Un grand pilote oublié, Maurice Claisse

Maurice Claisse est né le 14/12/1905 à Paris. Ingénieur civil de l'Aéronautique et pilote militaire en 1930, il entre au Bureau d'Études Breguet à Villacoublay en 1932 et participe aux études du Gyroplane dans le service de R. Dorand. Suite au désistement des pilotes d'essais des avions, il accepte d'être le pilote d'essais du Gyroplane, avec lequel il bat 5 records du monde dans la période 1935-1936. Par la suite, il devient chef pilote d'essais de Breguet et, en 1938, chef des Essais en vol, en particulier des prototypes et de la série des Breguet 690 (215 avions livrés à l'Armée de l'air en 1939 et 1940).

Après cinq années de guerre passées en Angleterre aux FAFL, où il effectue plus de 260 h de vol en 113 missions de guerre sur Spitfire et Mosquito dans la chasse de jour et de nuit, aux Squadrons 66 et 219, et près de 300 h de vol d'essais au RAE de Farnborough sur plus de 70 types d'avions anglais, américains et même allemands capturés, il est démobilisé en Mai 1946 avec le grade de Lieutenant-colonel, titulaire des plus hautes distinctions françaises et étrangères.

Il reprend sa carrière civile en devenant chef pilote à la SNECMA pendant 4 ans et revient chez Breguet en 1956 comme conseiller auprès du directeur technique Georges Ricard.

Il part en retraite en 1971 après une prestigieuse carrière d'ingénieur et de pilote d'essais, avec plus de 4.000 h de vol d'essais sur plus de 180 types d'avions.

Il est décédé le 14/09/1986 à Dammarie-les-Lys (77).

En 1937, Maurice Claisse est chef-pilote et il est nommé directeur des essais en vol en 1938.
Il participe à la mise au point du Breguet 460 Vultur avec Codos et Arnoux.

Vultur
Breguet 460 Vultur

Le 27 mars 1938 il effectue le 1er vol du Breguet 690, avion conçu par Georges Ricard.

Au sujet des gyroplanes, il y a eu des recherches sur ce type d'appareil depuis le début de la Société sous la direction de René Dorand. Les essais en vol sont confiés à Maurice Claisse, qui effectue la 1ère tentative de vol en novembre 1933, mais c’est un échec quant au vol vertical. Après modifications, une 2ème tentative de vol le 14 décembre 1935 permet d’effectuer un circuit fermé de 500 m.

Suivent divers succès et records jusqu’à la guerre de 1939 :

- 14/12/35 : circuit de 500 m,

- 21/12/35 : 1er record international de vitesse à 110 km/h,
- 22/09/36 : record d'altitude à 158 m,
- 23/11/36 : épreuve de maniabilité dans un couloir de 100 m,

- 24/11/36 : 1er record international de durée : 1 h 2 mn 58 s et de distance en circuit fermé : 44 km,

- 22/12/36 : record de vol stationnaire : 10 mn.

Sur la période de la guerre, Maurice Claisse nous a laissé les souvenirs suivants (1) :

À la déclaration de guerre, en 1939, j'étais en affectation spéciale chez Breguet depuis 1932. Je devins chef pilote en 1937 à la mort de mon ami R. Ribière puis directeur des essais en vol en 1939.

Gyroplane
Le Gyroplane Breguet-Dorand

Claisse dans he lico
Claisse aux commandes du Gyroplane

Nous avions abandonné les essais du Gyroplane Breguet-Dorand, à la suite de son dernier crash en 1938, après avoir exploré toutes les possibilités de cet hélicoptère. À cette époque j'avais contribué aux essais d'environ 25 Breguet, Breguet-Wibault et autres en particulier le Breguet 690 et ses dérivés 691, 693, 695 et 697. Nous avions construit, testé et livré 215 de cette série d'avions entre le printemps 1939 et le 13 juin 1940.

Breguet 690
Le prototype du Breguet 690

Claisse dans 690
Claisse dans le 690

À cette date nous avons quitté Villacoublay, mes camarades et moi, avec les derniers avions en état de vol. Les Allemands sont arrivés sur le terrain le même jour dans l'après-midi.

Réfugiés à Landes de Bussac, nous avons rassemblé les avions Breguet et terminé la guerre à Toulouse.

L'armistice fut prononcé le 24 juin, après que nous ayons démonté les hélices de nos avions. Impossible d'aller plus loin.

