Le dernier vol du Farman 222 n° 20

À cette époque, le GT 15 équipé de Farman 221 et 222 était basé à Istres et devait rejoindre la base aérienne de Rabat-Salé au Maroc, un avion restant à Alger Maison-Blanche avec son équipage à la disposition du Col Pelletier d’Oisy, commandant le GT 1/5. Sa mission principale consistait à rapatrier sur la métropole l’or belge, qui au moment de la débâcle avait été déposé dans les caves de la banque d’Algérie à Alger.

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Farman 222

Pour cette mission, l’équipage comprenait, sous le commandement du Lt Sauterey, navigateur commandant d’avion, l’Adj Descodt premier pilote, le Sgt Faght second pilote, le Sgt Borgne radio, l’Adc Pomès et le Sgt Deneux mécaniciens. Le Sgt Deneux étant le mécanicien de ce Farman 222 n° 20 du Col Moraglia, commandant d’escadre, pendant le conflit. Quatre passagers étaient prévus.

Pour éviter l’aviation anglaise, les traversées avaient lieu de nuit. En général, le décollage avait lieu à 2 h pour une arrivée vers 6 h à Istres ou Marignane.

La nuit, il faut redoubler de prudence, les hélices des deux moteurs arrières ont une garde au sol relativement faible, rouler sur un terrain accidenté était proscrit. De plus, la mise en route des moteurs nécessitait l’utilisation d’une magnéto extérieure que l’on accrochait sur la roue entre les moteurs. Une fois en route, le mécanicien qui l’actionnait devait retirer le fil de connexion, contourner le champ de l’hélice arrière pour monter dans l’avion. De jour, il fallait déjà faire très attention, la nuit c’était encore plus dangereux, le bruit, le manque d’éclairage augmentait les risques.

Pendant que les mécaniciens préparent l’avion, l’équipage passe au bureau de piste et à la météo. Le temps est correct sur la Méditerranée, nous pouvons partir, les passagers sont à bord. À 1 h 30 nous rejoignons l’avion et nous nous installons, les quatre moteurs sont mis en route. À 1 h 50, nous quittons le parking et gauchement, nous gagnons l’entrée de piste pour décoller face à l’ouest. À Maison-Blanche existe une piste cimentée, pas très longue, d’environ 1.000 m. C’est assez confortable pour le Farman, bien que la longueur de la piste ait été ramenée à 800 m en raison de travaux d’allongement à l’ouest.

En 1941, rares sont les terrains équipés de balisage électrique pour matérialiser la piste. Maison-Blanche, en raison des travaux n’en est pas équipée. Cette nuit, ont été mises en place, tous les 100 m  une ligne de lampes à pétrole, ce qui est suffisant, trois lampes  perpendiculaires à l’axe de piste, marquant la fin de la bande. Devant nous deux autres Farman avec le même chargement ont décollé espacés de 10 mn pour la même destination.

Nous nous alignons, ma place au décollage est à l’arrière à côté de la porte près du rouet d’antenne. Je la déroulerai dès que nous aurons quitté le sol avant de rejoindre mon poste dans la pointe avant à côté du navigateur. Le rouet d’antenne est une poulie à gorge sur laquelle est enroulé un fil de cuivre d’une centaine de mètres qui pend sous l’avion et est relié au poste radio : c’est l’antenne pendante qu’il ne faut pas oublier de remonter avant d’atterrir.

Il est 2 h : plein gaz sur les quatre moteurs, l’avion frémit, les freins sont lâchés. D’abord doucement puis de plus en plus vite, la vitesse augmente, sur cette piste cimentée pour ainsi dire pas de cahot. En 30 secondes nous avons parcouru environ 600 m, la vitesse de décollage est atteinte, les roues ont quitté le sol, nous sommes en l’air.

Mais que se passe-t-il ? Un choc, pas très important et presque en même temps un énorme morceau de métal tombe à mes pieds. Cette partie du fuselage est éclairée par la lueur blafarde du plafonnier. Courant d’air également à la place où je suis.

