Quatre bombes pour une vache

Début février 1941, le LV Jubelin rejoignait les Forces Navales Françaises Libres et se voyait affecté à une flottille de reconnaissance de la Fleet Air Arm équipée d’amphibie "Walrus".

6 mai 1941

C'est au coin d'une cheminée monumentale, dans un grand fauteuil armorié, que j'écris ce soir à Lawreny. Les exigences de l'entraînement m’ont obligé d'abandonner mon petit appartement de Pembroke.

J'ai retrouvé mes amis de la Royal Navy qui partagent, non sans incidents, avec l’Armée ce superbe manoir réquisitionné. Le pays est très beau. Le château érlgé au sommet d'une colline ronde, un parc touffu entouré de prés, avec des échappées axiales qui découvrent le fond des vallées. Le printemps éclate de partout. C’est une féérie de fleurs dans les prés, boutons d’or, pâquerettes et coquelicots.

Bonne journée d'entraînement. Mais les mauvaises nouvelles ternissent la joie du travail accompli. La France permet aux Allemands de passer par la Syrie pour attaquer l'Irak. Cela va faire certainement un clash avec les Anglais. Je voudrais être digne de l'hospitalité qu'ils me donnent, mais je ne veux pas être envoyé sur un théâtre d'opérations où je peux trouver un Français devant moi.

Pour atteindre le château en venant de la rivière où flottent nos hydravions, il faut gravir un raccourci raboteux. Tout à coup, l'œil découvre l'autre versant. Ce soir, je me suis arrêté un instant au faîte. Alentour, c'est une grande prairie. Des agneaux immobiles broutent. Les fumées de Lawreny Castle montent droit au-dessus du bosquet. Calme lourd, troublé seulement de cris d'oiseaux. Et soudain, venant de par-delà les collines, les sirènes viennent détruire la paix du soir, si lointaines, si irréelles qu'elles émeuvent à peine.

Au-dessus du plafond, un groupe d’avions ennemis passe, avec cette chanson syncopée que font les moteurs derrière un écran variable de nuages.


20 mai

- « They ring you up, sir ».

Je levais le nez de mon livre et toisais le serveur du mess. 

- « Comprends pas » dis-je d'un air ennuyé.
- « They ring you up, sir » répéta l’Anglais avec plus de lenteur.

Si au moins cet animal faisait un geste. Ne pourrait-il pas parler comme tout le monde ? Mais je me rendais compte que j'étais injuste et un peu ridicule.

 - « Sorry, je ne comprends pas. »

Depuis que j'avais été détaché dans la Fleet Air Arm, la même comédie se répétait chaque fois, pour la plus grande joie de mes camarades britanniques.

Si je m’étals en effet tout de suite adapté au maniement des Walrus, lourds hydravions amphibies, en revanche mon esprit restait hermétique au jargon des matelots anglais, truffé d'argot et fleuri des accents des comtés et même des dominions. Il est vrai que je commençais à entendre la langue plus classique des pilotes, tous officiers. Mais, ce soir, ils étaient en congé et j'étais resté seul dans le calme du vieux château.

Le domestique, le poing rapproché de l'oreille, revint à la charge, doublant de sa mimique une expression plus perméable :

 - « They call you on the téléphone » articulait-il maintenant.

C'était compréhensible. De mauvaise foi, je balançai quelques secondes, puis :

- « Ah, téléphone, pourquoi pas le dire plus tôt ? Mais si tous vos compatriotes parlent le même charabia, j'ai diablement peur de n'y rien comprendre. »

Je sortis dans le vestibule, saisis l’écouteur.

- « Allô !... Ah, bonsoir, Stones. Eh bien, j'ai de la chance, de tomber sur vous »

Stones, Lt commander du Central Operations, avait vécu vingt ans en France. Sans l'avoir vu, je commençais à le bien connaître, car, lorsque je n'arrivais pas à me faire comprendre de ses camarades, il venait, de bonne grâce, leur servir d'interprète au téléphone.

- « Je n'ignore pas que vous êtes au repos, me disait Stones, mais Solent et Plymouth sont en l'air. Personne pour une mission urgente. Un pêcheur vient de voir un sous-marin en surface, trois milles sud de Smart. Un convoi de douze rafiots, cap à l'ouest, doit y être vers deux heures. Il faut bombarder le Jerry pour qu'il reste sous l'eau. Cela vous va-t-il ? »
- « Entendu. Je vous passe le matelot. Expliquez-lui le coup pour l’alerte. »

Je fis signe au serveur de prendre la suite.

