Prisonniers des Italiens

Nous avions fait connaissance à Pau, au Groupe Aérien d'Observation n° 546, en 1939. Ensuite nous avions fait ensemble la campagne de France, l'évasion en Angleterre, l'expédition de Dakar, l'affaire de Libreville, le Tchad, et enfin Ounianga où nous devions nous séparer pour longtemps, le 31 décembre 1940.

Mon équipage devait faire une reconnaissance photographique sur l'oasis de Koufra et l'équipage de Stadieu devait effectuer aussi une reconnaissance photographique sur le djebel El-Aouenat, un petit massif montagneux d'une hauteur d'environ 1.900 m qui pouvait servir de base pour des éléments ennemis italiens. Ces deux missions devaient être les premières de ce qu'on a appelé l'épopée Leclerc.

L'équipage de Stadieu était composé du sergent Privé, pilote, et du lieutenant Meurant, radio-mitrailleur. Dans ses mémoires, Stadieu écrit que dès le décollage d'Ounianga il donne le cap à Privé, mais ne peut faire aucune mesure de dérive pour corriger ce cap en raison de la brume sèche, consécutive au dernier vent de sable, qui rend la visibilité très mauvaise.

Après deux heures de vol, le temps prévu pour arriver à El-Aouenat, Stadieu ne voit aucun signe de cette montagne, pourtant haute d'environ 2.000 m ; il ne connaissait donc pas sa position. C'est alors qu'il prend la décision de faire demi-tour, ce qui était une erreur grave dont je me sens très responsable.

En effet, j'étais persuadé que le fait de trouver Koufra ou El-Aouenat en partant d'Ounianga, un point bien précis et porté sur la carte, était une entreprise très difficile, mais le fait de retrouver Ounianga en partant d'un point inconnu était une entreprise impossible. La seule solution dans ces conditions était de marcher plein est, en direction du Nil, qu'il était impossible de franchir sans être vu. Le fait d'arriver sur le Nil avait l'avantage de sauver l'équipage et probablement l'avion.

À Fort-Lamy, les cartes remises par Guillebon ne montraient que le désert du Tchad et le sud du désert de Libye. Elles ne s'étendaient pas jusqu'à l'Egypte et le Soudan, territoires alliés, où s'écoulait le Nil. En regardant une carte de l'Afrique dans mon petit atlas, acheté dans la gare de Liverpool, j'avais remarqué le tracé du Nil et avant d'aller à Koufra, j'avais noté sur le haut de ma feuille de navigation W.H. 115°. C'était le cap de secours de Wadi-Halfa, sur le Nil, dans le cas où je ne trouverais pas Koufra.

Quand Stadieu cherchait El-Aouenat sans le trouver, il avait volé un peu plus de deux heures, mais il était à environ 600 km du Nil, soit deux heures de vol. Les réserves d'essence étaient largement suffisantes, puisque l'autonomie du Blenheim était de plus de six heures. J'ai volé pendant 6 h 20 sur mon Blenheim au cours d'une mission sur l'Ethiopie, le 3 avril 1941. J'étais jeune et inexpérimenté, mais aujourd'hui encore j'ai un profond remords de n'avoir pas insisté auprès de mes camarades comme Stadieu, Claron, Hirlemann, pour leur dire que, dans le cas où ils ne trouveraient pas leurs objectifs dans le désert, la planche de salut était le Nil. À Fort-Lamy, ni le Cne Noël, ni aucun autre, n'avait assez d'expérience du désert de Libye pour nous donner ce conseil.

Stadieu fait donc demi-tour et prend le cap du retour en direction du sud-ouest. Après avoir volé un certain temps, Privé s'aperçoit que le soleil, au lieu d'être sur sa droite, est sur sa gauche ; ils volaient donc vers le nord-ouest. Après un bref colloque, ils décident de se poser dans le désert pour essayer de faire le point de la situation et Privé réussit un bon atterrissage, train sorti sur un terrain dur.

La nuit venue, ils sont saisis par le froid et mangent une boîte de "singe". Ensuite ils déroulent l'antenne de radio pour émettre un message :

- « Sommes à l'est du Tibesti »

sans recevoir de réponse. Puis ils se blottissent à l'intérieur du Blenheim sans pouvoir dormir à cause du froid.

Le lendemain 1er janvier, ils se souhaitent une bonne année malgré les circonstances bien défavorables. Après de longues discussions, ils arrivent à la conclusion qu'ils sont à l'est du Tibesti et doivent prendre le cap 140° vers Ounianga.

Le 2 janvier, après une nuit froide, ils réussissent à mettre en route les deux moteurs avec une manivelle et ils décollent. Après vingt minutes de vol, ils voient une haute montagne et décident de se poser dans une vallée pour trouver de l'eau. La vallée est parsemée de rochers et l'avion se brise dans un grand fracas. En raison de la poussière rouge, Privé crie :

- « Le rif, le rif ! »

et ils évacuent l'avion en toute hâte. Stadieu et Privé ont été brûlés par l'acide sulfurique de la batterie qui a explosé tandis que Meurant souffre d'une forte contusion aux reins.

