L'homme de la Baltique
Ce matin-là, nous sommes tous au pied de nos avions respectifs, casqués, en combinaison de vol, parachute sanglé, cigarette et plaisanterie aux lèvres. On attend la fusée signal qui marquera l’heure H.
Un calme inquiétant et étrange flotte dans l’air. Toute la nature semble elle-même en attente, suspendue, aux aguets. Et soudain, à l’est, à quelque 40 kilomètres de nous, un grondement sourd et qui va s’enflant indique que la bataille pour la réduction de la poche de Königsberg et de la presqu’île de Samland a commencé. L’assaut final pour rejeter à la mer et anéantir définitivement les ultimes défenseurs de l’Allemagne débute avec un fracas qui, bien que nous l’ayons déjà entendu, nous surprend toujours.
Tous, nous revoyons ces débuts de grandes offensives, ces monstrueuses nappes de flammes et de fer jetées de la terre vers le ciel par des forêts de canons dont les fûts se touchent comme les troncs des sapins. Nous voyons l’aviation couvrir le ciel, mitrailler, bombarder, mitrailler vingt-quatre heures par jour. Nous voyons les lourds chars russes broyant tout sous leurs mâchoires, s’avancer et écraser les nids de résistance que le déluge de fonte brûlante n’a pas tués. Nous voyons enfin l’infanterie d’assaut s’ébranler en hurlant et terminer à l’arme blanche ceux que les explosifs ultra-modernes n’ont quand même pas réussi à décimer.
Nous avons déjà assisté à tant de batailles qu’il n’est pas besoin de faire un grand effort d’imagination pour nous représenter les scènes horribles qui vont se dérouler autour de la capitale de la Prusse.
Pour les Allemands, l’heure du châtiment approche. Tout sourire et toute gaieté ont quitté notre visage. Un sifflement déchire l’air. Du PC, fait de rondins et recouvert de terre, une boule verte et lumineuse s’élève rapidement dans le ciel trop blanc, puis retombe, paresseuse, comme si, inquiète d’avoir donné l’ordre inéluctable, elle voulait maintenant en suspendre le terrible et fatal enchaînement.
Les pilotes bondissent dans leurs avions. Les mécaniciens et les armuriers s’agitent. Sous la pression de l’air comprimé, les tripales commencent à tourner. Trente-deux moteurs, presque d’un seul coup, rugissent à claquer leur gosier d’acier.
Les premières patrouilles décollent, plan dans plan, entourant les suivantes d’un dangereux tourbillon de poussière. En l’air, les unes après les autres, elles effectuent un léger virage permettant aux dernières de les rejoindre et de prendre place dans le dispositif de combat.
Cap 275, altitude 3.000 m, vitesse 480 km/h : la formation du "Normandie-Niemen" va accomplir sa mission qui est la neutralisation du terrain de Pillau, suprême et ultime refuge de l’escadrille des Moelders.
Pillau, dernier port de guerre de Prusse Orientale, sentinelle sombre placée à l’entrée du goulet, porte de la fameuse lagune du Frisches Haff dans laquelle baigne Königsberg, abrite en effet la célèbre escadrille des Moelders aux nez jaunes et as de pique noir, groupant l’élite de l’aviation de chasse allemande. Sur des FW 190 long nez ou des Messer 109 G, dernier né de la Luftwaffe, des pilotes chevronnés aguerris par cinq ans de combats, résolus à tout, préférant la mort à la défaite et au déshonneur, nous attendent. Mais nous sommes aussi résolus qu’eux et aussi décidés à vaincre ou à mourir.
Je fais partie de l’extrême droite du dispositif français avec trois autres camarades. Nous avons comme consigne de défendre le centre de notre formation. Dans le ciel, d’un blanc laiteux, de longs stratus vont en s’effilochant à mesure que nous approchons de la mer.