Pendant que je retraversais le hall, dont les vitraux vibraient sous la bourrasque, je pensais soudain que je n'avais jamais volé de nuit sur Walrus et, aux bombardements d'exercice, jamais préparé moi-même le lance-bombes.  Quelle erreur d'avoir accepté sans réfléchir, après avoir tant prêché la prudence aux jeunes !

- « Il faut que je rappelle le Central. Complètement idiot de décoller dans des conditions pareilles, dans ce sacré pays que je connais mal. »

Encore, si j'avais pu me faire entendre de mon équipage, mais nous n’avions pas un mot de commun.

Alors n’était-il pas injuste de mettre en commun le sort de nos carcasses ? J'hésitais. Refuser, c'était avouer mon impuissance à faire un métier dont j'aurais vite connu les routines locales, si les circonstances me laissaient le temps de m'y accoutumer. 

- « Et dire que j'ai sollicité les bureaux pendant un mois pour être nommé ici ! »

Arrivé devant la porte, j'en tournai machinalement la poignée. Le vent poussa contre moi le lourd vantail avec une violence inattendue. N'était-ce pas là l'excuse ? L'appareil chargé de bombes serait déjà difficile à décoller, à manœuvrer dans les revolins qui le drosserait, au-dessus de la rivière étroite et encaissée, contre le flanc des collines.

Mais il me répugnait d'invoquer un motif qui aurait pu convenir à n'importe quel pilote. Et, sans me soucier de mes propres contradictions, je me refusais maintenant le seul prétexte qui m'aurait évité d'avouer mon inexpérience, l'excuse justement que je cherchais deux minutes plus tôt.

J'étais resté sur le seuil pour habituer mes yeux à l'obscurité, mais l'ombre ce soir était si épaisse qu'on ne distinguait, entre la couverture des nuages et le chaos terrestre privé de lumière, qu'une mince bande blafarde.

Pourtant, le manoir de Lawreny coiffait un mamelon abrupt d'où l'on découvrait le pays, par beau temps, à vingt lieues à la ronde.

De la terrasse, un raccourci familier descendait tout droit au plan d’eau. Je trébuchais plusieurs fois avant d'en trouver la naissance parmi les touffes de genêts, m'engageais dans le raidillon, perdant pied à chaque instant sur la terre grasse, tandis que les buissons, lourds de pluie, m'aspergeaient au passage.

Au point où le sentier dévalait dans le chemin de halage, un amandier en fleur égayait une sombre allée de tilleuls. Malgré l’obscurité, je venais d'en repérer la boule claire, quand je fus frappé par un bruit de voix : les matelots m‘avaient devancé. D’ailleurs, on découvrait déjà la crique de vase où l'appareil d'alerte attendait les essors imprévus.

Des lampes-torches couraient sur la nacelle du moteur et sur le fuselage, révélaient la présence de l’amphibie, bien assis sur ses roues que les ornières bloquaient dans la vase, et le faisceau de clarté qui balayait les ailes supérieures restitua pour une seconde au lourd Walrus sa dimension redoutable. 

Supermarine walrus
Le Supermarine "Walrus"

Je pensais :

- « Pourvu que celui-ci ait la baraka ? »

Car je suis superstitieux. Pour moi, tout avion a une âme, un apport de chance personnel. J'aurais aimé choisir mon appareil. Mais seul l'amphibie d'alerte était tiré au sec au crépuscule, pour recevoir les derniers soins avant l’envol.

Les autres hydravions, la vedette les amarrait pour la nuit en abord du fleuve, sur des corps morts qu’on avait largement espacés afin qu'ils soient moins vulnérables aux bombardements.

- « Oui, pourvu qu'ils me l'aient bien choisi ! »

Le youyou, dont le moteur pétaradait de bouée en bouée, venait d'allumer le troisième feu bâbord, dont la lueur rouge serpenta au gré du clapotis.

- « Mauvais temps pour voler » lança derrière moi la voix grasseyante, facile à reconnaître, du Lt Haller.

Originaire de Guernesey, il parlait un français plein d’intonations normandes.

- « Pas si mauvais, on a vu mieux. »

Mais les nuages sont bien bas. Ils étaient si bas, les nuages, que du pied de la falaise on ne distinguait de limite entre ciel et terre, qu'aux déchirures des nimbus effilochés par la ligne de faite.

