Les champs de « Flak » de la Ruhr

À la mémoire du lieutenant Paturle de la promotion Pinczon du Sel, mort au Champ d’Honneur le 11 septembre 1944

En cette fin de l’été 1944 – le dernier d’une trop longue guerre – le Bomber Command de la Royal Air Force était devenu, selon les mots du Maréchal Harris, une force écrasante. Cet officier général, à la tête de cet immense commandement depuis le 23 février 1942, s’était battu comme un lion pour en arriver là. A en croire une boutade fameuse, Hitler n’arrivait qu’en neuvième position sur la liste de ses ennemis, loin après le Ministère des Finances, la Marine Royale, l’Armée de Terre, les routiniers hostiles à une politique de bombardement lourd, les fonctionnaires incapables et bien d’autres encore…

Certes, Harris n’obtint jamais les quatre mille quadrimoteurs dont il pensait, dès 1941, qu’ils pourraient mettre l’Allemagne à genoux, tout en économisant des opérations meurtrières de débarquement. Cette opinion toute douhétienne (Douhet était un général italien pour qui l’arme aérienne, notamment les bombardements massifs, devait servir à briser la résistance matérielle et morale de l’ennemi) n’est pas à rejeter sans examen : en effet aux trois quarts des disponibilités, soit trois mille avions, l’Allemagne aurait encaissé quelque 15.000 tonnes de bombes, selon une routine presque quotidienne. Auraient été rayées de la carte, chaque mois, 20 à 30 grandes villes, toutes objectifs industriels et nœuds importants de communications. Avec les chargements classiques d’explosifs, 1.000 avions donnaient au sol 17.000 impacts : 1.000 bombes d’une tonne (baptisée « la lessiveuse », tellement ses formes étaient peu aérodynamiques) et 16.000 de 250. Un tel régime eût été rapidement insoutenable pour le Troisième Reich…

Oui mais… pour appliquer pareille doctrine, il fallait pousser à une retraite prématurée force généraux de l’Armée de Terre et une foule d’amiraux de la Marine Royale !!!

Le Bomber Command avait mis sur pied d’excellentes méthodes d’instruction qui transformaient, en quelques mois, des employés de banque en équipages de qualité, à qui il ne manquait plus que de s’aguerrir au jeu terrible des bombardements de jour et de nuit. Des exécutants prestigieux, des lieutenant-colonels (Wing Commanders) de vingt-cinq ans, auréolaient le bombardement lourd anglais. Je n’en citerai que trois :

  • Gibson, qui à la tête de vingt Lancaster, dont huit furent abattus, attaqua par nuit de lune et à très basse altitude les barrages de la Mohne, de la Sorpe et de l’Eder, le 17 mai 1943. Il y gagna la Victoria Cross. Il fut tué, dans les dernières semaines de la guerre, alors que « maître bombardier » il venait d’assurer le succès d’un bombardement de nuit sur un objectif de la Ruhr. Il avait à sa mort, le chiffre fantastique de deux cents missions de guerre.
  • Cheshire, qui reçut lui aussi la Victoria Cross, après sa centième sortie comme « maitre bombardier » dans le corps d’élite des Pathfinders.
  • Tait, qui mena un groupe de Lancaster à l’assaut du croiseur lourd Tirpitz embusqué dans un fjord norvégien, et le coula.


La splendide efficacité du Bomber Command, je la compris pleinement une nuit du printemps de 1945. Au cours d’une opération qui accompagnait le franchissement du Rhin par les troupes de Montgomery, le « maître-bombardier » donnait ses ordres, en langue anglaise bien entendu. Il fut abattu et s’arrêta, de ce fait, au beau milieu d’une phrase. Dans la seconde qui suivit, nous entendîmes une autre voix, un autre accent : le suppléant prévu venait de prendre la suite. Ce véritable coup de théâtre était saisissant…

