Je dérouille

Été 1939. Charles Goujon fait partie d'un groupe de chasse équipé de Morane 406 et stationné à Chartres.

À minuit, rassemblés autour du commandant de place, nous écoutions les ordres. Quelques heures plus tard, nous étions à Villacoublay.

Nous y apprenions que la guerre était imminente et que nous devions nous envoler sur l'heure pour Bouillancy, près de Meaux, où le terrain était si parfaitement camouflé au milieu des champs de betteraves qu'il fallait de sérieux repères pour le trouver.

La vie errante commençait, émaillée des classiques histoires de cantonnements. Des histoires de cantonnements qui datent pour le moins de l'époque napoléonienne.

Celui qui nous avait été "réservé" à Bouillancy, à nous pilotes de chasse qui nous prenions volontiers pour le nombril du monde, était une grange garnie d'une mince couche de paille. Quel affront ! 

D'autorité, Pierre Le Gloan et moi allâmes trouver le maire, M. Proffit, toujours maire de Bouillancy d'ailleurs, pour lui exprimer notre étonnement.

- « J'ai ce qu'il faut pour vous, dit-il. Vous serez mes invités. C'est un grand honneur pour moi d'accueillir deux héros. »

Héros, certes, nous ne l'étions pas. Mais nous étions de sérieux resquilleurs.

Notre mission était la défense de Paris. Nous étions furieusement décidés à en découdre. Mais en découdre avec qui ? Pas l'ombre d'un avion allemand dans le ciel. J'étais prêt à "rendre ma combinaison". Seuls, ceux de nos camarades qui patrouillaient près de la frontière avaient, parfois, l'occasion d'engager le combat avec ces fameux Messerschmitt que nous avions tant envie d'affronter.

Quelques vols au-dessus de la Belgique me déçurent : les avions à l'assaut desquels je m'étais lancé en partant de très haut pour les surprendre, portaient des cocardes. Le combat commencé s'arrêtait sans que me soit donnée l'occasion de faire fonctionner mes mitrailleuses.

À la mi-novembre, nous partions pour un terrain des environs de Reims après une dernière alerte qui nous avait lancés, en vain, à la poursuite d'avions allemands de reconnaissance. Nous n'avions aperçu d'eux, une fois de plus, qu'un très lointain sillage de condensation.

Dans la région de Reims, Pierre Le Gloan et son équipier, le Lt Martin, rencontrèrent, à deux reprises, un Dornier de reconnaissance. Après une poursuite suivie d'un combat féroce au ras du sol, les deux avions allemands furent abattus. Pilotes et mitrailleurs ennemis étaient de grande classe et nos deux chasseurs eurent bien de la peine à en venir à bout. Nos ennemis avaient été victimes des étonnantes qualités de tireur de Pierre Le Gloan.

do-17.jpg
Dornier 17

Le hasard fit que, un peu plus tard, Pierre, se rendant en Syrie, retrouva à Athènes l'un des Allemands qu'il avait descendus. La fraternité d'armes entre pilotes de chasse n'est pas un vain mot. Aucune rancœur de la part de l'Allemand, bien au contraire. Pas de rancœur non plus de la part de Pierre qui, s'il avait gagné un combat d'homme à homme avait ensuite, avec la France, perdu la guerre. Les deux hommes eurent une longue conversation au cours de laquelle le pilote allemand montra beaucoup de pessimisme. Alors qu'à l'époque, ses compatriotes se croyaient imbattables, il laissa entendre que cela ne pouvait pas durer.

Ce qui prouve qu'à l'échelon des simples pilotes, il est des gens qui ne manquent pas de bon sens.

En janvier, je fus envoyé pour deux mois à Toulouse. Il me fallait suivre un obligatoire stage de vol sans visibilité. Je partis la rage au cœur. L'ambiance de l'école de Toulouse m'apaisa. Elle était dirigée par un officier d'élite, le Cdt Sassard, qui avait su s'entourer de moniteurs connaissant leur spécialité sur le bout du doigt.

Je dois à ce stage de m'avoir évité par la suite de sérieux coups durs : en un mot, je lui dois la vie. Je lui dois aussi d'avoir fait la connaissance de garçons épatants. Je suis resté très lié avec l'un d'eux, Alix Lançon, moniteur à l'école qui, maintenant, est commandant de bord transatlantique à Air-France.

C'est grâce aux connaissances acquises à Toulouse que je pus en 1940, ayant obtenu un congé d'armistice, entrer dans la phalange très restreinte des pilotes militaires que nos chefs "glissèrent" dans l'aviation civile.

