Combats dans le ciel et retraite au sol

En 1939, j’étais dans l’Armée de l’air depuis le 27 février 1935, date à laquelle je m’étais engagé avec l’idée d’apprendre le métier d’aviateur pour entrer ensuite à Air France. Les circonstances (pour user d’un euphémisme) devaient en décider autrement. Donc, en 1939, j’étais pilote de chasse au GC 1/8 et je dois dire que (cette appréciation n’engage évidemment que moi) je considérais un peu la guerre comme un sport. J’étais Marseillais et peut-être aurais-je eu une autre tournure d’esprit si j’avais été, disons Alsacien, Lorrain ou Tchèque (car les Tchèques, ceux que j’ai connus dans notre Armée de l’air, transpiraient littéralement la haine de l’Allemand, beaucoup plus que nous, Français, en général, et beaucoup plus que moi, en tout cas). Jamais l’idée ne me serait venue, par exemple, de tirer un pilote allemand quand il avait sauté en parachute.

Si je cherche à retrouver ainsi notre humeur au début des hostilités, je crois pouvoir écrire sans exagération que nous étions "gonflés comme des outres". Cet excellent moral ne devait rien, ou pas grand-chose, au matériel dont nous disposions.

À la déclaration de guerre, nous étions à Hyères sur Dewoitine 501, et il n’était pas nécessaire d’être très expert pour deviner qu’en face on aurait mieux à nous opposer.

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Dewoitine 501

Même le Bloch 152, que nous allions toucher ensuite, n’était pas un avion très remarquable : robuste, oui, capable d’encaisser assez bien, heureusement. Mais pourvu d’un moteur trop faible, pas du tout la puissance qui arrachait littéralement les appareils américains sur lesquels nous allions terminer la guerre. Mais nous avions bénéficié d’un excédent entraînement à Étampes. En matière de pilotage pur, nous étions capables de manœuvrer hélices calées à quatre, et ce n’est qu’un exemple. En ce qui concerne le tir, nous avions atteint une précision remarquable.

Nous ne doutions pas de la victoire. Comment aurions-nous deviné ce qui allait se passer ? Nous avions d’abord connu la drôle de guerre, pendant laquelle, après notre entraînement, sur Bloch 152, nous avions été transférés de Hyères à Cherbourg, sans doute pour être envoyés à Narvik avec le corps expéditionnaire. Puis, à la fin des opérations en Norvège, nous avions été envoyés à Sexey-au-Bois, entre Toul et Nancy.

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Bloch 152

Attaqué par les Me-110

Un souvenir m’est resté, assez vif, qui illustrera peut-être assez bien la guerre que la chasse française a dû mener à cette époque. C’était après le 10 mai et nous recevions la plupart du temps des missions de protection ou de couverture, soit sur un point, soit sur une zone. Pas question de chasse libre, la plupart du temps. Le matin où nous reçûmes un ordre de chasse libre sur le secteur de Wissembourg au Luxembourg, j’étais naturellement ravi. J’étais chef de la patrouille haute d’un dispositif de neuf avions.

Nous volions depuis plus d’une heure dans la zone assignée, sans avoir rien vu, lorsque mes deux équipiers me dépassèrent en battant des ailes : nous étions attaqués. Mais nous étions les seuls dans le dispositif à le savoir et il n’était pas question d’alerter le commandant du dispositif : ma radio était en panne.

Le temps de me mettre en virage et j’étais déjà tiré par des Messerschmitt 110 qui nous attaquaient par derrière, avec le soleil presque dans le dos : nous avions dû être repérés au cours d’un de nos passages et les Allemands avaient été lancés à notre poursuite.

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Messerschmitt 110

Je ne voyais aucun Bloch dans les environs et j’étais seul contre sept ou huit Messerschmitt qui s’étaient mis en virage autour de moi. À chaque fois que je tentais une manœuvre pour leur échapper, l’ennemi le mieux placé quittait le cercle et m’attaquait par l’arrière. Ma défense consistait à faire un virage brutal à chaque fois que je sentais que j’allais être tiré. En fait, je suivais alors un diamètre du cercle formé par mes adversaires.

Je n’osais pas piquer : le 110 était plus rapide que le Bloch 152 et ils se seraient tous jetés sur moi, naturellement. Même la manœuvre que j’avais adoptée (la seule possible du reste) ne me sauverait pas longtemps : j’avais déjà des impacts dans mon avion. Le premier moment de peur passé, mes réflexes étaient sûrs et rapides. Je m’aperçus alors, après un certain nombre d’allers et retours à l’intérieur du cercle, qu’il me restait peut-être une chance.