À 150 m se trouvent deux cabanes en pierre vides qui portent des traces de passage, tels que des paquets de cigarettes vides et des pelures d'oignons. Sans plus tarder, ils remontent la vallée, écartés les uns des autres à la recherche de l'eau. Meurant trouve un trou d'eau de 80 cm de diamètre et après avoir écarté du crottin de chameau, ils boivent cette eau qui a un goût de magnésium.

Il est décidé que Meurant, souffrant des reins, sera le cuisinier tandis que Stadieu et Privé assureront le ravitaillement en eau. Une tine contenant du sable et du charbon servira à filtrer l'eau. Ils savent qu'ils vont peut-être mourir de faim mais pas de soif. Pour lutter contre le froid, ils découpent leurs parachutes en bandes dans lesquelles ils s'enveloppent pour essayer de dormir.

Le lendemain 3 janvier, ils mangent chacun deux biscuits qui ont un goût d'acide sulfurique et ils les trempent dans de l'eau. Ils sont obsédés par leur position. Meurant arrive à attraper l'heure de Greenwich avec la radio. Avec le compas démonté de l'avion, ils tracent une ligne nord-sud et ils attendent que l’ombre d'un fil à plomb coïncide avec cette ligne. Cela leur donne une longitude de 26° qui leur paraît fort douteuse. Ils attendent ensuite la nuit pour faire des visées sur l'étoile polaire avec le rapporteur incorporé à la règle de navigation. En prenant la moyenne de leurs visées, ils arrivent à une latitude de 22°.

Le résultat de ces deux mesures artisanales, longitude et latitude, leur donne un point à environ 40 km de leur objectif El-Aouenat. Cela leur paraît totalement invraisemblable et ils concluent de n'y attacher aucune foi.

Après quatre jours de cette vie, la lassitude morale et physique se fit sentir. Ils n'avaient d'autre espoir qu'un hasard miraculeux. Le manque de nourriture et les écarts de température entre le jour et la nuit, 40° le jour et - 2° la nuit, augmentaient leur faiblesse. Des plaques noires apparaissaient sur leurs corps, et l'angoisse allait en croissant.

Pour essayer de réagir, ils découpent en bandes les restes de leurs parachutes pour inscrire sur le sol un SOS bordé de cailloux. Ils récupèrent dans l'avion le pistolet signaleur et quelques cartouches. Enfin, dans une tine ils placent la corde et des morceaux de pneus déchiquetés. Avec un tube pris dans un moteur, ils arrivent à siphonner le peu d'essence qui reste dans les réservoirs. Le moment venu, avec les allumettes économisées, l'un d'eux versera l'essence dans la tine et mettra le feu au mélange qui dégagera une épaisse fumée noire.

Les rôles de chacun sont précisés. Stadieu doit tirer des fusées en l'air avec le pistolet signaleur, Meurant doit mettre le feu à la tine et Privé doit courir sur le SOS.

Dans la journée, un événement culinaire se produit. Meurant entend un plouf dans le filtre à eau, et y trouve une gerboise qui se débat. Il attrape la gerboise et, sans la vider, il la met à bouillir. Le soir, ils boivent un bouillon avec leurs deux biscuits trempés tandis que, pour ne rien perdre, Meurant avale d'un trait la gerboise bouillie. Le soir, ils évoquent leurs menus préférés pour se remonter le moral avant un sommeil problématique.

Le 5 janvier, au lever du jour, c'est le même horizon désespérant, sans aucun signe de salut. Un noir pessimisme les envahit, mais aucun n'en parle aux deux autres, de peur d'accentuer encore le désespoir. Comme chaque matin, Privé et Stadieu partent à la corvée d'eau qui devient plus pénible chaque jour. Ils remplissent la tine et entendent un bruit lointain dans le ciel. Abandonnant la tine, ils se précipitent vers le bas tandis que s'accentue le ronronnement et ils voient un avion qui vole à haute altitude plein sud, puis vire à droite et disparaît vers l'ouest. Quelle émotion !

Ils supposent deux cas, soit un avion ami qui les cherche, soit un avion d'une ligne régulière. Dans les deux cas, ils pensent que leur système de signalisation pourrait les sauver. Pour célébrer cet événement, ils entament la bouteille de rhum préservée jusque-là et leur moral remonte sensiblement.

Le 6 et le 7 janvier, il ne se passe rien et leur moral baisse de plus en plus. Pour économiser les biscuits, ils mangent des feuilles bouillies de buissons épineux. À part la corvée d'eau, ils économisent leurs faibles forces. Stadieu a une plaque noire qui s'étend sur son côté droit. Sans rien dire aux deux autres, il place son revolver à côté de lui avant de s'endormir.