Les moteurs rugissent, j’ai l’impression d’être dans un ascenseur. Comme je suis seul dans mon coin, je ne sais pas ce qui se passe.

Après le bruit assourdissant des moteurs tournant à plein régime, d’un seul coup c’est le silence. J’entends le vent siffler autour de l’avion qui me semble prendre une position indéfinie mais loin d’être normale.

Dans le grand silence, j’entends tout à coup "le chant du coq". Ce sont des poulets achetés dans la journée que nous avions mis dans la tourelle supérieure arrière. Ils caquettent et chantent à qui mieux mieux. C’est plutôt sinistre dans le silence qui nous entoure. Impossible d’estimer le temps qui s’écoule, mais il me semble long.

J’entends une voix venue de l’avant qui crie :

- « Cramponnez-vous ! »

C’est bien ce que j’essaie de faire tout en me posant des questions sur ce qui arrive. Ce qui est sûr, c’est que nous tombons. Il ne reste plus qu’à attendre le choc . Comment va-t-il se produire ?

L’avion semble incliné sur la droite, la descente doit être rapide, c’est du moins ce que je ressens. Que ce silence est douloureux.

Tout à coup, un grand fracas.

Je me sens roulé dans la tôle. Le montant que je cramponnais semble voler. Je suffoque, tout enveloppé d’un nuage de poussière. Un choc sur la tête,  heureusement je suis protégé par mon casque en cuir où sont fixés les écouteurs de radio. Des craquements qui n’en finissent pas, des bruits de liquide qui s’écoule, une terrible odeur d’essence … nos pleins représentent environ 8.000 litres … je pense au feu !

Rapidement, tout s’apaise, on n’entend plus rien… un grand silence règne. Rien ne bouge.

À nouveau je pense au feu. Il faut sortir au plus vite de cette gangue de métal. On ne voit rien, c’est la nuit noire à laquelle s’ajoute l’opacité de la poussière.

J’ai l’impression que devant moi, il fait plus frais, il doit y avoir la porte. Je tâtonne… il n’y a pas de porte et pourtant mon rouet d’antenne est bien là … au-dessus de la tôle, un trou. Je passe la tête, je ne vois rien, c’est une brume de sable complète. Par un trou, je passe une épaule, un bras puis mon corps et mes jambes. Je tombe à terre. Je me relève pour fuir rapidement cette masse métallique noyée d’essence. Je me mets à courir et je tombe comme si quelqu’un m’avait fait un croche-pied. Je me relève, je cours, je tombe de nouveau. Je scrute l’obscurité et finis par comprendre. Nous sommes tombés dans un champ de vignes. Rapidement, je déduis, comprends qu’il serait plus astucieux de partir en prenant le sens des rangs de vigne. En effet, cela va beaucoup mieux. Je distingue dans le lointain des lumières. Derrière moi, un amas de ferraille. Mais que sont devenus les autres ? L’équipage et les passagers ?

J’entends des voix. Je ne suis donc pas seul à être sorti de cette galère.

J’enjambe cette fois les rangs de vigne et je me dirige au son vers mes compagnons. Tous sont là. Ils étaient sortis sans trop de difficultés par la trappe supérieure d’évacuation et s’étaient regroupés à 50 m de l’avant de l’appareil.

Mot d’ordre : s’éloigner de l’épave. L’essence coule. Le sol en est imprégné. Heureusement, tout le monde est là. Quelques coupures, des bosses, mais rien de grave.

Où sommes-nous ? Dans une vigne, c’est sûr ! À 2 ou 3 km nous apercevons des lumières, sont-elles sur le terrain que nous avons quitté il y a… au fait quelle heure est-il ? 2 h 05 ! Il n’y a que 5 mn que nous avons quitté le sol. Dieu que ce vol m’a paru long. Dans les poches de ma combinaison de vol, j’ai une lampe électrique mais nous ne pouvons pas aller estimer les dégâts sur l’appareil à cause des risques de feu.