Chaque fois que je dégageais parce qu’un Messerschmitt était en train de me tirer, un autre m’attaquait aussitôt, par l’arrière. Mais, de mon côté, je n’avais pas à chercher beaucoup pour en avoir un dans mon collimateur avant de dégager. Mes armes étaient prêtes, et deux ou trois fois déjà j’avais eu l’occasion de tirer une petite rafale. Au moment où mes chances de survie paraissaient s’amenuiser, ce fut le miracle. Ma rafale toucha un Messerschmitt, que j’eus le temps de voir exploser avant de dégager.

Aussitôt je me mis en piqué jusqu’au ras du sol, tout en essayant d’apercevoir ce qui se passait derrière moi. Aucun Allemand ne m’avait suivi et je suppose que, par une chance inouïe, j’avais touché le commandant de la formation. C’est ainsi, sans doute, que je pus disparaître, pendant l’instant de flottement qui suivit. Sans quoi, je ne vois vraiment pas pourquoi je n’aurais pas été poursuivi... et abattu.

En règle générale, en protection de bombardiers, nous décollions de notre terrain lorsqu’ils passaient au-dessus, nous ne connaissions pas leur mission. Au bout d’une demi-heure, nous étions perdus le plus souvent car on ne pouvait se fier à la radio, et la gonio était naturellement inexistante. Pour retrouver notre position, il nous est arrivé (pour mon compte au moins quatre ou cinq fois) d’être obligés de nous poser en campagne, en laissant le moteur tourner, avant de redécoller une fois le point fait par des moyens de fortune.

C’est ce qui allait se passer dans l’aventure que je vais évoquer maintenant et qui suffira, je crois, à constituer ma contribution à cette évocation collective de la guerre vue par les chasseurs.

En mission à Nancy

Nous avions déjà été basés sur différents terrains, desquels nous avions participé à de nombreux engagements aériens, lorsque, tôt dans la matinée du 9 juin, nous avions reçu l’ordre de nous replier sur Brétigny. Au sol, la marée allemande mordait chaque jour davantage sur le sol français.

À peine étions-nous arrivés à Brétigny que je reçus l’ordre du commandant du 1/8 d’aller récupérer au parc de Nancy deux de nos Bloch 152, touchés en combat, qui étaient de nouveau disponibles. Je partis à bord d’un Goéland de liaison avec le caporal Spatchek, un jeune pilote tchèque qui était au groupe depuis trois mois. Un excellent pilote, qui malheureusement parlait encore assez mal le Français.

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Caudron C440 "Goéland"

Après une heure et demie de vol, le Goéland nous déposa donc à Nancy en fin de matinée, et c’est là que commence notre petite aventure : et d’abord (j’ai failli écrire : et naturellement) les Bloch n’étaient pas prêts. Le parc était submergé de travail, il fallait attendre. Mon groupe, consulté par téléphone, confirmait ma décision.

En vérité, nous n’étions pas mécontents de ce délai. Nous commencions à être fatigués de manger à la roulante, de dormir n’importe où. Être logés sur une base organisée, manger dans un vrai mess pendant un jour ou deux n’était pas une perspective désagréable. Spatchek, tout de même, était un peu désemparé. Son ignorance de notre langue, son uniforme qui ressemblait un peu à celui de l’ennemi le mettait à part de tous les autres sur la base et il ne me quittait pas d’une semelle. Mais comme nous avions un peu d’argent sur nous, nous pouvions toujours aller faire un tour en ville, ce qui nous permettait de passer le temps plus agréablement. Cette permission inattendue dura trois jours, trois jours pendant lesquels la bataille continuait à faire rage en France, à terre et dans les airs.

Le 11 juin au soir, nous reçûmes l’ordre de décoller tôt le lendemain. Les Allemands approchaient de Nancy et nos deux Bloch étaient prêts, la radio mise à part, car elle ne fonctionnait pas. Mais nous y étions habitués. De toute façon, ne serait-ce que pour une raison accessoire, il était temps pour nous de rentrer, nous n’avions plus un sou...

Le 12 juin à l’aube il faisait un temps épouvantable. La "météo" (ou du moins ce qu’il en restait) était pessimiste pour toute la journée. J’hésitais à décoller dans de telles conditions, mais Spatchek insistait pour partir sans attendre. Si je tombais aux mains des Allemands, je ne risquais que d’être prisonnier, tandis que lui, ressortissant malgré lui du "Grand Reich" allemand, avait des chances d’être fusillé sans jugement comme franc-tireur. C’est du moins ce que nous pensions alors. Et puis, il fallait aussi penser à sauver les Bloch, sans parler de mon peu d’enthousiasme à l’idée de me retrouver derrière les barbelés pour la durée de la guerre.