Je suis allé à Biarritz et rejoint le personnel de chez Breguet en même temps que les Allemands. J'ai dit à mon patron Louis Breguet qu'il n'y avait pas d'emploi pour des pilotes dans cette firme. Il fut d'accord avec moi aussi je suis retourné à Paris pour faire le point de la situation.

Après le choc de l'armistice, et avec quelques pilotes d'essais, nous avons créé le groupe Maryse Bastié. Après quelques tentatives vaines d'évasion vers l'Angleterre par la Normandie ou la Bretagne, j'ai quitté Paris le 3 janvier 1941 pour l'Angleterre via l'Espagne, avec un arrêt à Vichy où il y avait beaucoup de discussions de pilotes sur leur avenir.

Le 4 avril 1941 j'étais à Gibraltar, après avoir passé un mois en Espagne, et le 22 mai 1941 j'arrivai à Londres ou j’eus l'honneur d'être reçu par le Général de Gaulle.

Mon but était de joindre une unité aérienne combattante. La Bataille d'Angleterre avait causé beaucoup de pertes dans les rangs de la RAF. Je fus le bienvenu à la RAF et je dus améliorer mes connaissances en Anglais.

Après un rapide entraînement en OTU (Operational Training Unit), le Cne Claisse, des FAFL, fut affecté à l'escadron 66 de la RAF, à Perranporth dans les Cornouailles, et à la fin d’août 1941 j’eus le plaisir d'effectuer ma première sortie opérationnelle en Spitfire.

L'escadron 66 avait obtenu un bon score avant mon arrivée. Mon compatriote le Squadron Leader Claude, qui fut abattu plus tard à Malte, m'a facilité mon intégration. Rapidement je fus accepté par tous les pilotes durant les sorties sur la Bretagne, la Normandie, le Nord de la France, la Belgique, etc. Pendant ces 12 mois je pris plaisir à être pilote de chasse, mais ce n'est pas ici l'objet de mon propos.

Pendant la guerre, la règle dans la RAF était d'envoyer les pilotes opérationnels en repos tous les 35 jours environ. Ne sachant où aller je me suis retrouvé à Londres à l'hôtel St Ermins ou résidaient quelques français. Parmi les résidents il y avait l'Air Marshall Linnell qui m'accueillit avec la courtoisie anglaise. Quand il me vit en conversation peu intéressante, il trouva un prétexte pour m’entraîner dans un coin et nous avons bavardé un verre de whisky à la main. Bien sûr nous avons discuté des opérations, des escadrons, du Spitfire. Il remarqua que j'avais d'autres connaissances techniques que mes autres camarades. Après quelques tournées, il me demanda si j'étais intéressé par les essais en vol où il y avait beaucoup à faire. Ma réponse fut sans ambiguïté : j'étais venu pour me battre et rien d'autre.

L'Air Marshall n'insista pas et nous ne parlâmes plus d'essais en vol. Je suis retourné à mon escadron et pris part avec plaisir aux opérations sur Dieppe, pas le temps de prendre du repos.

J'avais passé 12 mois en opérations, le maximum pour un pilote de chasse du Fighter Command. C'est alors qu'un télégramme pour le Cne Claisse arriva en poste à Farnborough. Il n'était pas signé par l'Air Marshall Linnell, Directeur Général de la Recherche et de l'Exploitation, mais pourtant... !

Royal Aircraft Establishment - Farnborough

J'ai reçu un très amical accueil des Anglais à mon arrivée au mess des officiers le 7 septembre 1942, par le Cdt de la base, Group Captain Wheeler, et le chef des essais en vol Wing Commander H J (Willie) Wilson. Ils furent les deux premiers à me témoigner de l'affection qui ne s'est jamais démentie par la suite.

À cause de du lien de camaraderie qui s'est immédiatement établi au sein de Farnborough, seul en uniforme étranger au Centre de l'Aviation britannique, je ne me suis jamais senti dépaysé.

Le RAE pendant la guerre avait pris une grande importance. Les officiers affectés, aviateurs ou pas, travaillaient aux côtés de civils professeurs, docteurs, ingénieurs et techniciens. Beaucoup logeaient au quartier des officiers, ou j'étais logé, et dont j'appréciais le confort comparé à ce que j'avais connu au Fighter Command. Tout le monde se rencontrait au mess ce qui permettait des contacts personnels de grand intérêt.

Les objectifs du RAE (Royal Aircraft Establishment) étaient les recherches et mises au point en matière d'aviation. Ceci nécessitait du personnel spécialisé en matière technique et scientifique.