- « On m'a prévenu. J'ai pensé que je pourrais vous être utile. »

Je le remerciais. La présence inattendue de l'Intelligence Officer m’était précieuse. Au moins me distrairait-il de mes soucis. Ce serait bon de parler français, de parler sans effort.

 - « Le décollage ne sera pas facile. » ajouta-t-il.

Mais ce n’était pas ce qui m’inquiétait le plus. Pour conjurer le sort des manœuvres coutumières, il me suffisait de serrer dans le fond de ma poche mes médailles porte-bonheur. Et si le départ devait être acrobatique, ce n’était pas moins une routine du métier.

J’avais un bien autre souci je ne savais pas me servir de Mickey Mouse. C'est un petit lance-bombes, dont le surnom vient de l'exiguïté de ses dimensions.

J'exprimai mes doutes à Haller.

- « S'il n'y a que cela qui vous gêne, c'est facile, je peux vous en montrer le maniement en cinq minutes. Le tout, vous le verrez, c'est de ne pas larguer les bombes trop tôt, quand on prépare l’appareil. C'est la maladie des midships à l'entraînement. Mais un pilote de votre expérience n'a pas de ces étourderies. »
- « Sait-on jamais ! »

Je pensais aussi que j'avais peur de ne pas retrouver notre petite rivière dans tout ce noir, Car le balisage avait été réduit aux seules bouées lumineuses, depuis qu'un Heinkel avait largué ses pruneaux à l'instant où l'on allumait le projecteur de piste pour un amerrissage. Il fallait maintenant une connaissance familière du comté pour faire son point parmi le lacis des cours d'eau. 

- « Ah ! Les Boches ne nous trouveront pas. »
- « Et moi non plus, pensais-je, j'aurai l'air malin. »

Nous arrivions près du Walrus. Une rafale, plus violente chassa dans nos pieds la bâche du moteur que le mécano venait de larguer.

- « Damné temps ! »
- « Oui, de quoi décorner tous les... »

La courtoisie me retint d'achever. Parlant à un Français, la verdeur de l'expression ne m'aurait pas rebuté. Mais, simplement, Haller acheva :

- « Oui, tous les cocus de la terre. »

Je restais surpris. Je n'aurais jamais cru le jeune homme capable de déparler.

Car Haller était d'aspect timide. Frais émoulu d'Oxford, il avait perdu une jambe dans un accident d'auto. À l'escadrille, où tous les pilotes étaient à peu près de son âge, il ne sortait de sa mélancolie d'invalide que pour vivre intensément la guerre au cours de leurs récits. Et, au milieu de leur exubérance, il s'était d'instinct rapproché de moi.

Oui, je savais bien que vingt mois de service à la base lui avaient acquis assez d'expérience pour jauger ma témérité cette nuit. J’étais sûr qu'il en devinait clairement la cause. Dans sa candeur il s’était fait un devoir de me faire revenir sur ma décision et, non sans finesse, tentait, en me parlant ma propre langue, d'atténuer un complexe gênant. Mais, à chaque mot, Haller avait peur d'égratigner mon amour-propre. 

- « Vous savez, commandant, les gens du Central, dans leur cave bétonnée, n'ont aucune notion du mauvais temps. Pour eux, le bulletin météorologique est un simple petit bout de papier collé au mur. En France, j'en suis sûr, vous n'auriez pas volé dans des conditions pareilles. Je vais remonter pour dire qu'il n'est pas raisonnable de décoller » ajouta-t-il avec hâte. 
- « Jamais de la vie, on peut très bien voler.
- « Comme vous voudrez. »

Mais Haller avait vu juste. En France, de toute évidence, j'aurais annulé le vol. Ce garçon m'était à la fois sympathique et m'agaçait.

Nous étions parvenus à l'appareil. À chaque rafale, les haubans donnaient des modulations de violoncelle. Je posai la main sur l'aile qui frémissait. Sous les surventes, le Walrus tanguait dans sa souille d'argile et au bout de la cale, des crêtes d'écume venaient se dissoudre dans la vase du rivage.

Plus loin, le youyou avait fini d'allumer les dix feux (cinq verts et cinq rouges) de la piste de départ. La perspective réduisait à une mince bande la zone balisée et, au delà, c'était l'inconnu du plan d'eau, l'inconnu des obstacles, des falaises et des collines, c'était l'inconnu de la nuit avec son ciel lourd que le vent de suroît traînait sur les sommets.

- « Damné temps. » répéta Haller, obstiné.

Cette fois, seules les clameurs du vent lui répondirent, qui tourbillonnait au bout de la ligne d'envol dans le coude brusque de la rivière.