Ce 11 septembre 1944, à la base d’Elvington, il faisait un temps magnifique. L’anticyclone des Açores poussait ses hautes pressions loin sur l’Europe de l’Ouest. La traditionnelle cérémonie consacrée à la lecture de l’ultime citation du capitaine Guynemer, prenait en ce temps de guerre un émouvant relief : les mots célèbres « lutte ardente, énergie farouche, courage sublime » étincelaient comme des épées nues. Au garde à vous, je regardai les visages graves de mes compagnons d’armes. Parmi les assistants, vingt équipages des deux groupes Guyenne et Tunisie étaient désignés pour le prochain objectif, une usine d’essence synthétique de la firme Nordstern à Gelsenkirchen. Avec un temps pareil, il fallait s’attendre à être reçus, comme les rois de France, avec les honneurs du canon : la Ruhr en comptait 1.400 – de l’excellent calibre de 88 millimètres – qui fort heureusement, ne tiraient jamais tous ensemble !

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Handley-Page "Halifax"

L’escadre noire des 114 Halifax s’enfonçait vers l’Est, à 6.000 mètres d’altitude. Haute dans le ciel, la chasse d’accompagnement veillait. En mission de jour, la chasse allemande ne sortait plus. Terriblement étrillée en 1943 et 1944 par les expéditions diurnes de l’aviation de bombardement américaine (Forteresses volantes B-17 et Liberator B-24), elle ne se risquait plus à attaquer des meutes de bombardiers protégés par des nuées de chasseurs. Le seul fléau restait donc la D.C.A. allemande, la « Flak ».

Le survol de la Hollande se fit dans le calme, mis à part de ci de là quelques flocons noirs éparpillés, témoins de coups de canon tirés peut-être sans grande conviction.

L’avion de tête, piloté par le capitaine Verhille (1936), guidé par le lieutenant Suveran (1939), navigateur, allait atteindre le septième méridien de longitude Est, lorsque se déclencha – à quelques centaines de mètres devant le flot des avions, mais à l’exacte hauteur – le plus terrible mur de « Flak » jamais entrevu. Sous l’effet trompeur de la perspective horizontale, les éclatements paraissaient si denses qu’il n’y aurait pas eu la place d’y glisser un avion d’aéro-club sans que celui-ci ne fût criblé d’éclats.

Mais ce que l’artillerie allemande ignorait, c’est que la route des avions piquait, par un virage à droite de 90 degrés, à cet endroit-là vers le plein Sud. Ce mur formidable n’arrêta donc aucun avion… Messieurs les Allemands avaient tiré trop tôt, mais ils rectifièrent le tir dans les secondes qui suivirent et une « Flak » infernale se déchaîna. Comme à l’accoutumée dans les minutes qui précédaient le largage des bombes, j’écartai les rideaux noirs de ma caverne platonicienne de navigateur pour assister au spectacle. Les flocons fusaient devant, dessus, dessous. Ceux de l’arrière je ne les voyais pas et ils n’étaient déjà plus pour nous ! Soudain je vis un éclair rouge – le seul que j’aperçus jamais, Dieu soit loué – à quelques mètres devant mon Halifax. Le bombardier, le sous-lieutenant Robert, s’affala sur le viseur, puis se releva. Un laconique dialogue s’engagea :

- « Robert, êtes-vous blessé ? »
- « Non mon capitaine, mais j’ai eu l’impression de recevoir un coup de poing dans le dos… »

Une rapide inspection me donna la clé de l’affaire : le nez vitré de l’avion avait un trou circulaire d’environ trois centimètres de diamètre. L’invasion brutale de l’air avait donné un choc au bombardier. Les lignes de signaux de ma boîte GEE (General Electric Equipment - récepteur qui permettait au navigateur de faire un point très précis sur la position de l’avion) étant complètement tordus, je décelai un enfoncement du métal par un éclat d’obus que je trouvai sur ma table de navigation. Ce morceau d’acier, gros comme le pouce, nous avait donc ratés de quelques dizaines de centimètres.