Au terrain, ils ont dû s’apercevoir de notre décollage interrompu. Les secours ne vont pas tarder. En effet, au loin, des phares éclairent dans notre direction. Mais, comme ils paraissent loin ! …

J’agite ma lampe, mais est-elle visible des sauveteurs ? J’en doute. Que se passe-t-il ? Les phares qui se dirigeaient vers nous, s’immobilisent et obliquent vers la droite.

Réfléchissons … Dans l’axe du décollage, après la piste, il y a l’oued Smar, un oued qui descend des montagnes bordant la pleine au Sud. Avec les véhicules, ils n’ont pu passer. Certes, ce n’est pas un fleuve, on peut le traverser à pied sans trop se mouiller, mais malgré tout, le lit fait bien une cinquantaine de mètres de large. De plus, les berges sont à pic à 4 ou 5 m au-dessus de l’eau. Les véhicules sont donc contraints de suivre les bords pour atteindre le pont sur lequel passe la route de Maison-Blanche à Blida. Patience, pompiers et ambulanciers seront bientôt là.

Que s’est-il passé ? Deschodt, le pilote, n’en sait trop rien. Il a entendu, 5 s après avoir quitté le sol, un léger choc et le manche est venu sur sa poitrine sans qu’il puisse le repousser. L’avion est parti en cabré. Immédiatement, il a pensé à une perte de vitesse et à un écrasement consécutif à la perte de contrôle. Voyant qu’il ne pouvait rien faire, il a demandé à Deneux de couper les moteurs (ce qui explique le grand silence), puis il a cherché à maintenir les ailes horizontales pour éviter l’abattée due à la perte de vitesse probable. Elle s’est produite à la suite de la chandelle que l’avion a effectuée, le gouvernail de profondeur, d’après la position du manche, était en plein cabré

Au moment de l’abattée, il a crié à tous : 

- « Cramponnez-vous ! »

Il ne pouvait plus grand chose, s’apercevant que la masse noire qui se rapprochait n’était autre que le sol. Le choc, le fracas, la poussière, l’odeur d’essence, le grand silence, tout cela s’était déroulé très vite … mais nous sommes là.

On ne sait pas encore ce qui s’est passé.

De nouveau nous apercevons les phares face à nous. Il est 2 h 20, il ne fait pas très froid, mais nous grelottons, sans doute la réaction. On n’entend plus les poulets qui chantaient avant l’écrasement, il est trop tôt pour s’approcher, pour aller voir.

Nous entendons maintenant les moteurs des voitures. Ils ont aperçu nos signaux, ils sont tout près, à deux cents mètres, arrêtés par les vignes. Les premiers arrivent au pas de course. Ce sont des civils, il n’y a aucun pompier, aucun infirmier. Ce sont des personnels de la Banque de France qui avaient participé au convoyage du chargement.

Au fait, et l’or ? Les caissettes doivent être dans les débris du Farman. Personne jusqu’à présent n’y avait pensé sauf eux. On verra plus tard ce qu’il est advenu des 50 caisses de 45 kg qui contiennent les lingots ou les pièces de monnaie. Nous attendons que les vapeurs d’essence se soient dissipées pour aller nous rendre compte. Rien ne presse, du moment que nous sommes sains et saufs.

Une deuxième voiture arrive. On s’en serait bien passé. Ce sont des officiers italiens de la commission d’armistice qui viennent aux nouvelles. Ils nous félicitent de nous en être bien tirés … mais nous n’y sommes pas pour grand-chose.

Enfin, arrivent les pompiers et les infirmiers.

Comme il n’y a pas de blessés, l’ambulance rapatrie les passagers : un Lcl, qui occupera plus tard un poste important dans l’Armée de l’air, un autre militaire et deux civils dont l’un est contrôleur-général des finances, une "huile" de l’Administration.