Le fuselage venait de s'éclairer et, par le hublot étanche, nous pouvions voir Johnny, le radio, qui dépliait ses cartes.

J‘étais si sensible aux prémonitions que ce que n'avaient fait ni l'orage, ni Mickey Mouse, ni l'insistance de Haller, la seule vue du petit rouquin faillit le réaliser.

Johnny, avec son air chafouin, son visage taché de son et son humour de cockney, m'exaspérait. Il est vrai que cet humour s'exerçait souvent à mes dépens.

- « Vous n'aimez guère Johnny. On l'a affecté pourtant à votre avion parce qu'il sait un peu le Français. »
- « Ah, parlez-m'en, il est propre, son vocabulaire. »

De fait, le quartier-maître, ancien chasseur dans un restaurant mal famé du Soho, ne connaissait du français que quelques termes techniques, - cuisine ou prostitution - ceux qu’il employait avec ses clients.

Sensible au facteur psychologique, je me sentais soudain las. Ici où j'avais besoin, pour me faire comprendre, de la bonne volonté de tous, l’attitude de Johnny enlevait à notre équipe l'âme sans laquelle la guerre devient une occupation morne et dangereuse.

Il eût suffi à ce moment d'une bourrasque, d'une intervention nouvelle de mon compagnon pour que j'abandonne. De jour, Haller aurait trouvé sur mon visage ce signe de défaillance. Mais une courte accalmie, l'ombre et le silence me laissèrent prisonnier de mes résolutions.

- « Good evening, sir ! » lança gaiement Smith le mécano, qui dégringolait de dessus la carlingue où il venait de donner un coup d'œil au niveau d'huile.

Celui-là, au moins, était un brave garçon. Ancien garagiste dans un hameau du Hants, petit et rond, avec des joues vernissées de gosse, il avait une façon à lui, quand le moteur démarrait du premier coup, de me cligner de l'œil qui me ravissait.

La présence de Smith ranima en moi l'instinct de conservation pour l'équipe. 

- « Eh ! Haller, puisque vous êtes là, pouvez-vous lui dire que ce vol est dangereux ? »
- « Hello ! boy, traduisit le lieutenant, you know, it will be a tricky job. »
- « Don't mind » rétorqua le mécano. 
- « Il s'en fout, comme on dit chez vous, interpréta Haller »
- « Oui, j'ai compris. Dites-lui que c'est un chic garçon. »
- « The french officer says you are a good fellow. »
- « Oh ! Thanks, » remercia Smith, avec une grimace de plaisir. 

Il disparaissait déjà du cône de clarté.

Johnny, dans la carlingue, manipulait les boutons du poste radio. Sous son toupet carotte, son visage attentif et qui ne se savait pas observé, révélait un tel soin de sa tâche que je sentis fondre un peu de mon antipathie.

- « Vous voyez qu'il n'est pas si mauvais que ça » glissa le perspicace Haller à mon oreille.
- « Oui, mais d'habitude il ne le montre guère. Si c'était un gars de chez nous, il y aurait belle lurette qu'on se serait, expliqué. »

Bombes walrus
"Walrus" : l'un des deux lance-bombes

Les éclats de voix et le grincement des essieux du chariot à bombes, que deux aides retenaient sur la pente, m'interrompirent. L'autre souci surgissait de nouveau.

- « Dites-moi, Haller, pendant qu'ils accrochent les pruneaux, si vous m'expliquiez Mickey Mouse. »
- « All right, allons-y ! »

Haller gravit le fuselage. Nous glissâmes dans l'abri vitré.

- « Voici votre redoutable Mickey Mouse, » dit l'Intelligence Officer.

Il s'était assis dans le fauteuil du pilote, avait posé sa main sur le lance-bombes. Incrustées dans la planchette d'ébonite, huit lames de cuivre divergentes luisaient dans la pénombre comme un bouquet d'épis.

- « Les bombes, quatre sous chaque aile, sont larguées par le circuit électrique. Le courant est fermé par le passage de ce balai sur les bandes métalliques du tableau. »

Haller me désignait une manette dont l'extrémité venait, sur la surface de l'isolant, successivement au contact des huit plots. 