Je décidai donc de partir et de naviguer à vue, en suivant un cheminement jusqu’à Orléans, nouveau terrain de mon groupe, ou un autre terrain plus au sud. De toutes façons, il faudrait faire au mieux puisque la radio ne fonctionnait pas.

Donc, à 6 h 30, le 14 juin, nous décollons. Spatchek, en bon équipier, reste en patrouille serrée. Nous volons sous un plafond qui, de 100 m au départ, baisse peu à peu jusqu’à nous obliger à voler en rase-mottes. Tout va bien jusqu’à une trentaine de kilomètres de Troyes et c’est là que nos ennuis commencent.

Les nuages maintenant collent au sol et le terrain est mouvementé. Je cherche à percer vers le sud, en vain. Je tente notre chance vers le nord, sans plus de succès. Je pense à prendre la direction du sud-est, vers Dijon. Malheureusement, pendant ces tentatives infructueuses, le temps s’est totalement bouché autour de nous : plus question de faire demi-tour. Partout les nuages se referment et, pour tout arranger, la pluie s’est mise à tomber dru.

Nous nous posons en campagne

Seule ressource maintenant : nous poser en campagne. Ce n’est pas une perspective bien inquiétante : comme je l’ai dit, nous en avions l’habitude.

Je choisis un champ d’environ 1.000 m de long sur 30 de large, à droite de la route de Chaumont à Troyes. Train et volets sortis, je me pose et je roule normalement jusqu’à 50 km/h environ. Tout s’est bien passé. À ce moment, par un manque de chance invraisemblable, mon pneu gauche éclate, la jante s’embourbe dans la terre mouillée et je pars en cheval de bois à gauche. Les roues tombent dans le fossé de la route, je passe en pylône sur la chaussée et l’avion s’écrase de l’autre côté.

Je déboucle ma ceinture et je sors de l’avion, sans mal, sinon quelques égratignures au visage et quelques douleurs aux genoux. Je m’en tire à bon compte, mais l’avion est hors d’usage.

Spatchek, cependant, s’est posé sans mal sur la lisière droite du champ et vient se ranger à côté de moi, de l’autre côté de la route. Comme la pluie continue, nous nous mettons à l’abri sous les plans de son Bloch. Nous sommes seuls en pleine campagne, à une trentaine de kilomètres à l’est de Troyes. Une heure plus tard environ, le temps s’est amélioré. La pluie a cessé. Le plafond s’est un peu levé. Puisque personne ne passe dans ce désert champenois, j’envisage de prendre l’avion de Spatchek pour rallier le terrain de Troyes ou celui de Romilly, pour prévenir de mon accident le commandement, qui prendra les mesures nécessaires : formalités d’enquête et garde de mon avion, qui est encore armé.

Mais Spatchek me demande de ne pas le laisser seul : il craint (non sans raisons) d’être pris pour un Allemand, si quelqu’un vient à passer. Dans l’atmosphère qui règne alors en France, je ne peux pas lui donner tort. Je lui fais un mot expliquant l’accident et ma position, et il décolle aussitôt.

La DCA improvisée

II est à peine en l’air qu’une fusillade éclate. Je vois son avion perdre de l’altitude et s’écraser droit devant lui dans un petit bois. Une fumée noire me laisse, hélas, peu de doutes sur son sort. Je cours naturellement vers les lieux de l’accident et je suis arrêté par cinq ou six paysans armés de fusils, qui me mettent en joue.

Très vite, ils prennent conscience de leur erreur : en nous voyant atterrir, ils nous ont pris pour des parachutistes allemands. C’était l’époque de la grande peur de la cinquième colonne. En nous voyant, ils sont allés chercher des armes et prévenir la gendarmerie avant de revenir nous faire prisonniers. C’est à ce moment-là que le pauvre Spatchek a décollé et tout le monde a tiré sur lui. Par un hasard incroyable, ce pauvre tir de DCA improvisé a fait mouche sans doute sur un organe vital du moteur. Nous courons tous ensemble vers le point de chute de Spatchek, sans grand espoir. Mais il est là, sain et sauf ou presque, avec des blessures légères à la face et aux mains : il s’est écrasé parmi de jeunes arbres et son avion est resté sur le ventre, heureusement. Il a pris feu, mais lentement, et il est naturellement inutilisable.