Déjà dix minutes que nous volons. Au-dessous de nous, voici l’autostrade Königsberg-Helbin, voici le commencement de la lagune de Frisches Haff avec ses berges boueuses et ses roseaux noirs, voici enfin Pillau, son port et son aérodrome en bordure de la mer.
Mais nous ne sommes pas seuls. Les Moelders sont là, exacts au rendez-vous. Par groupes de deux, ils s’étagent et remplissent le ciel à toutes les altitudes, tactique élastique qui leur est favorite.
Je fais équipe avec le capitaine Charras. Delfino commande le dispositif.
Nos Yak s’écartent un peu de la formation et foncent, à la verticale de Pillau, comme rivés l’un à l’autre. Un battement d’ailes précis du colonel : c’est le signal d’attaque. À la radio un hurlement :
- « Achtung Franzosen » (Attention les Français).
Déjà depuis quelque temps, nous avions entendu les pilotes allemands, étant nous-mêmes branchés un instant par hasard sur la même longueur d’onde
En plein piqué, pour obtenir une vitesse de 600 badin, nous fonçons sur une paire de FW 190 qui évolue perpendiculairement à nous mais légèrement en contrebas et qui paraît se protéger par une double patrouille de Messer 109 G. Le collimateur allumé, une légère pression sur le petit pas, le compresseur enclenché, à nous maintenant. Avec un peu de chance et d’adresse, ça va faire du vilain.
Mais les FW ont compris la manœuvre. Ils passent sur le dos, basculent et se laissent tomber de toute la puissance de leur moteur vers leur aérodrome. Ils ne fuient pas, bien au contraire, mais ils essaient de nous entraîner à bonne distance du feu meurtrier de la Flak.
De par ma position, je suis le plus bas, c’est-à-dire le plus en pointe dans ce vertigineux piqué. À une allure record, je m’approche d’un des FW dont j’aperçois la croix noire. C’est le moment. Une légère caresse sur le palonnier : sa silhouette se dessine, plein arrière sans corrections, dans mon collimateur. Déjà, mes balles traçantes l’encadrent, des morceaux de métal se détachent de sa carène, une fumée d’un blanc gris commence à filtrer le long de son fuselage. Mais il continue de se rapprocher du sol et me voilà, d’un coup, en plein sur l’aérodrome, à quelques centaines de mètres de la mer.
Dans un tumulte énorme la Flak a concentré ses feux sur moi. Boules aux teintes chatoyantes, étoiles argentées et raies pourpres m’entourent. Leurs balles traçantes se confondent avec les miennes et zèbrent l’air d’un étonnant quadrillage.
À la radio, les écouteurs grésillent :
- « Allo, allo, regroupement 3.000, verticale Heilen-Genbeil, annonce Finozero (indicatif radio du commandant).
Notre patrouille de quatre s’est disloquée, plus exactement volatilisée. Plus au sud, le gros de la formation doit être également engagé dans d’autres combats au finish. Et moi, me voici seul maintenant, en plein ciel ennemi, à moins de 500 m d’altitude, essayant de reprendre de la hauteur, cerné de flocons noirs qui ressemblent à des gros moutons frisés.
J’arrive tout de même à reprendre un peu d’altitude. Cap à l’est, vers la presqu’île et vers la terre, j’essaie de rejoindre le regroupement fixé. Je file, en zigzags, pour me dégager de poursuivants éventuels. En haut, à gauche, à dix heures (expression consacrée pour situer un avion suspect, étant convenu que midi représente la position de son avion), à dix heures donc, deux FW m’attendent. À quatre heures, deux Messer 109 passent. Je rentre, plein gaz, vers la terre ferme.