- « Tout ça ne n'a pas l'air très sorcier » affirmai-je.
- « Oui, mais attention ! Avant le bombardement, il faut amener le frotteur à sa position d'armé. Il passe alors sur chacune des lamelles de cuivre. Si vous oubliez de couper le contact général, vous larguez les bombes quand vous vouliez seulement les préparer. »
- « Et comment couper le courant ? »
- « Ici. Ce petit interrupteur dans le coin du tableau. »
- « Bon. Avant de piquer sur la victime, je dois accrocher le frotteur à l’extrêmité opposée. Si j’oublie de couper, crac… , mes huit bombes foutent le camp. Ouvert haut, fermé bas. All right ? »
- « That is correct, mais attention ! »
- « Ça va, j’ai compris. »

La simplicité de Mickey Mouse m'avait amusé comme un rébus d'enfant.

Dix minutes plus tard, nous commencions à glisser sur le fleuve.

On dérivait rondement, tandis que le youyou, après nous avoir déhalés jusqu'aux premières bouées, avait largué le Walrus en plein courant. Avant de décoller, je devais rentrer les roues de l'amphibie. Ma main, en cherchant à tâtons près du plancher le levier de la pompe hydraulique, rencontra celle de Johnny qui m'avait devancé. Je pensai que l'âme de mon appareil, ce soir, était plus solide.

Deux chocs caractéristiques indiquèrent que les roues venaient de s'encastrer dans les ailes. L'amphibie était redevenu hydravion. Hydravion, il glissait librement.

Smith lovait la remorque dans le trou avant, avec le même soin qu'il eut pris un jour d'inspection.

- « Hurry up ! » lui criai-je.

Mon mécano apparaissait enfin à quatre pattes dans le fond du fuselage. Il s'assit à ma droite et tira le panneau supérieur. Les explosions du moteur s'assourdirent quand le dôme de la carlingue, avec un long grincement, se referma sur nous. Nous étions ainsi retranchés du monde, dans notre boîte de duralumin et de plexiglas.

Chose étrange, l'emblème de l'escadrille, une figure ailée du bœuf Apis, ornait la coque sous la tourelle avant.

- « Il ne nous manque même pas les signes hiératiques des cercueils égyptiens » pensai-je, l’esprit gâté d'idées malsaines.

Smith achevait ses vérifications. 

- « Ready, all clear », cria-t-il, le pouce levé le signal que j’espérais.

Mi-tourné, je distinguais, dans la pénombre, le visage anxieux attaché au mien N'était-ce pas son baptême de nuit ? La peur, qui pouvait se vanter de l'avoir ignorée pour son premier décollage dans le noir ? Cette peur, installée contre moi, je savais si bien qu'il fallait la vaincre, que je m'en trouvai tout affermi, moi, le seul maître à bord.

Walrus b
"Walrus" : le tableau de bord

J'éteignis les cadrans dont les reflets teintaient les vitres de lueurs gênantes et, attirant le lourd volant contre moi du geste dont on ramasse une gerbe, scrutant la nuit au-delà des feux de piste, je poussai la manette, des gaz.

De ses 600 cv, le moteur Pégasus gronda.

Dans le paysage sans repères, je sus que l’appareil se cabrait en voyant basculer sous la coque la double ligne des bouées. Le Walrus prenait sa course, résonnait à chacun des coups qui l'attaquait â la cadence accélérée d'un tambour de jazz. Déjà les deux dernières bouées se précipitaient à notre rencontre, nous croisaient en traits de feu, nous abandonnaient à l'ombre informe.

- « Pourvu qu'il n'y ait pas d'épave ! »

Les embruns ruisselaient sur le pare-brise. Il ne fallait plus essayer de voir dehors. La seule chose à faire, épier sur l'horizon artificiel l'image dérisoire mais fidèle de la lutte que livrait l'appareil.

Pour donner la lumière, je tâtonnais, mais dix secondes à peine, car le manche m'échappait brutalement. Le volant cognait sur ma poitrine. Je savais que je jouais un jeu de hasard. Il y a ainsi, dans la vie du plus prudent, des minutes où le destin prend les commandes.

Alors, je ne regardais plus que les deux taches blêmes des mains du mécano crispées sur le tableau de bord. Chaque coup, Smith semblait le ressentir au creux de l'estomac et détournait la tête pour ne plus voir la nuit cogner à notre vitre.

Au-delà, mon regard se captiva soudain à la course du ballonnet tribord qui, sous l'aile, rejetait comme un labour deux renflements d'écume phosphorescent. Le sillon, soudain, se rétrécit, ne fut plus sur l'eau sombre qu’un mince trait luisant, disparut. Rien ne resta que le noir dans quoi notre appareil s'enfonçait sans heurt. Nous volions.