Le centre d'essais en vol de Boscombe Down A&AEE (Aeroplane and Armament Experimental Establishment) était chargé des méthodes d'utilisation des avions en service.

Les programmes d'essais en vol du RAE concernaient les problèmes de stabilité, les commandes de vol et la maniabilité pour donner quelques exemples. Les problèmes rencontrés en service engendraient de nouvelles études.

Pour mémoire Le RAE comportait de nombreuses sections :

- Aérodynamique,
- Structures,
- Moteurs,
- Avions à réaction,
- Catapultes pour avions embarqués,
- Armements etc.

Ces sections possédaient soufflerie, laboratoires de test, ateliers pour évaluation et essais avant mise en production.

Les essais en vol, sous le commandement du chef des essais en vol le Wing Commander Wilson, se composaient de trois types principaux :

- Vols essais moteurs,
- Vols d'essais aérodynamiques,
- Vols d'essais armements.

Essais moteurs

Je fus affecté à Farnborough le 8 septembre 1942 aux essais en vol des moteurs. Sous le commandement du Squadron Leader Bill Cox. Cette affectation fut initialement prévue pour mon entraînement et pour vérifier mes compétences. Du point de vue pilotage le travail était très intéressant. J'ai volé sur quantité d'avions différents, du petit avion expérimental aux avions les plus gros en service.

Les essais sur les moteurs, les carburateurs, les radiateurs ou les équipements comme les compresseurs de pressurisation cabine étaient exploités par le service ou par des civils qui volaient sur l'avion. Comparés aux sorties du Fighter Command, ces vols étaient réellement plus relax. J'ai rapidement retrouvé le plaisir de voler sans la tension du chasseur à la recherche de l'ennemi et en surveillant de ne pas être la cible de l'ennemi que je n'aurai pas vu.

Le 30 septembre 1942, je volais sur un Oxford, un petit bimoteur, jouissant de voler un jour ensoleillé. À bord il y avait deux technicien civils, C. Kell et J. Lowrey, qui observaient et mesuraient les consommations et les caractéristiques d'un nouveau type de carburateur. Nous devions faire des vols très bas au-dessus de la mer ce qui n'était pas de tout repos !

Oxford
Airspeed Oxford

En passant la côte sud nous arrivons sur une mer bleu calme, je suis la côte à basse altitude pendant que Kell et Lowrey font leurs enregistrements. Je suis heureux d'attirer leur attention sur 4 points noirs volant vers nous à basse altitude

- « Regardez ces 4 Spitfire qui reviennent de mission au-dessus de la France… »

Je n'ai pas le temps de finir ma phrase quand les 4 avions virent en prenant de l'altitude et lâchent leurs bombes sur un village côtier.

Je reconnaîs les Messerschmitt 109 au moment de leur attaque et reconnaît les croix noires de la Luftwaffe, je ne les avais rarement vu de si près. J'effectue un virage serré, effectue toute les manœuvres évasives possibles et rentre à Farnborough en sautant les haies.

Jamais durant les 13 mois passés au 66 Squadron Fighter Command aux commandes d'un Spitfire armé de canons et de mitrailleuses je n'avais été au contact aussi proche : ce jour-là j'étais une proie facile. Les pilotes allemands ont raté une occasion d'enregistrer une victoire facile.

Suite à cette expérience nous avons abandonné nos essais basse altitude sur la côte sud pour le canal de Bristol plus tranquille.

Tous les vols n'étaient pas aussi plaisants. Nous devions tester un nouveau carburateur du RAE qui permettait l'alimentation du moteur sous facteur de charge négatif. Ceci était important car en piqué le Spitfire ne pouvait pas suivre le Focke-Wulf. Le carburateur à flotteur Rolls-Royce coupait l'alimentation, alors que le système à injection du Focke-Wulf fonctionnait sous toute conditions.

Un carburateur sans flotteur du RAE fut monté sur un Spitfire IX, les tests consistaient à effectuer des ressources sous accélérations négative de - 1g à - 3g le plus longtemps possible. Lire -1g sur un accéléromètre c'est facile mais atteindre des valeurs négatives plus importantes c'est très éprouvant. À l'heure du thé, le pilote qui avait atteint le plus de g négatifs pouvait le restituer, s’il n'avait pas recouvré ses esprits.

Essais aérodynamiques

Ma période d'essai fut jugée satisfaisante puisque le 13 octobre 1942 je fus affecté à la section Essais aérodynamiques sous les ordres du Squadron Leader Tobin, excellent leader et excellent pilote. Je fus immédiatement accepté par son équipe. Je m'entendis très bien avec Tobin. Il quitta Farnborough et fut affecté aux essais du Blackburn, malheureusement il se tua peu de temps après.