Être à l'arrière, élève d'une école de PSV, ne changeait rien, bien entendu, à notre tempérament de chasseurs. Et quand le commandant nous autorisait, pour concrétiser certains exercices de navigation, à voler à bord de nos avions d'armes, nous engagions des combats mémorables. Et comme nos avions étaient de marques différentes - des Morane, des Curtiss, des Dewoitine, des Bloch - tout était prétexte à nous mesurer.

Le stage, tout juste terminé, nous reprenions la route de Reims, pressés d'engager des combats qui, cette fois, seraient de vrais combats. Mais c'était toujours la drôle de guerre. Pas beaucoup d'avions ennemis dans le ciel. Nous nous morfondions, mais le Cdt Castanier, qui commandait le groupe, savait, aux heures où le cafard nous gagnait, trouver le bon mot.

Comme il me manifestait une certaine sympathie, j'en profitais pour lui proposer un plan de travail qui m'aurait permis de beaucoup voler et, par conséquent, de beaucoup m'entraîner. Je sentais qu'un entraînement intensif allait être indispensable pour prendre le meilleur sur nos adversaires.

Mais mon plan ne vit jamais le jour. Des ordres étaient arrivés entre-temps. Il fallait ralentir la cadence des vols, n'autoriser que ceux vraiment indispensables. Nous manquions de matériel alors que la guerre commençait à peine. Et nous manquions d'entraînement pour mener à bien le combat si nous devions nous heurter à des formations massives de pilotes allemands.

Par ailleurs les jeunes pilotes, qui nous étaient envoyés, étaient sans grande valeur. Leurs notes, pourtant, étaient excellentes. Mais je savais bien comment on accordait les notes. L'instruction militaire en constituait la base. Et sans doute les pilotes nouveaux venus étaient-ils maîtres dans l'art du maniement des armes, ou brillants élèves de l'école du soldat sans armes...

À la fin de l'hiver, les États-majors alliés organisèrent une présentation générale du matériel. Je sautais de joie, vous vous en doutez, quand j'appris que j'étais désigné pour présenter en vol le Morane 406. Quel honneur pour un sergent-chef alors que tous les autres avions étaient présentés par des officiers !

ms-406-2.jpg
Morane 406

Cet honneur qu'on me faisait je voulais en être digne. J'ai mis, vraiment, tout ce que j'avais dans le ventre pour faire valoir ce matériel français. Peut-être un peu trop même. Mon Cdt d'escadrille, en effet, semblait beaucoup plus disposé à me mettre aux arrêts qu'à me féliciter. Mais chez mes camarades pilotes et mécaniciens, la réception fut toute différente. Pour eux, le Curtiss avait été surclassé. Cette agréable compétition n'était en fait rien de plus qu'une distraction sportive dans le cadre de la guerre qui, elle, a ses lois dures et implacables.

P-36
Curtis P-36 (Kogo)

Or, une guerre se gagne avec un matériel supérieur en qualité et en quantité à celui de l'ennemi. Et aussi avec un personnel nombreux et méthodiquement entraîné. Or, ce n'était pas le cas ni pour les avions ni pour les hommes.

Un voyage à Lyon pour "toucher" des pilotes polonais nouvellement affectés à notre groupe nous changea les idées. Nous allions quitter, pour quelques jours, notre paysage de boue et nos mauvaises casemates. Nous allions trouver de vraies maisons, des avenues, des bars et, pour ceux qui aiment danser, de jolies cavalières. [...]

C'est sur cet à-côté joyeux que la drôle de guerre allait se terminer. Quelques jours plus tard, en effet, notre groupe reçut l'ordre de rejoindre le Jura. Mais à peine étions-nous installés près des bords du Doubs que le soleil se levait sur une date que personne n'oubliera : le 10 mai 1940.

Si nous n'avions pas vu beaucoup d'ennemis dans le ciel jusqu'à ce jour, tous ceux qui s'étaient tenus loin de nos regards semblaient, cette fois, s'être donné rendez-vous. Ce furent d'abord, à l'aube, des avions de reconnaissance. Nous décollâmes, les uns après les autres, pour leur donner la chasse. Mais sans succès. Lorsque nous arrivions à une altitude convenable, les Allemands étaient repartis après avoir fait ample provision de photographies.

Puis ce furent les bombardiers. On en signalait du côté de Dijon. Je décollai une fois encore en même temps que deux autres chasseurs. Impatient de me battre, je faisais donner tous ses chevaux à mon Morane. C'est qu'il fallait faire vite.  Après quelques minutes de vol, j'avais distancé mes équipiers. J'étais seul en l'air. Petite erreur de tactique. J'étais trop impétueux, trop pressé d'arriver. Enfin je les vis. Ils étaient 10, magnifiquement bien groupés. La sagesse eût voulu que j'attendisse mes amis. Mais allez donc parler de sagesse à un jeune fou qu'enflammé, avant la lettre, l'odeur de la poudre.