Voilà plus d’une heure que nous sommes là dans la nature. Nous nous approchons de l’appareil avec précaution, le feu étant le risque possible. Nous voulons récupérer nos valises et les bagages des passagers.

Quel fouillis à l’arrière où je me trouvais au moment de cette tragédie. Il est encore difficile d’avoir une idée précise des dégâts, mais pas de doute, il s’est passé quelque chose.

Il est bientôt 4 h. Nous nous faisons conduire au mess pour prendre un café. Nous reviendrons quand il fera jour. Le service de sécurité a reçu des renforts pour assurer la garde de l’avion, entouré maintenant d’une foule d’indigènes attirés par le remue-ménage occasionné par l’accident.

Nous regagnons Maison-Blanche.

Huit heures. Il fait jour. Nous retournons à l’épave. Entre temps les banquiers ont fait le nécessaire pour récupérer leurs caissettes. Ces dernières étaient enduites de confitures. En effet, les boites de confiture de 5 kg que nous transportions avaient éclaté. Les poulets qui chantaient dans le silence de la nuit sont les seules victimes, ils ont été écrasés dans la tourelle. Nous constatons les dégâts sans en connaître encore la cause. L’avion après l’abattée fatale a touché le sol avec l’aile droite qui tout en amortissant le choc s’est arrachée et a fait pivoter l’appareil. Le fuselage est tordu de 180° à hauteur de la porte où je me trouvais. Cette porte est passée de l’autre côté du fuselage, je ne risquais donc pas de la retrouver à côté du rouet d’antenne. Au-dessus du rouet, un trou dans le fuselage, par lequel j’ai pu m’extirper, sur ce qui constitue le plancher : une pale d’hélice. Pourquoi est-elle là ? C’est elle qui est tombée à mes pieds au moment du choc.

Un regard sur l’arrière de l’avion maintenant. Au gouvernail de profondeur est accrochée une autre pale d’hélice… que s’est-il passé pour que l’hélice tripale se brise ainsi ?

On commence à comprendre pourquoi l’avion est parti en chandelle, c’est la pale qui est cause du blocage de la profondeur en cabré. Mais encore la question : pourquoi est-elle là ?

Par ailleurs, l’avion repose sur le gésier, le train d’atterrissage est quelque part en dessous de l’amas de ferraille. L’habitacle de pilotage et le nez de l’avion n’ont pas souffert de la chute. Les bâtis des moteurs sont cependant arrachés.

Mais, que s’est-il passé sur le terrain ? L’explication est facile, il n’y a qu’à lire sur le sol.

200 m après la fin de la piste cimentée, il y a des tas de terre provenant des travaux d’allongement de la piste. Pas très hauts, 2 ou 3 m … c’était notre hauteur au moment où nous les avons atteints ; la roue droite, placée entre le moteur avant et le moteur arrière, a heurté un monticule. On voit bien la trace de la roue dans la terre meuble. La roue a été arrachée et comme derrière la roue il y a l’hélice du moteur arrière, celle-ci à son tour a reçu le choc de la roue, l’axe de l’hélice est resté accroché mais les pales ont été brisées. L’une est restée accrochée au moyeu, les deux autres, l’une après avoir traversé la tôle du fuselage est venue s’abattre à mes pieds, l’autre est aller bloquer le gouvernail de profondeur. L’explication est simple maintenant que nous avons retrouvé la roue arrachée et restée entre les tas de terre … nous l’avons échappé belle ! …

C’est ainsi que le Farman 222 n°20 a terminé sa carrière le 17 septembre 1941 sur le terrain de Maison-Blanche.

                                                                     
Pierre BORGNE

Extrait du "Recueil de l’ADRAR Tome 1

Voir également : http://aviateurs.e-monsite.com/pages/de-1939-a-1945/bombardement-de-mannheim.html

Date de dernière mise à jour : 18/04/2020

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