Pour un pilote d'essais le travail était très intéressant. L'étendue des programmes, la diversité des problèmes, les moyens mis à notre disposition, nous maintenaient constamment en haleine. Les problèmes clé en Grande Bretagne comme partout ailleurs, je les connaissais bien : performances, qualités de vol, manœuvrabilité.

J'avais fait ma formation de pilote d'essais à l'École Supérieure d'aéronautique, et acquis l'expérience chez Breguet. Depuis 1940 j'étais familiarisé avec les procédés pour équiper les avions d'enregistreurs de mesures : vitesse de rotation des moteurs, températures, vitesses (enregistreurs Hussenot sur le Breguet 690), altitudes, etc... ainsi que l'exploitation de ces mesures pour les performances, les graphiques de stabilité et autres mesures très perfectionnées.

À Farnborough tout était différent. Des méthodes plus simples et plus efficaces étaient utilisées, une caméra, parfois tenue par le pilote, filmait les paramètres de l'essai. L'analyse était rapide et efficace. Accéléromètre, jauge de contrainte, machmètre, c'était nouveau pour moi, Je n'étais pas habitué à cela en France, cela m'ouvrait de nouvelles perspectives pour les essais en vol.

Les qualités de vol d'un avion, et en particulier pour un chasseur, provoquaient des discussions sans fin. Je devais défendre nos méthodes, stabilité à tout prix, qualités de vol, manœuvrabilité même si l'avion était instable.

Ces discussions étaient sans fin. Pour y mettre fin quelqu'un me demanda si ces théories étaient en relation avec le rapport sur l'évaluation du Spitfire en France. Tout le monde éclata de rire car en 1939 le CEMA (Centre d'essais en vol français) avait conclu par un rapport très bien documenté que le Spitfire était inapte au combat. Je demandais aux anglais de répéter cette histoire, en riant, parce que le Spitfire était la fierté de la RAF.

Certaines méthodes utilisées par le RAE étaient si empiriques qu'il était difficile d'en comprendre l’intérêt à première vue. C'est seulement à l'usage que j'en ai compris la valeur, tant et si bien qu'elles donnèrent confiance aux pilotes.

Par exemple nous avons comparé les taux de roulis de différents chasseurs : Spitfire, Typhoon, Mustang, Focke-Wulf 190. Un tonneau complet avec différents braquages ailerons, palonnier bloqué dans tout le domaine de vitesses.

Un secteur gradué permettait de maintenir un braquage d'ailerons constant : 1/4, 1/2, 3/4 ou braquage complet. Un repère était marqué sur le pare-brise, Un chrono fixé sur la cuisse du pilote et déclenché au départ de la manœuvre. Les temps au 1/10" étaient notés avion sur la tranche, vol inversé, sur la tranche, ailes horizontales. Pour cela il fallait que la vitesse soit maintenue constante. Ceci particulièrement exigeant, surtout aux vitesses élevées. On faisait cela en piqué pleins gaz. Au début les résultats furent peu probants mais avec la pratique des essais effectués avec différents pilotes confirmèrent la méthode particulièrement en comparant les différents avions ce qui était le but recherché.

D'autres procédés furent pour moi des découvertes. Des essais sous facteurs de charge furent possibles par la mise au point d'accéléromètres suffisamment précis et ouvrirent de nouvelles perspectives de grand intérêt. L'utilisation de jauges de contraintes en vol permirent l'étude des structures d'avions, espérées depuis longtemps par les bureaux d'études.

Les vols d'essais demandés étaient établis quotidiennement et exécutés le lendemain en fonction des disponibilités avions. Le Squadron Leader établissait les priorités et désignait les pilotes. Étant donné l'étendue de la nature des essais : performances, qualités de vol, j’eus la possibilité de voler sur la plupart des mono, bi et quadrimoteurs en service.

En particulier j'étais intéressé par le Bristol Beaufighter, très semblable à notre Breguet 690, mais avec de meilleures qualités de vol.

Claisse en bd
Maurice Claisse au retour d'un vol

En relisant mon carnet de vol, j'ai en mémoire certains cas particuliers.