Il me semble déjà que je tiens le bon bout quand une lueur m’aveugle. Mon avion semble pris de spasmes. La fumée envahit le cockpit. Le plancher de ma cabine a disparu. Sous moi j’aperçois la mer et des flammes qui commencent à me lécher les bottes. Je suis touché. Un FW 190, sortant d’un nuage au-dessous de moi, m’a tiré plein arrière. Ses obus ont explosé dans la queue et sous l’avion. C’est ce que je me dis tout au moins. Et comme j’essaie de réfléchir, une deuxième explosion embrase tout l’avion. Mon Yak se cabre, le nez face au ciel. Mes commandes sont coupées. Je ne peux plus rien faire. Il tombe sur la gauche, passe sur le dos, amorce la première boucle d’une vrille fatale. II flambe. Il descend, torche rouge, tison fumant, vers la mer.
Mécaniquement et comme dans un état d’hallucination, j’ouvre l’habitacle qui s’envole, happé par le souffle. Je dégrafe ma ceinture. D’un effort colossal je m’arrache à mon siège. La vrille est de plus en plus rapide. Le feu de plus en plus intense. La mer monte vers moi comme une muraille.
Je ferme les yeux. Je bande mes muscles. Et brusquement, voici la paix et le silence. J’ai tiré sur la poignée un grand coup qui m’a fait très mal et je me balance doucement dans le vide. Mais quelle drôle de position ! J’ai une jambe prise dans les suspends et la tête à moitié en bas. Le parachute semble s’être mal ouvert et gêne le déploiement de la corolle.
Après des efforts désespérés, j’arrive à trouver une position à peu près normale. Puis c’est une grande gifle glacée. Je pénètre violemment dans un monde glauque et visqueux. Sensation de froid intense, d’étouffement, d’asphyxie et d’angoisse. Plus de ciel, plus d’air, je suffoque, j’étouffe. Le 27 mars 1945, à 9 heures du matin, je patauge par six mètres de fond dans les eaux du Frisches Haff, libéré des glaces depuis quinze jours à peine.
Je ne pense qu’à une chose : me dégager à tout prix. Il faut faire appel à ma bonne vieille éducation sportive. Je remue bras et jambes et arrive à remonter à la surface de l’eau. Je respire un bon coup. Une fois. Deux fois. Trois fois. À fond. Ça va mieux. Le tourbillon cauchemardesque des idées et des images ralentit en moi. Il faut songer d’abord et avant tout à me débarrasser des sangles, des suspentes, du harnais et à m’éloigner le plus rapidement possible de ce grand linceul blanc qui m’entrave et m’entraîne vers le fond.
La jambe droite me picote. Je dois avoir quelques éclats dans le pied. La cuisse me fait mal. J’ai perdu une botte dans mon plongeon mais l’autre me pèse et m’attire vers le fond comme celle d’un scaphandrier. Malgré la commotion, je retrouve une à une toutes mes facultés. Je pense que mon parachute étendu à la surface de la lagune est une merveilleuse cible pour les Allemands. Tant bien que mal, je me mets à nager, tandis que dans le ciel des Messer tournent et m’envoient quelques rafales de mitrailleuses. Nous en avons fait autant. Il n’y a rien à dire. C’est la guerre.
À deux ou trois kilomètres de moi, la côte se dessine parfaitement. Elle est tenue par les Allemands qui reculent mètre après mètre devant le fameux rouleau compresseur russe. C’est vers elle que je me dirige cependant et en essayant de synchroniser mes mouvements, de retrouver le rythme ample et paisible et coulé de la brasse, j’étudie le contour de cette terre, de cette presqu’île du Sunland, objet et but de l’offensive.
Je vais doucement. J’économise mes forces. En inspectant l’eau autour de moi, j’aperçois, à cent mètres à ma droite, une masse sombre qui flotte. Lentement, très lentement, dans cette eau grise, si froide qu’elle me paralyse peu à peu, déséquilibré par le poids de mes vêtements, meurtri, glacé, j’avance vers cette tache, suprême espoir, car je sens maintenant que, sans aide extérieure, je n’arriverai jamais à la côte. Les derniers mètres sont parcourus en dix minutes. Je n’en peux plus. Et des crampes me tenaillent les cuisses et le dos lorsqu’enfin je saisis à pleins bras un gros madrier où sont fixées deux planches plus légères, timide esquisse d’un semblant de radeau.