Les gendarmes, survenant alors, trouvent d’abord très suspect l’uniforme de Spatchek et son français maladroit. Mais après un interrogatoire assez sévère et un examen soupçonneux de nos papiers, ils se laissent convaincre et acceptent la garde de nos avions, ou de ce qui en reste. Puis l’un d’eux nous conduit à l’hôpital de Troyes, où nous recevons quelques soins : mercurochrome et pansements.

De Troyes, je téléphone à la base pour rendre compte. Mais le bruit court que les Allemands arrivent et, comme nos deux avions sont détruits, le plus urgent est maintenant de partir au plus vite. Plus aucun moyen de communication, nous dit-on. Il est 11 h 30, voilà cinq heures que nous avons quitté Nancy. Notre situation n’est pas brillante. Nous sommes là, tous les deux en combinaisons, le parachute sous un bras, le casque sous l’autre, sans un sou, et... avec des têtes à faire peur.

Pourtant, le chef de gare de Troyes (ou son adjoint) veut bien écouter notre histoire et se montrer sensible à notre problème : peut-être aime-t-il les aviateurs ? À 14 h, nous dit-il, une locomotive "haut-le-pied" va partir pour Paris. Il nous autorise à monter sur le tender, si nous n’avons pas trouvé d’autre solution d’ici là. Nous avons faim. La ville est pleine de réfugiés. Nous mendions un peu partout un morceau de pain : vainement. Les restaurants qui sont encore à moitié ouverts ne nous reçoivent pas mieux. Tout se vend à prix d’or et nous sommes pauvres. Plus question de téléphoner à une base aérienne : les lignes qui ne sont pas encore coupées sont toutes saturées. Quant à un moyen de quitter la ville en détresse, aucun espoir.

La locomotive de la dernière chance

La rage au cœur, à 13 h, nous sommes de retour à la gare, pour être sûrs, au moins, de ne pas manquer la locomotive de la dernière chance. À 14 h, elle part, comme annoncé. Et je tiens à saluer ici, trente ans après, la mémoire du mécanicien et du chauffeur qui ont partagé leur repas avec nous. Qu’ils en soient remerciés s’ils me lisent par hasard. Je serais heureux de les revoir.

Le voyage, tout compte fait, ne se présente pas tellement mal. Le temps est redevenu acceptable. Nous donnons un coup de main pour charger le foyer de la machine et nous pensons arriver à Paris, tranquillement, vers 17 ou 18 h. Le trajet est jalonné de nombreux arrêts car nous prenons, bien entendu, les voies secondaires. Le paysage n’est aucunement désagréable et, après tout, c’est la première fois que je me promène dans la verte nature à bord d’une locomotive buissonnière.

Malheureusement, cette promenade n’est qu’un bref répit. En arrivant à Melun, nos cheminots apprennent que les Allemands approchent de Paris, qu’ils vont occuper incessamment. Nos amis de la SNCF doivent, continuer, de toute façon. Ils sont civils. Mais pour Spatchek et moi, Paris représente un risque inutile. Notre but, à nous, pour l’instant, c’est Orléans. On croit toujours que la Loire arrêtera les Allemands, du moins un certain temps.

Ayant dit adieu à nos nouveaux amis, nous allons à la gendarmerie pour tenter de téléphoner à Orléans et pour essayer de trouver quelque chose à manger. Côté casse-croûte, un gendarme aimable nous dépanne. Mais côté téléphone, rien à faire, impossible de joindre Orléans. Et dans Melun encombrée de réfugiés, nous finissons par aller coucher sur un banc du jardin public, avec notre parachute pour oreiller.

Le lendemain, 13 juin, la situation ne s’est pas améliorée. Nous n’avons pas meilleure mine que la veille, nous sommes toujours sans un sou et l’uniforme de Spatchek, nos combinaisons et nos parachutes éveillent tous les soupçons des civils aux abois qui encombrent les rues. Toute la matinée nous allons en vain de la gare à la mairie et aux stations d’autocars. Vers midi, nous sommes récupérés par les gendarmes, sur la dénonciation de réfugiés soupçonneux.

À 16 h nous ne sommes pas plus avancés lorsque j’aperçois des bicyclettes près d’un hangar non loin de la gare. Une minute plus tard, le parachute au dos et le casque au guidon, nous pédalons comme des fous, fuyant les Allemands et les propriétaires des bicyclettes. Il nous faudra dix bonnes minutes pour nous orienter dans le chaos et trouver enfin la route d’Orléans, tant nous sommes fatigués et à bout de nerfs. Pendant quelques heures, nous roulons parmi les convois de réfugiés, jusqu’à Pithiviers, que nous atteignons vers 20 h. Là encore, j’essaie de téléphoner à Orléans et, là encore, en vain. Bien entendu, il faut de nouveau essayer de trouver quelque chose à manger.