La capture en Angleterre du fameux chasseur allemand Fw-190 était connue de partout. Ce fut un événement important. Cet avion fut affecté pour évaluation, ce qui était très important, au RAE. En premier lieu les services d'entretien ont surmonté beaucoup de difficultés pour le rendre disponible pour les essais en vol. Ce n'était pas l'absence de documentation technique qui les gênait, Ils étaient suffisamment expérimentés pour comprendre le fonctionnement d'un avion en utilisant leurs yeux et leurs mains sans avoir à consulter des documents. Cependant le moteur BMW ne fonctionnait pas avec le carburant anglais, ni les lubrifiants. Il ne fonctionnait correctement qu'avec des stocks capturés en Afrique du Nord.

Fw queue jaune
Focke-Wulf 190

Le 22 janvier 1942 j'effectuais un vol de prise en main du Fw-190. À 1.000 pieds la visibilité était mauvaise. Le lendemain des VIP du Parlement et de l'industrie aéronautique vinrent à Farnborough pour une démonstration. L'attraction était le Fw-190. La visite était menée par l'Air Marshall Linnell. Les conditions météo s'étaient légèrement améliorées. L'Air Marshall me pardonna pour la voltige limitée. Il me reprocha de lui avoir décroché sa casquette avec le bout d'aile pendant ma démonstration de maniabilité à basse hauteur.

La priorité n° 1 fut donnée aux essais du Fw-190. Cependant le survol d'un avion ennemi au-dessus de l'Angleterre posait problème. Pour chaque vol le service des vols fournissait un Spitfire pour escorte. C'est ainsi que je fis équipe avec Le Lt Robertson de la Royal Navy. Il était de caractère agressif mais un bon camarade et un pilote exceptionnel. Doté d'un bon sens et d'un sens inné du pilotage. Ses jugements étaient parfois intuitifs mais toujours appréciés. Il mourut quelques mois plus tard lors de l'appontage de son Seafire. La crosse se brisa à l'engagement d'un brin d'arrêt. Une photo prise au moment où son avion bascule à la mer montre son visage crispé par la détresse.

Nous formions une équipe volant alternativement l'un sur le Fw-190 et l'autre l'escortant avec le Spitfire. Nous effectuâmes la majeure partie du programme d'essais concernant les performances ainsi que les qualités de vol en configuration chasseur et chasseur-bombardier. Le compte-rendu fut très apprécié tant pour les informations tactiques opérationnelles que pour ses détails techniques.

Essais de compressibilité

En 1942-1943, Mach 1 et le mur du son n'avaient pas été atteints. Mais les aérodynamiciens étaient sur la voie. Les effets de la compressibilité se faisaient sentir bien avant que l'avion n'atteigne Mach 1. Ceci était dû à l'accroissement des vitesses locales. Sur certains avions, comme par exemple le Lockheed Lightning, son fuselage double provoquait un effet de venturi et subissait les effets de compressibilité à de très modestes nombres de Mach.

Aussi les aérodynamiciens décidèrent d'un programme d'étude progressif dans le but d'atteindre le nombre de Mach le plus élevé. Le meilleur avion apte était sans doute possible le Spitfire, ainsi le Spitfire PR Mk XI (EN40) fut désigné pour ces tests. Au hangar on installa des sondes sur l'aile pour mesurer les pressions statiques et une rampe derrière pour mesurer les pressions totales. Nous avons commencé un important programme de vols d'essais durant mon séjour à Farnborough et qui s'est poursuivi ensuite.

Spitfire prxi
Le Spit PR-XI

Les vols n'étaient pas compliqués. Nous prenions de l'altitude puis nous plongions pleins gaz avec l'angle de piqué optimum, les enregistreurs faisaient le travail. Après quelques vols l'avion revenait au hangar pour des améliorations de l'aérodynamique ainsi que des améliorations mineures.

Petit à petit, et par petites étapes, nous avons augmenté le nombre de Mach. C'est durant un de ces piqués que l'hélice se sépara de l'avion et tomba sur le terrain sans aucun dommage. Le pilote, Squadron Leader Martindale, put se poser sur la piste à Farnborough, un exploit remarquable. J'appris plus tard que l'avion atteignit Mach 0.91 après mon départ.

Le Spitfire aux ailes rognées

Cette affaire fut curieuse et d'origine inhabituelle. Un Spitfire avait un saumon d'aile endommagé. Un vol de convoyage urgent était nécessaire aussi on démonta l'autre saumon. Après le décollage le pilote fut surpris par la meilleure efficacité des ailerons. Certes le Spitfire avait de bonnes qualités mais il avait aussi quelques défauts, en particulier aux grandes vitesses, les ailerons devenaient durs et perdait de leur efficacité à cause de la torsion de l'aile. Le constat du vol de convoyage ne fut pas oublié.