Je reprends souffle. Je reprends vie. Je me dis que si j’arrive à me tenir à califourchon là-dessus, on ne me bradera pas encore aujourd’hui. Je ferme les yeux, je suis si las, si las...
Quand je les ouvre, l’eau autour de moi est pleine de petites gerbes. On me mitraille de la côte. Les balles d’un fusil mitrailleur m’entourent. On dirait qu’il grêle sur l’eau. J’essaie de me protéger derrière ma poutre, de me camoufler aux yeux des amateurs de tir aux pigeons. La fusillade, en effet, paraît s’atténuer. Ils doivent croire que j’ai coulé, que je suis mort. Ne le suis-je d’ailleurs pas à demi ? Je suis violet, le froid terrible me scie. Je hurle, tellement j’ai l’impression qu’on m’enfonce des dagues glacées dans le corps. Tant pis. Mieux vaut mourir d’une balle que de crever dans cette eau. Je me hisse sur ma poutre.
Le soleil a disparu. Le ciel, de blanc, est devenu d’un gris fer. Au-dessus de moi, à droite, à gauche, au sud et au nord, les combats aériens continuent de faire rage. Un groupe de P2, en formation serrée, bombarde l’extrémité de la presqu’île. C’est ma seule satisfaction. Je regarde avec plaisir les grappes de points noirs qui pleuvent sur le sol d’où montent immédiatement d’immenses flammes d’un rouge jaune frangé de violet.
Maintenant, c’est le tour des Stormovick, les terribles avions d’assaut russes. Ils passent à cinquante mètres à peine au-dessus de moi. Et leurs canons prennent à partie toutes les barques, tous les radeaux qui essaient de fuir le rivage en feu. Civils et militaires sont ainsi écrasés par ces torrents de fer. Proie facile, impuissante, masse hurlante et déchiquetée, elle sombre au milieu de grands remous qui laissent des traces pourpres à la surface des flots.
Quelle heure est-il ? Quelle heure est-il ? Je ne sais plus rien. Je n’ai plus conscience du temps ni de l’espace. À peine sais-je encore qui je suis. Misérable pantin désarticulé presque sans vie et sans raison, quelle force donc me tient accroché à ce morceau de bois, quelle volonté me pousse à croire au miracle, alors que, rationnellement, logiquement, tout est fini. Je m’endors, je m’éveille, je frissonne, je bégaie, je m’endors encore. Quelle heure est-il ? Il fait presque nuit à présent.
La brume glaciale de la Baltique s’est levée. Mais la guerre ne s’est pas endormie pour autant. Les obus explosent sans arrêt et je les entends, parfois, voleter dans le ciel avec des ahanements de forgeron de l’enfer.
Par moment, la mer est secouée par des vagues et des éclats ricochent dans la houle qui déferle. L’ombre est toute hachée par les flammes des incendies. Je ne sais plus si je suis mort ou si je suis vivant. Et je ne sais pas que je suis en train d’assister à une des batailles les plus sauvages parmi celles qui opposèrent Russes et Allemands puisque ces derniers, dans la seule poche de Königsberg, eurent plus de soixante mille tués.
Soudain, dans la brume, un homme émerge. Il est là, accroché comme moi à des planches, aussi grotesque et aussi douloureux que moi. Qui est-il ? Russe ou Allemand ? Pilote, fantassin, artilleur, comment le savoir ? Il est comme moi. Il ne peut pas plus parler que moi. Il n’est pas plus que moi capable de faire un geste. Et pourtant, cette présence me fait du bien. Elle me donne confiance. Elle me ragaillardit à un point tel que lorsqu’un temps de brume avale cette furtive silhouette inconnue, j’ai le sentiment que tout est fini.