Alors, Smith, dans son allégresse, cria :

- « All right, sir ! »

Il croyait que tout danger était fini avec le dernier choc du redan dans le clapotis. Mais j'avais perdu, en quittant l'eau, toute notion d’espace. Et, tandis que l'appareil accroissait sa vitesse, de tout mon être je guettais, le retour, par-dessus les collines, de ces bandes pales qu’on voyait du château. À un remous, je devinais que nous arrivions au point où la falaise tourne vers le sud.

Une trace grise salit la vitre, s'étendit : lueur d'un ciel d'orage qui rendait enfin à notre monde une première dimension.

- « Ça va mieux, ça va bigrement mieux. » 

Nous venions juste d’être délivrés du danger de nous écraser. L’appareil grimpait toujours, le pare-brise devint opaque dans la base des nuages. Je rendis la main.

Nous stabilisâmes notre course entre terre et plafond, et les grains, estompés comme des tâches d'encre sur un papier buvard, emprisonnèrent l'avion au creux des sinueuses vallées.

Nous volions pourtant vers notre mission.

Trois heures après, je me posai à l'aube sur la rivière. J’échouai le Walrus dans la crique d'où nous étions partis.

En haut du raidillon, j'allais pousser la porte du hall quand je rencontrai Haller. J'étais las et écœuré.

- « Mais, qu'est-il arrivé ? » me demanda-t-il.

Nous nous assîmes près de la table. Devant mon air de désarroi, il avait laissé glisser son stylo, prêt à recueillir des confidences, plutôt qu'un compte-rendu officiel.

- « Vous avez vu comment j'ai décollé ? »
- « Oui, magnifiquement. »
- « Ce n'est pas ce que je veux dire. Le plafond était très bas. Nous étions obligés de rester dans le creux des collines. Près de Devonport, Johnny me crie que la ville a depuis peu des ballons de barrage. J'ai viré court pour les éviter. Je me trouve devant la falaise coiffée de nuages. Je vous fais grâce des détails. Pendant dix longues minutes, il m'a fallu chercher une issue vers la mer. Je vais enfin survoler l'eau, je me souviens qu'il faut armer Mickey Mouse. Mon attention s'était usée. J'ai oublié l'interrupteur. En tirant le levier, j'ai vu les bombes de l'aile gauche quitter l'avion. »

Je me tus. J’hésitais a poursuivre.

- « Et vous savez où elles sont tombées ? » 
- « Nous volions très bas, cent mètres à peine, si bas que les lueurs des explosions ont rougi l'intérieur de la carlingue. Malheureusement, elles révélaient aussi des pans de murs, un toit. Je n'ai pas pu voir au juste, mais c'était en plein sur des maisons. »

Un pli sévère creusa le front de l'Intelligence Officer. Il reprit, d'un geste machinal, son stylo. Il procédait désormais à un interrogatoire.

- « Je sais bien qu'on en reçoit depuis six mois, mais c'est vraiment huit bombes de trop. »

Le reproche me toucha au vif, j'eus un réflexe de défense.

- « Si votre saleté d'appareil avait une sécurité de lancement, on ne ferait pas de pareilles méprises. »
- « C'est bien possible. »

Un silence suivit. J'avais une envie aiguë d'apprendre les conséquences de mon erreur.

- « Est-ce qu'on peut téléphoner à Devonport ? Tout de suite. »

Haller montrait autant que moi le même espoir d'être rassuré. Nous nous dirigeâmes vers le vestibule pour téléphoner. Je ne compris presque rien à ce que disait Haller. Enfin, il raccrocha.

- « Alors ? »
- « Rien de nouveau. Pas d'alerte ce soir par extraordinaire. Dans un sens, cela est plutôt mauvais pour vous, car vos huit bombes ne pourront pas être attribuées aux Boches. La Home Guard n'a pas encore été saisie, ils rappelleront. »
- « Bientôt ? »
- « Je ne crois pas. Ils ont pris l'habitude. Et vos pruneaux n'ont pas dû remuer la ville entière, rassurez-vous. »
- « Le ciel vous entende I »
- « Peut-être seraient-ils plus émus, s'ils savaient d'où ils viennent. » rectifia Haller, sans indulgence.
- « En tous cas, j'ai fait une heure et demie de patrouille en rase-mottes. Si un sous-marin était dans le voisinage, il a bien fallu qu’il reste sous l’eau. »
- « Espérons-le, me concéda-t-il, le mieux est d'aller vous coucher. Je vous promets de vous secouer dès que j'aurai des nouvelles. »

Je ne me fis pas prier, mais je fus long à trouver le sommeil.