L’objectif approchait. Des drames se nouaient autour de nous. Les deux mitrailleurs, le sergent-chef Thibeau et le sergent Faivre signalèrent qu’un avion du Groupe venait d’exploser, sans doute atteint de plein fouet dans la soute à bombes. Seul l’adjudant Oger, mitrailleur arrière, se sauva par miracle : ne pouvant se dégager de la tourelle, il fit, en chute libre, une vertigineuse descente de plusieurs milliers de mètres. Sans perdre son sang-froid, il réussit à commander l’ouverture de son parachute qui l’arracha littéralement à ce bloc de ferraille quelques secondes avant son contact avec le sol.

Dans un autre appareil, le sous-lieutenant Rotté, bombardier, mortellement blessé à l’artère fémorale, expirait dans les bras de son commandant d’avion, le lieutenant Lac.

Les secondes se traînaient, interminables. Le bombardier annonça enfin qu’il allait nous débarrasser des quatre tonnes de foudre que nous avions sous nos pieds.

Le sergent-chef Daniel, pilote impavide, tenait dans ses paumes adroites les trente et une tonnes du Halifax et modifiait, selon les indications du bombardier par d’imperceptibles coups de palonnier, le cap des ultimes secondes.

La croix lumineuse du viseur, épée vengeresse, courait sur le sol à la rencontre de l’objectif. C’est avec un intense soulagement que tout l’équipage entendit les mots tant espérés « bombes larguées ». Les 16 bombes de 250 kilos filaient toutes noires vers l’usine à détruire.

Encore trente secondes de ligne droite pour prendre la photographie des impacts et l’on pourrait peut-être sortir de cet enfer !

… et l’on en sortit, après dix minutes de « Flak » diabolique, le temps de traverser la Ruhr du Nord au Sud. Le passage du Rhin, entre Düsseldorf et Cologne, fut un ravissement : il n’y avait plus dans le ciel aucun flocon noir !

En mission de jour, j’essayais systématiquement de faire du retour à la base un chef d’œuvre de « décontraction » : après la tempête, la bonace est indispensable. Assis près du pilote, je laissai le bombardier tenir le journal de bord. Il s’exerçait, utilement et avec talent, au petit jeu de la navigation aérienne. Je contemplais le ciel, les autres avions. Il suffisait de suivre le flot, emmené par le responsable de l’expédition. Je revivais les minutes passées, j’avais eu peur, réaction normale d’un capitaine de vingt-neuf ans : comme la « Jeune Captive », je ne voulais pas mourir encore...

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Handley-Page "Halifax"

Le survol de la Belgique, le franchissement de la côte française en évitant les poches résiduelles encore aux mains des Allemands – un mauvais coup de « Flak » est vite arrivé – la traversée de la Mer du Nord, tout cela se passa en douceur. Orfordness, sur la côte anglaise, accueillit les cent sept rescapés de ce raid. Trente minutes plus tard apparurent les verts gazons de la base d’Elvington…

Après cette très chaude affaire, qui n’était que la troisième sortie de l’équipage, nous eûmes à camionner vers l’Allemagne nazie 28 autres cargaisons de bombes, avant d’être libérés le 18 avril 1945. Mais, chose parfaitement compréhensible, cette sortie du 11 septembre 1944 servit de mission de référence et de consolation : même après une dure opération, il était volontiers admis que tout s’était assez bien passé et qu’on avait été bien moins secoué qu’à Gelsenkirchen.

Il faut dire, en toute sérénité, que jamais plus les dieux de la météo ne furent aussi favorables à l’artillerie anti-aérienne allemande qui ce jour-là, en ciel parfaitement clair, abattit sept avions et en toucha cinquante-trois !Ce même jour, à dix-huit heures, heure rituelle d’ouverture des bars sur les bases de la Royal Air force – au Mess des officiers d’Elvington, même les plus sobres des capitaines et des lieutenants commandèrent un double whisky.


Henri JEAN

Extrait du "Bulletin d'information de l'Amicale des anciens des Groupes Lourds" - Juillet 2000

Date de dernière mise à jour : 30/09/2020

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