Le Spitfire 2248 fut modifié pour ces essais : les saumons furent remplacés par des carénages fuselés de forme rectangulaire. Cela améliora la vitesse de l'avion ainsi que ses qualités de vol. Une longue série de vols pour évaluation des performances ainsi que la stabilité et la manœuvrabilité fut entreprise ce qui permit aux pours et aux contres d'étayer leurs arguments. À ma connaissance cette modification ne fut pas retenue (pas sûr !).

Parachutes de piqué

L'objectif du Costal Command était de patrouiller en mer et, bien sûr, de localiser et attaquer les sous-marins. Il était nécessaire que les avions puissent piquer abruptement avec de la puissance pour garder le sous-marin en vue. La solution proposée était d'installer un parachute dans la queue de l'avion, parachute que le pilote déployait au début du piqué et qui était largué à l'issue.

Des avions du Costal Command furent modifiés par un système de multiples parachutes déployés à une certaine altitude, avec pour but d'obtenir l'angle de piqué maximum avec un minimum de vitesse. Nous étions préoccupés par le risque d'une défaillance du parachute : déchirure, incendie, mise en torche ce qui nous aurait mis dans une situation délicate.

De nombreux vols furent effectués sur un vieux Whitley mais principalement sur un Lockheed Hudson ; ceux -ci se déroulèrent bien, avec toutefois quelques moments d'inquiétude. Ces essais n'eurent pas d'applications opérationnelles, l'efficacité du freinage n'était pas à la hauteur des prévisions. Cependant cette technique fut utilisée une dizaine d'année plus tard comme parachute de freinage des jets. Je ne sais pas si un parachute de réserve n'a pas été utilisé en France par Breguet, chez Gourdou pour la Marine Nationale.

Les avions à réaction

Depuis fin 1942 on commençait à parler d'avion à réaction. Les discussions étaient nébuleuses et rien de précis ne filtrait. Le secret était bien gardé. Les services de sécurité s'assuraient que les consignes de sécurité étaient bien respectées. Ce fut par un gars du village que j'appris la présence du Gloster E.28/39, parce qu'ils se demandaient si "l'aéroplane sans hélice" allait bientôt décoller. Cependant l'avion était caché dans un petit hangar camouflé dans les bois et protégé par un triple cordon de police.

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Le Gloster E.28/39

Depuis 1937 j'étais intéressé par la propulsion à réaction, j'avais travaillé avec René Leduc chez Breguet et suivi avec grand intérêt la construction du Leduc 01. J'avais espéré le faire voler en 1941. C'est avec tristesse que nous avons laissé ce bel avion partir en exode au Pays Basque en mai 1940. C'est donc sans surprise que j’étais, intéressé plus que tout autre, par tout ce qui concernait la propulsion par réaction.

Cet avion était le deuxième construit chez Gloster, le premier avait déjà effectué avec succès ses vols d'essais.

Il fit son premier vol fin 1942 et le 23 mai 1943 je fus désigné pour piloter cet avion. C'était un remarquable exploit pour l'époque. Ils avaient construit cet avion rapidement pour faire un premier jet avec un moteur conçu et réalisé par Whittle. C'était un avion expérimental, un banc d'essais, mais d'apparence extrêmement passionnante.

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Le réacteur concu par Frank Whittle

Le premier vol fut impressionnant, comme animé par de la magie noire. Normalement le démarrage d'un avion quel qu'il soit était devenu de la routine. Sur cet avion c'était différent. L'avion était remorqué jusqu'au seuil de piste, le pilote s'installait et se brêlait et, quand il était prêt, il faisait signe. L'équipe de spécialistes s'affairait autour d'un énorme groupe de démarrage et accomplissait différentes actions de leur propre chef, qui semblaient mystérieuses pour le pilote. En réalité ils procédaient à une check-list, chacun étant responsable d'une action qui, maintenant, est effectuée de façon automatique par le démarreur. Une fois le démarrage réussi, les groupes électrique et hydraulique était débranchés, et le feu vert était donné pour le décollage immédiat.

Le premier problème concernait l'affichage de la poussée. Il y avait une manette normale mais il n'y avait pas d'automatisme pour contrôler le débit carburant. Une consigne stricte était donnée pour que l'affichage de la pleine poussée ainsi que la réduction se fasse en plus de 10 sec. Et 10 sec c'est long quand on voit la piste défiler avant d'atteindre une vitesse suffisante et pour que le moteur pousse de façon significative. Heureusement la piste était suffisamment longue.