Comme dans un délire, je revois les miens, mon père et ma famille, mes amis et les gars de l’escadrille. Des images de mon pays perdu, jaunes et fripées, me hantent. Ma raison chavire. Mais, miracle, je ne tombe pourtant pas de mon perchoir.
Tandis qu’un tank Panther, les chenilles dans l’eau, le dos à la mer, crache de tous ses canons, tandis que les Katiouchka (les orgues de Staline) apportent leur concours à cette symphonie dantesque, je commence à essayer de ramer, avec les mains. Un léger courant a dû me porter vers la côte car je repère parfaitement ma position par rapport à l’avance russe et à la retraite allemande. Je suis exactement dans l’axe du no man’s land. Avec un bout de bois récupéré dont je fais une pagaie, j’améliore ma progression.
Quelquefois un désir obsédant, lancinant, gonfle et emplit ma poitrine que j’imagine crevée de plaies : c’est fini, j’en ai marre, je laisse ça là, je n’ai qu’à glisser et je m’endormirai sans souffrances pour tout de bon. Mais contre cette idée, une autre aussi lancinante lutte et revient avec la régularité d’un balancier, le mécanisme d’un argument dialectique : mais non, tu vas t’en tirer, le plus dur est fait, le plus difficile est passé, ça n’est plus qu’une question de temps, ça n’est plus qu’une question de temps. Et pendant que les forces de la mort et de la vie se battent en moi, autour de moi elles se collettent aussi et avec beaucoup plus d’éclat.
De mon radeau j’assiste à la fin du monde, à la fin d’un monde cruel et sanglant que je commence sérieusement à haïr. Nouvelle épreuve. Dans les accalmies, je perçois parfaitement le "tac tac" caractéristique d’un moteur diesel. Le bruit vient de la mer. Juste derrière moi. Il ne manquait plus que cela. C’est certainement une vedette rapide allemande de Pillau qui, profitant de la brume et de l’obscurité, exécute une dernière mission désespérée avant de fuir au Danemark.
Le halètement du moteur est maintenant si précis que c’est à croire que l’embarcation va percuter dans mon madrier. Je regarde. J’essaie de rassembler les quelques maigres forces qui me restent pour percer la nuit et la brume, mais je ne vois rien. Quand, tout à coup, des détonations semblent éclater à quelques mètres à peine de moi. Des obus traçants passent au ras de ma tête et filent vers la côte. C’est la vedette qui lâche ses derniers pruneaux sur les Russes. Deux autres rafales et le vaisseau fantôme repart. J’entends le bruit régulier de ses pistons qui diminue. Je suis seul, mais cette solitude-là, je la goûte profondément.
Cette épreuve, au lieu de m’achever, a renforcé mon espoir. La "Providence" qui ne m’a pas abandonné jusqu’ici, ne peut pas me laisser tomber, si près du but. Il y a plus de dix heures que je suis dans l’eau du Frisches Haff. Le plus petit effort est devenu supplice. Les articulations ne jouent plus. Les muscles refusent tout travail. Je suis à la fois insensibilisé et perclus de douleurs. J’ai mal aux os de la jambe droite et cette souffrance interne atteint parfois un degré tel que je crie dans la nuit, mêlant ma pauvre voix d’homme blessé au tumulte de la bataille et au clapotement de la mer. J’ai perdu toute notion du froid. Mes dents ne claquent plus. Mes mâchoires, au contraire, sont rivées l’une à l’autre. Une soif atroce me brûle. Je geins et je continue pourtant à pagayer avec ce bout de planche qui écorche mes mains.
La côte est maintenant toute proche et me fait peur. Dans la lueur des incendies, sous l’éclairage infernal des fusées, je distingue tous les détails du ballet qui s’agite sur la terre. Des hommes rampent, se lèvent brusquement, jettent une grenade, disparaissent, sont remplacés par d’autres qui courent et gesticulent, marionnettes se découpant comme des bonshommes de Caran d’Ache sur un fond de soufre.