J’étais trop vieux, ma place n’était plus ici. On croit rester jeune. On vit avec des gosses de vingt ans et pour peu qu'on ait gardé de l'enthousiasme... Puis, crac, un coup dur. Je ressassais dans mon esprit le sale moment.

Johnny, dans mon dos, devait ricaner. Et je n'avais pas osé regarder le bon visage du mécano. J'étais en fureur contre moi-même. C'est pour cela que j’avais piqué vers les premiers bateaux que je venais d'apercevoir sur la surface pâle de la mer et que, pendant près de deux heures, j'avais tourné autour du convoi à toucher les vagues. Ce n'est pas facile de nuit, mais au moins le danger m'avait-il distrait de mes pensées. 

- « Hello, commandant, hello ! »

Les paupières encore closes, je reconnus la voix de Haller qui me secouait sans ménagement. J'ouvris les yeux. Il était près de midi, le soleil baignait la chambre.    

- « Commandant, un télégramme ! »

Le ton gai et les gestes de Haller me décidèrent à grogner. En reprenant conscience, j'avais retrouvé mes angoisses de la veille.

- « Écoutez, je traduis » :

« Les Lords de l'Amirauté témoignent leur satisfaction à Walrus d'alerte. Stop. Commodore convoi signale magnifique travail accompli au ras de l’eau dans conditions visibilité, dangereuses, obligeant sous-marin ennemi, au moment où il prenait contact, à plonger précipitamment. Stop. Adresse et esprit de décision du pilote ont ainsi épargné au convoi pertes certaines. »

- « Ça, par exemple ! »
- « Vous avouerez que les Anglais sont de bonne composition » me fit Haller, ironique.

Mais il exultait. J'eus un doute.

- « C'est une histoire de fou. Dites-moi, Haller, il est vrai, votre télégramme ? N'est-ce pas une farce des midships ? »
- « Et comment voulez-vous qu'on l'ait rédigé ? C'est tout juste si vous avez parlé hier de votre patrouille. Et les midships sont en permission. »

Je n'étais qu'à demi rassuré, craignant une mystification.

- « Et les bombes, pas de nouvelles ? »
- « Toujours rien. Êtes-vous sûr de les avoir larguées ? »

Haller plaisantait. La lumière égayait la chambre, l'air était vif. Je commençai à douter du drame. Peut-être avais-je touché des ruines, une maison inhabitée ? D'ailleurs, mon camarade se reprochait déjà une légèreté indigne de ses fonctions.

- « J'aimerais bien être fixé. Ce long silence me fait peur. Il ressemble trop à la durée d'une enquête de coroner, corrigea-t-il d'un ton sérieux. »

Et, de fait, le moindre coup de téléphone pouvait, d'un instant à l'autre, briser la joie toute nouvelle à laquelle je n'osais pas me livrer.

- « Vous avez tout de même bien accompli votre mission. »
- « Je vous avouerai que je ne m'en serais pas douté avant que vous m'apportiez ce sacré message. »
- « Comment, vous ne vous êtes pas aperçu que le sous-marin plongeait ? »
- « Jamais de la vie. Je ne l'ai même pas vu. »
- « Pourtant, le message de l'Amirauté indique bien que votre premier piqué l'a fait disparaître. »

Nous nout sourîmes malgré nous. Je devins sentencieux :

- « Si l'on savait tout des actions de guerre, on verrait combien le hasard y prend une immense part. »
- « Oui, et seuls ceux qui ont de la chance devraient aller au combat. Cela leur permet d'être congratulés au moment qu'ils méritent un blâme. »
- « Les voies de Dieu sont impénétrables. » me défendis-je en riant.
- « Seriez-vous panthéiste ? » me dit Haller, chez qui l'oxonian reparaissait.

Le planton entra :

- « On demande l'Intelligence Officer au téléphone. »

Je sentis une piqûre, la menace demeurait en suspens et je restais en émoi, cependant que Haller, en bas, discutait, m'expliqua-t-il ensuite, d'une question d'intendance fort anodine.

Nous étions en période de permission. Le château avait l'air d'un collège en période de vacances et, sur le plan d'eau, les Walrus assoupis tournaient sur leurs coffres au gré du jusant et du flot.