Cockpit
Le cockpit du E.28/39

Une fois en l'air j'ai éprouvé le plaisir que procurait ce nouveau type de propulsion : absence de vibrations, même le bruit rendait euphorique. Voler sur un avion sans le couple généré par l'hélice, c'était comme un rêve.

Les performances de cet avion n'étaient pas particulièrement impressionnantes, souvenez-vous c'était un avion expérimental. C'était comparable aux avions de l'époque : Spitfire, Tempest ou même Mosquito, mais c'était l'avant-garde des avions du futur. On avait la sensation de vivre une nouvelle ère de l'aviation avec des promesses d'un futur plein d'exceptionnelles possibilités. J'ai fini mon vol fier d'être le premier Français à voler sur un avion à réaction.

Les essais de cet avion étaient prioritaires. Peu de temps après mon vol sur le E.28/39, le Squadron Leader Davie décollait de Farnborough, montait à 15.000 pieds et là il explosa. Le Squadron Leader Davie était un des meilleurs et respecté pilote d'essais au RAE, avec une personnalité et beaucoup de charme. Il fut éjecté du cockpit au travers de la verrière et tomba au pied de la tour de contrôle, son parachute ne s'étant pas ouvert. Nous n'avons pas eu les conclusions de la commission d'enquête. Nous avons attribué la cause à une rupture de la commande d'aileron qui a rendu l'avion incontrôlable [NDLR : il semblerait que Claisse en 1967, 27 ans après, ait confondu deux évènements].

Davie dans le E.28/39 W4046/G montait à 37.000 pieds quand les ailerons se bloquèrent, rendant l'avion incontrôlable qui partit en vrille inversée. Davie s’éjectât à 33.000 pieds au-dessus de Guildford, et fit le record de chute libre pour l'époque avant d'ouvrir son parachute et d'atterrir sans dommage. Le rapport d'accident de Fred Jones du RAE détermina que le blocage des ailerons était dû aux très basses températures de deux métaux différents de la commande d'aileron et de la structure de l'avion.

Malheureusement Davies se tua peu de temps après, en janvier 1944, à bord du biréacteur Gloster F.9/40 (DG 204/G). Cet avion était équipé de deux réacteurs à compresseur axial RAE / Metropolitan Vickers F2. Davies volait à 30.000 pieds pour étudier les caractéristiques de pompage. Le compresseur du moteur gauche se brisa ce qui eut pour conséquence la désintégration du moteur. Le corps de Davies parachute non ouvert s'écrasa au travers du toit d'un magasin derrière les fameux Farnborough Black Sheds.

Les quadrimoteurs

Des bombardiers quadrimoteurs : Stirling, Halifax, Lancaster de différents modèles étaient testés à Farnborough, même des Fortress et Liberator, cependant ils ne nécessitaient pas de tests très importants. La plupart étaient dus à des problèmes urgents rencontrés en opérations.

La RAF était préoccupée par des accidents en augmentation sur les Halifax, par exemple en vol dissymétrique sur trois ou deux moteurs, un braquage de la gouverne de direction induisait des vibrations très importantes jusqu'à la rupture du fuselage. Pour résoudre ce problème un tour de table était organisé entre le constructeur (Handley Page), Boscombe Down (A&AEE) et Farnborough (RAE).

Je représentais Farnborough et fut agréablement surpris d'y retrouver mon vieux camarade Riess qui représentait Boscombe Down. En 1930 à l’École Supérieure de l'Aéronautique, de tous les cinq polonais de notre promotion, Riess était certainement le plus sympathique et écouté. Il était maintenant Squadron Leader dans l'Armée de l'air polonaise. Je n'avais eu connaissance de ses pérégrinations jusqu'à cette rencontre providentielle.

Nous avons mis au point un programme de tests pour le Halifax nous promettant de nous rencontrer dès que possible. Ce ne fut pas le cas, Riess se tua quelques jours plus tard lors d'un vol d'essai du Halifax.

Catapultages et appontages

Le RAE avait trois types de catapultes : à poudre, à vapeur et un système centrifuge pour simuler un pont d'envol. De temps en temps nous devions vérifier leur efficacité pour le Hurricane, le Seafire et le Barracuda pour la Fleet Air Arm.