L’artillerie russe tire presque à vue car les derniers soldats allemands qui ne défendent plus que leur honneur de guerriers se battent, eux, les pieds dans l’eau. Mes yeux hagards et mon cerveau en délire enregistrent mal ces fresques hallucinantes d’hommes qui rampent, bondissent et s’étreignent et se tuent, inextricablement enchevêtrés. Que faire ? Aller à gauche ? Aller à droite ? Comment savoir ? Que je prenne pied, d’abord, sur une plage, et l’on verra ensuite.
Je ne veux pas mourir noyé. Je ne veux pas mourir noyé. Encore deux cents mètres. Encore un effort, que diable ! Du geste mécanique d’une machine usée, dont on se demande si chaque tour de roue sera suivi d’une autre tour de roue, je persévère à enfoncer ma pagaie dans l’eau, et à la sortir de l’eau et à la replonger dans l’eau...
Encore cent mètres ! Les balles recommencent à siffler autour de moi, balles perdues, bien sûr, sans destination, mais tout aussi dangereuses.
Sur la berge, des obus tombent sans arrêt, crevant la vase, projetant jusqu’aux nues des gerbes d’étincelles, de gravats et de boue. Les incendies forment une immense couronne de coraux. On dirait qu’une terre va s’engouffrer dans la mort.
Encore un ultime effort. Je me flatte comme un cheval :
- « Allons, François, le but est là. Tu ne vas quand même pas flancher à dix mètres du salut. Tu ne dois pas mourir. Tu sais bien que tu ne dois pas mourir. »
Je ne suis peut-être plus qu’une bête exsangue, à demi-moribonde, mais cette bête-là, par je ne sais quel fil mystérieux, est rudement accrochée à la vie. Et cette ténacité triomphe : la plage est là, tout près de moi. Je devine à main droite un petit embarcadère monté sur pilotis.
Je me force à respirer profondément. Il va falloir crier, tout à l’heure, hurler, gueuler en russe. Sinon, surgir ainsi en pleine nuit de la Baltique, et je suis bon pour la première rafale. Ce serait trop bête. Il faut mettre toutes les chances de mon côté. À la prochaine accalmie, quand les mitrailleuses daigneront s’arrêter un court instant, j’annoncerai la couleur. En russe, bien sûr. Car les Russes doivent tenir le rivage. J’ai cru apercevoir leurs bonnets de fourrure, leurs longs manteaux et leurs mitrailleuses à camemberts.
Le bruit s’éteint, c’est le moment. Un cri sort de ma gorge, cri qui n’a plus rien d’humain, ultime réflexe, manifestation sauvage de l’instinct de conservation :
- « Tovaritchi, zdiez fransuski liotchik Normandie-Niemen polka, ya ranin » (Camarades, ici un pilote français de l’escadrille Normandie-Niemen, je suis blessé.)
J’ai la force de crier une fois encore cet appel désespéré. Une fusée éclairante claque dans le ciel. J’agite une main, pousse un ultime grognement et m’écroule sur le madrier.
Mes yeux sont ouverts mais je ne sens plus rien. Un autre cri. Du côté des Russes, cette fois. Un soldat s’élance dans l’eau. Une main m’agrippe. On me traîne sur le rivage. Une dernière fusillade. Je bascule sur le sable. Mon sauveur se hâte : les mitrailleuses allemandes sont encore là qui balaient le rivage.
Je me trouve dans un trou d’obus rempli de soldats soviétiques. Ils sont en pleine offensive. Des visages barbus et curieux se penchent sur moi. Mon cœur bat, je suis en vie mais ne peux plus articuler une seule parole.