En d’autres circonstances, j’aurais apprécié cette trêve. Mais que je fusse à parcourir les livres français dont la bibliothèque était riche, ou à contempler le vert moutonnement des collines galloises, mes pensées ne tardaient pas à revenir au moment où, dans la nuit d'orage, les lueurs de mes bombes avaient rougi quelques pans de murs.

Les équipages désœuvrés, se promenaient au bord de la rivière, ou pêchaient à la traîne dans le youyou. Je les évitais. Je n’aurais pas aimé le regard ironique de Johnny, ou la bonne figure navrée de Smith. Je devinais que je devais être la fable de l’escadrille.

Enfin, le surlendemain dès l'aurore, un essai du premier moteur que les mécaniciens préparaient pour la journée, me rappela que j'allais retrouver mes camarades. Au breakfast, je cherchai en vain un air de moquerie.

- « Ils ne savent pas encore, tant mieux ! Dès que j'aurai vu le commandant, il ne me restera plus qu'à partir sans les revoir. »

Vers neuf heures, le planton m'avertit que le chef de base me faisait appeler.

Le commandant Shaw avait mon grade mais comme j'exerçais ici des fonctions de simple pilote, je lui marquais une déférence de bon aloi.

- « Good morning, sir. »
- « Hello, how are you ? Comment va la petite santé ? » plaisanta Shaw.

Il parlait français avec un fort accent et me tendait, à l'inverse de la coutume anglaise, une dure main de sportif. C'était un homme fin aux abondants cheveux gris. Ses joues couperosées trahissaient l'abus du whisky et il gardait dans ses yeux myosotis cette lueur plaisante que semble être la, marque des vieux Anglais candides. Ancien officier d'active, il avait abandonné vingt ans plus tôt la marine pour une vocation d'acteur rapidement confirmée. Hier encore, les affiches du West-End portaient son nom en lettres de dix pouces. La guerre l'avait rappelé au service.

- « Félicitations pour votre travail pendant mon absence. »

J'épiai une nuance d'ironie.

- « Et pour leur coup d'essai, veulent des coups de maître » ajouta le chef de base, à qui il ne déplaisait pas de montrer qu'il possédait aussi bien nos classiques que les textes de Shakespeare. 
- « Mais Haller a bien dû vous mettre au courant ? » coupai-je, mal à l'aise.
- « Oui, et nous sommes d'accord pour reconnaître que c'était vraiment difficile. »

Justement, Haller entrait.

- « Tenez, Haller, vous ferez afficher le message de l'Amirauté au mess. »

J'étais désarçonné.

- « Mais les bombes ? »
- « Oh, pour une vache, ce n'est pas bien grave »
- « Une vache ? » demandai-je, interloqué.
- « Le commandant ne sait pas encore » intervint Haller.
- « Ah ! je vois ! »

Il m'expliqua :

- « Eh bien, vous avez encadré l'église d'un petit bourg du Devon. Deux heures du matin n'y avaient pas amené une grande affluence, malgré les sentiments, bien connus de nos populations rurales. Une de vos bombes a endommagé un coin du toit, une autre, dans le champ d'à côté, a tué la vache du curé. Nul doute qu'une sainte vache aille droit au ciel, quant au padre, il nous réclame des dommages-intérêts. »
- « Je suis prêt à payer. »

J'étais débordant d'allégresse.

- « Il n’en est pas question. Tout ce que vous aurez à payer, ce sont deux tournées à tous les pilotes du mess. C'est la règle. D'habitude, on en offre une seule, pour les bombes inertes à l'entraînement. Pour de vraies bombes et une vache anglaise, vous conviendrez. »
- « De tout ce que vous voudrez. »
- « Tenez, voici le mot du curé. Vous le classerez dans vos souvenirs de guerre. »

Shaw me tendait la lettre. En haut, deux lignes au crayon étaient d'une écriture différente.

Ma foi, je vais demander à Haller de me traduire.

- « Qu'a-t-on mis dans la marge ? »

Les deux officiers anglais exultaient.

- « Eh bien, la lettre est arrivée chez l'Air Commodore qui nous l'a transmise en l'annotant. Ces quelques mots sont de son écriture. »
- « Et qu'a-t-il écrit ? »
- « Il a simplement mis :

« Pourquoi ce diable de Français n'a-t-il pas tué le curé au lieu de tuer la vache ? Elle n’aurait pas réclamé, elle, des dommages-intérêts. »

 

André JUBELIN

Extrait de « Marin de métier, pilote de fortune » (Éd : France Empire - 1951)


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L'auteur à cette époque

Date de dernière mise à jour : 18/04/2020

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