L'apparition des trains d’atterrissage tricycles attira l'attention de la Royal Navy. Le bon champ de vision vers l'avant de l'Airacobra suggérait que c'était la bonne formule pour un monomoteur appontant sur un porte avion. Les ingénieurs expliquaient que le train tricycle était la meilleure formule pour l'appontage. Nous avons fait une série d'appontages simulés et tous furent convaincu du bien-fondé de cette idée.

L'été 1943 se termina sans que la charge de travail ne faiblisse. Malgré cela et malgré que je prenne plaisir à mon travail de pilote d'essais, mon idée fixe était de retourner en unité opérationnelle. Je m'étais promis une année pour les vols d'essais et j'avais la sensation que 1944 allait être un moment décisif dans la lutte contre l'ennemi. C'était très important et j'étais prêt à y participer.

En dépit du soutien de mes supérieurs à Farnborough, le Fighter Command était réticent à m'accepter car les escadrons volaient maintenant sur des nouveaux modèles de Spitfire et de Tempest, et également à cause de mon âge. Les bombardiers ? Je n'avais aucune expérience opérationnelle pratique. D'un autre coté à Farnborough on parlait beaucoup des radars et des nouvelles techniques pour la chasse de nuit. J'ai demandé mon transfert à la Section des essais d'armement et c'est avec beaucoup de regrets que j'ai quitté les essais aérodynamiques fin octobre 1943.

Département armement et navigation

Après avoir passé 13 mois à Farnborough, je connaissais tout le monde. L'ambiance à la Section armement n'était pas différente mais les techniques étaient plus axées sur la guerre. Quand on tirait au canon, quand on tirait des roquettes, ou larguait des bombes, ça sentait la poudre. Un des problèmes à résoudre était l'utilisation opérationnelle des collimateurs, des viseurs, des systèmes de navigation ou de radio. En particulier les AI : Airborne Interception radars, installés sur avion, ainsi que leur évolution et production, ouvraient de nouvelles perspectives aux chasseurs de nuit. C'était un travail très intéressant, volant d'un avion à l'autre du petit au gros, du chasseur au bombardier. Pas de monotonie.

51 OTU et Squadron 219

Le 24 janvier 1944 j'étais affecté au 51 OTU (Operational Training Unit) pour l'instruction des chasseurs de nuit. J'eus le privilège de cette affectation grâce à l'appui des autorités de Farnborough et c'est le Commanding Officer (le Cdt de la base) en personne qui m'accompagna jusqu'à ma nouvelle unité. Je joignais l'Escadron de chasseurs de nuit 219 équipés du dernier modèle de Mosquito et eus l'immense satisfaction de participer aux opérations jusqu'en décembre 1944. Mais ceci est une autre histoire.

Mosquito xxx 2
De Havilland Mosquito-XXX (V. Bourguignon)

J'ai quitté la RAF et l'escadron 219 avec regret fin 1944.

J'ai quitté Farnborough reconnaissant envers mes supérieurs et camarades qui m'ont permis des expériences et une aventure qui me laissent d'heureux souvenirs.

Je regrette d'avoir quitté cela au moment où les jets faisaient leur apparition à Farnborough. D'abord le Gloster Meteor, puis le gracieux petit biréacteur Bell sortirent des hangars et procurèrent aux pilotes des jours heureux.

C'était le moment de penser à autre chose. Sur mon carnet de vol je suis crédité de 305 h de vol sur 71 types d'avions différents avec la note suivante :

« Comme pilote d'essai, au-dessus de la moyenne. Ses difficultés pour utiliser les termes techniques de la langue anglaise rend difficile à comprendre ses jugements, autrement ceux-ci pourraient être d'un haut niveau. »

Courtoisie de l'humour britannique !

Avec regret j'ai quitté la RAF et l'Escadron 219 fin 1944.

He 177
Le Heinkel 177

L’État-Major de l'Armée de l'air m'avait sélectionné pour les essais du quadrimoteur Heinkel 177, laissé précipitamment par les Allemands lors de leur retraite, puis de le convoyer aux USA. Ce ne fut pas possible l'avion ayant été accidenté au décollage par un équipage américain.                                                 


Maurice CLAISSE

(1) Traduction de "1942 - Farnborough at war" (Elvetham publications)​

Claisse sur inajpg
Maurice Claisse après la guerre (INA)

- Compagnon de la Libération,
- Commandeur de la Légion d’honneur,
- Croix de guerre 39-45 avec palmes,
- British Distinguished Flying Cross,
- American Distinguished Flying Cross,
- Médaille de l’aéronautique.
- Grande Médaille d'Or de l'Aéro-Club de France.

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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