Le 8 janvier, ils entendent un avion et se précipitent pour déclencher le système de signalisation qui marche comme prévu en dégageant une épaisse fumée noire. L'avion passe et disparaît vers l'ouest. Le moral remonte et la bouteille de rhum en prend un coup.

Le 9 janvier est le jour de la délivrance. De bonne heure, le matin, un avion italien passe sur eux à basse altitude en lançant le message lesté suivant :

- « Vous êtes à Ain-Prinz (avec croquis joint). Si vous désirez du secours, éloignez-vous de l'endroit où vous êtes, en signe d'accord ; sinon nous vous bombardons. Véhicule vient à votre rencontre selon flèche. »

Après quelques instants d'hésitation, ils décident de s'éloigner. Ils seront sauvés mais ils seront prisonniers de guerre, avec la possibilité de s'évader un jour. L'avion repasse une seconde fois et largue cinq boîtes de lait condensé qui éclatent dans le sable sans qu'ils puissent en récupérer une goutte. Ensuite l'avion s'éloigne.

Aussitôt Stadieu, Meurant et Privé retournent à leur cabane et cachent dans le sable leurs cartes et leurs papiers et tout ce qui pourrait donner aux Italiens une indication sur le but de leur mission. Ils furent très surpris de constater qu'Ain-Prinz était très peu éloigné de l'emplacement qu'ils avaient déterminé avec des moyens de fortune.

Après s'être habillés le mieux possible, ils prennent la direction du sud-ouest, indiquée sur le message lesté italien. Chemin faisant, ils décident de laisser les Italiens dans l'ignorance du but de leur mission et des intentions de Leclerc concernant Koufra. Ils conviennent que s'ils étaient durement traités pendant longtemps, ils devaient avouer qu'ils faisaient une mission de liaison de routine entre Fort-Lamy et Khartoum, avec une escale à Ounianga, et qu'ils avaient eu une panne de moteur. Cette question étant bien mise au point, leur conscience est allégée.

Après une marche épuisante de sept heures, repérés et guidés par le même avion, ils trouvent un véhicule militaire italien conduit par un lieutenant. Celui-ci leur demande de monter à bord et leur offre une cigarette et du cognac français. Ils auraient préféré quelque chose à manger.

Le véhicule les conduit à un terrain d'aviation où se trouvent deux avions bimoteurs Ghibli, d'un type très utilisé par les Italiens dans le désert de Libye. Un des avions est piloté par le Col Léo, le commandant de la garnison de Koufra, qui demande aux trois Français leurs grades et invite Stadieu et Meurant à monter dans son avion, en tant qu'officiers, tandis que Privé monte dans le second appareil.

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Caproni 309 "Ghibli"

Au cours du vol vers Koufra d'environ une heure, Léo explique que c'est lui qui a repéré les trois Français perdus dans le désert et a lancé le message lesté et les boîtes de lait. Arrivés à Koufra, un véhicule les monte tous au fort d'El-Tadj et Léo montre aux trois Français une chambre où ils pourront se reposer. C'était bien l'hospitalité traditionnelle du désert.

Bientôt ils reçoivent la visite inattendue du coiffeur qui les coiffe et les rase avec beaucoup de soin. Ensuite Léo vient les voir et les interroge sur leur identité et les raisons de leur présence dans le désert. Les Français répondent qu'ils n'ont rien à dire à ce sujet et Léo se retire sans insister. Finalement c'est la visite du docteur et Stadieu souffrant beaucoup d'un abcès sous une dent, le médecin lui donne un calmant et de l'aspirine.

Après avoir passé un moment à bavarder au sujet de leur nouvelle situation, un jeune officier italien vient les prévenir que le colonel les attend pour dîner dans le mess des officiers. En pénétrant dans le mess des officiers, tous se lèvent et le colonel leur montre les trois chaises laissées libres en face de lui. La même scène, très élégante, figure dans le film célèbre La Grande Illusion.

Après le dîner, Stadieu demande la permission d'aller se reposer, tandis que Meurant et Privé jouent au bridge avec des Italiens et gagnent quelques lires.

Avant de s'endormir, ils commencent à espérer qu'en restant à Koufra, ils seront bientôt délivrés par les forces de Leclerc.


Jean de PANGE

Extrait de « Nous en avons tant vu … » (Éd : Serpenoise)

Jacques de Stadieu n'a recouvré la liberté que deux ans plus tard : prisonnier des Allemands dans un camp du sud des Alpes, il a pu s'échapper et se joindre à un groupe de partisans italiens. Plus tard, il a rejoint le groupe "Lorraine" et a participé aux opérations jusqu'à la fin de la guerre.

Date de dernière mise à jour : 21/04/2020

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