Je commençai une première attaque, une première passe. Vingt mitrailleuses crépitaient dans ma direction. Je fis une deuxième passe. Puis une troisième. 

Alors je jouai le tout pour le tout. Il m'en fallait un. A tout prix. J'attaquai le dernier du peloton, juste dans l'axe, par l'arrière. Les balles traçantes qu'il m'envoyait dessinaient devant moi comme une toile d'araignée. Elles commençaient à tambouriner sur mon Morane quand le Heinkel se trouva à bout portant dans mon collimateur. Enfin !

heinkel-111.jpg
Heinkel 111

Je déchargeai toutes mes armes. L'avion ennemi, aussitôt, décolla du peloton, laissant derrière lui les fumées caractéristiques de sa mort prochaine.

Au même moment, alors que je dégageais pour porter une dernière attaque dans les mêmes conditions, le feu se déclara à bord. Déjà la fumée me montait jusqu'au visage. J'étais touché, moi aussi. Sans doute par l'une des balles qui tambourinaient tout à l'heure. Je n'avais plus qu'une ressource : sauter. J'étais à 5.000 m.

Je coupai le moteur, mis l'avion en chandelle et basculai sur le côté pour faciliter l'évacuation.

Et hop. Dehors !

Bien entendu, j'ouvris aussitôt mon parachute. Je devais rester ainsi, lamentablement pendu entre ciel et terre, durant une douzaine de minutes. La rage au cœur, je vis les Allemands lâcher leurs bombes sur la base de Dijon. La lueur que j'aperçus dans le ciel, un peu à l'est, ne me consola pas. C'était pourtant le bombardier, touché quelques instants auparavant par mes mitrailleuses, qui explosait. Plus loin, une traînée noire : mon Morane plongeait vers la terre pour aller s'écraser dans un bois.

À cette époque, la hantise des parachutistes allemands tenait en haleine tous les hommes au sol. L'un de mes équipiers qui s'était attaqué après moi aux mêmes bombardiers, et avait été descendu lui aussi, en lit la dangereuse expérience. À peine arrivé au sol, le long d'une voie ferrée, il fut appréhendé par une bande d'énergumènes qui, malgré ses protestations, le rouèrent de coups, lui brisant les dents, lui fracturant la mâchoire.

Mon arrivée au sol fut heureusement moins dramatique. Je tombai dans des broussailles juste à l'orée d'un petit bois, et me débarrassai aussitôt de ma combinaison de vol. C'est donc en uniforme d'adjudant (tout récent) de l'Armée française que je me dirigeai vers les soldats que je venais de voir, au bout du champ, sauter d'une voiture pour se coucher à plat ventre.

Je devinai que les canons de leurs fusils étaient braqués sur moi. Alors, les mains en porte-voix et de toute la force de mes poumons, je me mis à hurler :
- « Ohé ! les gars, je suis Français !

Leur attitude prouvait qu'ils ne me croyaient qu'à moitié. Cette proie qui leur échappait, c'était bien dommage. Tout de même, ils ne tirèrent pas et me firent signe d'avancer. Quand ils reconnurent leur erreur, ils m'entourèrent avec sympathie.

Un groupe de plus en plus compact se formait autour de moi - ces pauvres fantassins n'avaient pas tous les jours une attraction de ce genre, quand un gros officier, court sur pattes et rouge de trogne, fendit la foule en hurlant :
- « Où est-il ? Qu'on me le donne ! »

Quel ne fut pas son désappointement quand il vit que j'étais Français. Il était venu, en triomphateur, chercher "sa" victime.

Le soir même, j'avais rejoint mon escadrille. Le lendemain, je me battais de nouveau. Cette fois, nous étions 3 contre 5. Nous qui nous étions plaints de manquer de gibier, nous en avions trop maintenant.

Dès le début du premier engagement, je me trouvais dans les mêmes conditions que la veille : j'avais abattu un avion allemand, mais j'étais abattu à mon tour, mon moteur ayant rendu l'âme. Mais sans trop de casse cette fois. J'ai réussi à poser l'avion dans la campagne.

Bien entendu, Le Gloan ne chômait pas. Je l'ai vu un jour, alors que j'étais en patrouille avec lui, abattre un avion ennemi en le tirant de si près, qu'il fut inondé par l'huile de sa victime.

