem, en très mauvaise posture près du pont sur le Rhin (finalement l’opération échoua). Chaque Halifax emportait 160 jerricans de vingt litres, soit 3.200 litres à déposer à l’aérodrome de Moelsbroeck, près de Bruxelles.

Ces missions, en principe de tout repos, n’étaient pas sans risques : il y avait toujours des bidons qui fuyaient et il fallait voler, toutes fenêtres ouvertes, pour maintenir un courant d’air salvateur qui chassât les vapeurs de carburant. À Bruxelles, c’étaient les équipages qui coltinaient les récipients et les déposaient en bordure de piste. Comme nous n’avions aucun entraînement de déménageurs, nous retournions les muscles raides. Enfin on touchait avec émotion la vieille Europe – l’Angleterre est une île, disait Michelet – et on entendait parler français avec ce si bel accent belge ! Les équipages, avec une saine émulation, faisaient la course : le record Elvingtion-Bruxelles-Elvington fur de 3 heures 40 minutes. Le 28 septembre, mon équipage ne fit pas mieux que 3 heures 50. De mauvaises langues prétendirent que l’équipage vainqueur avait légèrement poussé les manettes de gaz.

Du 26 au 30 septembre nous fîmes quatre voyages au cours desquels, avec des crayons bien taillés et de couleur, une gomme bien propre, je rédigeai des journaux de bord dignes d’un rond-de-cuir ou d’un dessinateur professionnel. Au retour je les remettais, l’air glacial, au Squadron Leader, toujours aussi renfrogné, en lui disant : « Sir, est-ce que ce travail de paperassier est bien à la hauteur du Bomber Command ? ». Je finirai par croire que j’ai toujours été quelque peu anglophobe. Est-ce que Trafalgar et Waterloo me seraient restés sur l'estomac ?

Au cours d’une de ces livraisons d’essence, un quadrimoteur près de Dunkerque, ayant chatouillé de trop près la garnison allemande (la poche ne fut réduite que plus tard) reçut à l’aller un mauvais coup de « Flak » : l’avion, le carburant et l’équipage furent instantanément transformés en chaleur et lumière, en un immense et tragique flamboiement. Ces missions si « faciles » avaient leurs désagréments.

Mon intense travail de scribe me lava enfin de tout péché et, dès le 7 octobre, l’équipage participa au bombardement de Clèves. Là encore, je peaufinai un journal qui, s’il y avait eu une justice en ce bas monde, aurait dû me faire gagner hauts la gomme et les crayons, la coupe Wallis qui récompensait les bons navigateurs !!!

L’horizon s’éclaircit avec le départ de l’acariâtre et venimeux Squadron Leader. S’il eut droit à un « pot de départ », je n’y fus pas invité. Un officier français prit sa place – naturellement de la « mafia » des navigateurs – qui apporta une touche plus humaniste et plus débonnaire au problème de la correction des journaux de bord. Cet épisode fâcheux fortifia, s’il en était besoin, ma haine viscérale des paperasses et des paperassiers qui s’un délectent, s’en rassasient, tels des insectes coprophages sur leur fumier.

Après la mutation du Squadron Leader, les navigateurs vécurent des jours heureux… et rédigèrent placidement beaucoup de journaux de bord.


Henri JEAN

 

Equipage capitaine jean

Équipage du Capitaine Jean sur la base d’Elvington
27 septembre 1944, 8 heures du matin : départ pour Bruxelles
(mission de ravitaillement en essence pour l’armée de Montgomery)

De gauche à droite : 

  • Sergent R. Haas, radio

  • Capitaine Henri Jean, commandant d’avion et navigateur

  • Sergent-chef Lucien Daniel, pilote

  • Sergent-chef Joseph Ricaud, mécanicien

  • Sergent Louis Faivre, mitrailleur supérieur

  • Sous-lieutenant G. Robert, bombardier

  • Sergent-chef P. Thibeau, mitrailleur arrière

Date de dernière mise à jour : 30/09/2020

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