Le capitaine soviétique m’examine, il voit sur mon battle-dress en lambeaux, ma décoration de l’Ordre Soviétique de la Guerre pour la Patrie. Sa figure s’éclaire, il se baisse un peu et m’embrasse. Ce geste restera à jamais gravé dans mon esprit, suprême fraternité de combattants luttant pour une même cause, hommage bouleversant qui fait un instant oublier les horreurs de la guerre.
Un soldat tente maintenant de m’introduire dans la bouche le goulot d’une gourde pleine de vodka. Aux premières gouttes, une immense chaleur m’envahit, puis presque immédiatement, un froid monte en moi et je m’évanouis au son du canon et des mitrailleuses dans les bras de mes camarades soviétiques.
L’offensive touchait à sa fin. Implacable et résolue, l’Armée Rouge anéantissait et rejetait dans le Frisches Haff les derniers restes de ce qui fut les armées allemandes de Biélorussie. J’appris plus tard qu’une heure après avoir été sauvé, l’offensive s’arrêta, les troupes russes ayant atteint l’extrémité de la presqu’île. La poche était réduite. La victoire remportée. Mais les pertes étaient énormes des deux côtés.
Je revins à moi plus tard. Il faisait déjà jour. Tout n’était qu’humidité et brume. Enroulé dans une couverture, j’étais allongé dans une charrette, sur un lit de paille, côte à côte avec des soldats soviétiques blessés grièvement. Chaque cahot était suivi d’un concert de plaintes. Nous allions vers un poste de secours. Mais la route n’était pas facile dans cet amas de ruines encore fumantes, dans ce désert de cendres, de maisons calcinées achevant de brûler. Notre cheval hésitait devant ces cadavres hideux, couverts de boue et de sang.
Nous atteignons enfin l’ambulance de secours, et ce sont les premiers soins, les premières piqûres, la vie qui recommence.
On me garde huit jours à l’hôpital de triage de Hailsberg, au sud de Bartenstein, où sont soignés des milliers de soldats russes. Infirmières, docteurs et Commissaire politique sont aux petits soins pour moi. Je partage, la chambre d’un officier tankiste, grièvement blessé aux jambes, qui supporte ses souffrances avec un courage extraordinaire. Le jour de mon arrivée, mon voisin de lit, un capitaine d’infanterie soviétique, me demande :
- « Camarade pilote, où donc as-tu été descendu et quel jour ? »
- « Dans le Frisches Haff, en face du village de Rosenbaum. J’ai sauté en parachute à 800 mètres du rivage, le 27 mars, à 9 h 30 ».
Je vois sa figure se contracter. Il réfléchit, et me serrant les mains à me faire mal, il me dit :
- « C’est toi que j’ai vu sauter d’un Yak en flammes ce matin où j’attaquais avec ma section. Je me suis même dit : en voilà un qui ne s’en sortira pas ».
À Friedland aussi, on avait pensé que le baron ne s’en sortirait pas. Le "Normandie" me fit une ovation touchante. La Division voulait me proposer pour l’Ordre de Lénine. Mais ce qui importait pour moi :
- « Alors, ce 27, quels ont été les résultats ? Ça a marché ? ».
Marchi me répondit :
- « Oui, on en a eu quatre, mais Challe et Monge ne sont pas revenus. Guido et Mertzizen se sont posés sur le ventre en campagne, abattus par la Flak. Rude journée. Une des plus rudes de toute la guerre. Le soir, je peux t’assurer que personne n’avait envie de rigoler. Delfino pensait ne faire plus qu’une escadrille ».
Lokhin est venu, lui aussi. Il m’a serré la main et resta au pied de mon lit, sans rien dire.
- « Alors, Lokhin, content de me voir ? Te voilà encore sans avion, une fois de plus. Karacho. »
Avec un sourire, il me répondit :
- « Nitchevo, lieutenant. »
François de GEOFFRE
Extrait de "Normandie-Niemen" (Éd André Bonne - 1952)
Date de dernière mise à jour : 18/04/2020
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