On nous fit alors remonter vers le nord. Nous devions gagner le terrain de Coulommiers, si parfaitement maquillé, qu'il avait obtenu le premier prix de camouflage. Or, c'est ce terrain qui reçut, je crois, le plus grand nombre de bombes : plus de 300 au cours d'un seul raid ennemi. À croire qu'il avait été camouflé par les Allemands eux-mêmes. Bien entendu, une grande partie de nos avions furent détruits.

Le hasard du cantonnement nous avait conduits à une fort belle maison. Elle était habitée, avant leur exode, par les parents d'un officier que nous connaissions bien. Chargé de distribuer les chambres, je m'étais octroyé celle, très vaste et confortable, des maîtres, pour la partager avec mon ami Pierre. Mais Pierre préféra la chambre des enfants. À cause des images qui ornaient les murs. 

Cette belle demeure m'avait rendu joyeux. Et parce que j'étais joyeux, j'imaginai quelques blagues à faire. C'est pour blaguer que j'ai affecté une chambre de bonne à l'un de nos gentils camarades que nous taquinions pour son titre de marquis. Je ne me suis jamais pardonné cette plaisanterie, car notre camarade n'est pas rentré, le lendemain, d'une mission dans le nord de la France.

C'est au cours de l'une de ces difficiles missions dans le nord que nous avons perdu le Cdt Castanier, dont j'ai déjà parlé. Il était le chef d'un dispositif de 27 avions et, par conséquent, en patrouille basse. Pour ma part, j'étais en patrouille haute avec un capitaine polonais. Mon second équipier, un lieutenant, Polonais lui aussi, s'était mis en pylône au décollage.

Au moment où la mission touchait à sa fin et que la DCA allemande semblait vouloir nous laisser quelque répit, de magnifiques poissons bleus - ils ressemblaient vraiment à des poissons bleus - tombèrent du ciel tout autour de nous. C'étaient des Messerschmitt qui, invisibles auparavant parce qu'ils se tenaient entre nous et le soleil, piquaient de toute la puissance de leurs moteurs. 

p-garcon-5-copie.jpg
Messerschmitt Bf-109

Le gros de la troupe nous négligea, pour foncer sur le groupe du commandant, qui fut descendu ainsi que deux de ses équipiers.

Mais deux Messer, qui avaient reçu par radio l'ordre de s'occuper de nous, tirèrent d'un peu trop loin. Sans cette erreur, nous étions pratiquement assassinés. Par un virage brutal, je dégageai, et je vis le capitaine polonais continuer droit devant lui, poursuivi par les deux avions allemands qui crachaient le feu. Plongeant sur eux, je tirai, sans grande conviction, car j'étais en mauvaise position, mais pour essayer de les attirer vers moi et donner le temps à mon équipier de prendre le large. L'astuce réussit : ils dégagèrent pour s'en prendre à moi.

Comment suis-je parvenu à éviter leurs coups ? Puis, en fin de compte, à me dérober ?

Je piquai alors, rigoureusement à la verticale, pour tomber... sur un parc de blindés allemands qui, bien entendu, m'accueillirent à coups de canon. Criblé d'éclats, mon avion sembla un moment désemparé. L'obus explosif qui fit sortir mon train d'atterrissage me redonna un peu de stabilité. Je ne dus mon salut qu'à un vol en rase-mottes. 

Épuisé physiquement et nerveusement, uniquement préoccupé de tenir mon cap sud-ouest, je filai, frôlant la cime des arbres. Cela se termina par un atterrissage dans la nature.

Pour nous, qui étions submergés, c'était maintenant l'énergie du désespoir qui nous poussait en avant. Nos camarades tombaient les uns après les autres. Certes, nous obtenions quelques succès, mais à quel prix.

Parmi ces succès, il faut citer ceux de Le Gloan sur le front d'Italie où nous fûmes ensuite dirigés avant de gagner l'Afrique du Nord. Le lendemain du jour où, nous portant au-devant de quatre bombardiers italiens, nous en avions descendu 2, Pierre abattait en quelques minutes 4 avions ennemis. Au commandant qui le pressait d'atterrir, il répondit qu'il voyait un bimoteur ennemi poursuivi par des chasseurs français et qu'il désirait en profiter pendant que ses mitrailleuses étaient encore chaudes. Dépassant les chasseurs, Pierre attaqua le bimoteur et l'expédia au sol. 

Cinq victoires dans le même vol ! Fait unique à cette époque. 

Pierre devait remporter encore 9 victoires en Syrie avant de trouver la mort à Alger.

Avoir été l'ami intime de ce héros, avoir été jugé par lui bon pilote et bon tireur, ce sont mes lettres de noblesse de pilote de chasse.


Charles GOUJON


Extrait de « Trident » (Ed. France Empire - 1956)

Date de dernière mise à jour : 27/03/2020

Ajouter un commentaire