Nous posons les vélos contre la devanture d’une auberge encore ouverte. Du pain ? Pas question. Il y en aurait peut-être à condition de le payer très cher, mais il ne nous reste plus rien en poche. Tout de même, l’aubergiste a pitié et nous sert à chacun un verre de vin. C’est toujours autant de pris.

Nous nous affalons dans l'herbe…

En sortant, nous découvrons que les bicyclettes ont disparu : bien mal acquis ne profite jamais. Il reste 40 km à faire jusqu’à Orléans et nous désespérons de les faire à pied. Mais il faut bien essayer et nous marchons avec les réfugiés, dans la nuit qui tombe, jusqu’au moment où nous nous affalons dans l’herbe pour notre deuxième nuit à la belle étoile.

Le lendemain, 14 juin, nous reprenons la route, toujours parmi les réfugiés, buvant de l’eau aux fontaines pour tromper notre faim.

Et nous passons encore un mauvais quart d’heure lorsque des militaires isolés nous prennent, encore, pour des parachutistes allemands. Ils veulent nous attacher et nous traîner à la prochaine gendarmerie : toujours les parachutes, les combinaisons et le langage et la tenue de Spatchek. Tout de même, on nous laisse repartir pour être de nouveau victimes, un peu plus loin, d’autres militaires et de civils, qui nous reprochent amèrement, cette fois, à nous, aviateurs, d’être à pied avec eux, au lieu de nous battre là-haut pour les protéger. Il est vrai que, vers 9 h du matin, deux Messerschmitt 110 ont mitraillé la route, provoquant une panique indescriptible. Enfin, c’est Orléans. Nous nous croyons sauvés. De la gendarmerie, j’appelle le terrain pour apprendre que le 1/8 n’y est jamais venu et qu’il n’y viendra jamais : le commandement Air évacue Orléans le lendemain à 6 h, en direction du sud. Et le 1/8 ? Impossible de savoir où il est.

Enfin nous retrouvons le Groupe

Au terrain, tout de même, je peux raconter notre histoire. On veut bien nous nourrir, nous permettre de faire un peu de toilette, ce qui n’est vraiment pas du luxe. Nos pansements refaits, nous dormons à l’infirmerie et même le bombardement pendant la nuit ne nous réveillera pas tout à fait... 

Le lendemain, 15 juin, à 6 h, nous partons en camions, toujours avec nos casques et nos parachutes, pour une destination tenue secrète. Cap au sud, en tout cas. Et c’est bon de retrouver des militaires qui portent l’uniforme de l’Armée de l’Air, et qui partageront fraternellement avec nous le repas froid qu’ils ont touché en partant ! Notre convoi ne va pas vite, sur les routes de plus en plus submergées de réfugiés, à pied, en charrettes et en voitures, ralentis encore par de fréquentes attaques aériennes.

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L’exode de 1940

À 13 h, tout de même, nous avons passé Vierzon. Tout va bien. Vers 16 h, nous roulons sur une grande route toute droite, en direction de Châteauroux lorsque, soudain, sur ma gauche, j’aperçois un terrain d’aviation. En regardant mieux, je vois des Bloch 152, qui portent, sur l’empennage, un gros point jaune : l’insigne de notre groupe !

Spatchek a tout vu en même temps que moi. Nous nous sommes regardés un instant en silence et nous avons éclaté de rire, comme des enfants. Je hurle pour faire arrêter le camion. Je remercie les gars qui ont partagé avec nous leur camion, leur casse-croûte et leur chance. Et, toujours portant nos parachutes et nos casques comme si nous descendions d’avion, nous faisons lentement les derniers pas qui nous séparent de notre groupe et de ses derniers Bloch intacts.

Nous avons été reçus, ce jour-là, comme seuls peuvent être reçus deux aviateurs portés disparus par leurs frères retrouvés. Tout de même, je n’étais pas très fier en expliquant au commandant Colin le fiasco de ma mission. Car enfin nous avions perdu deux appareils, et le groupe avait dû se passer de nous pendant huit jours... Mais le commandant s’estimait heureux de récupérer deux pilotes.

Les avions, après tout, s’ils étaient restés à Nancy, auraient été perdus de toutes façons.

Le lendemain, 16 juin, Spatchek et moi repartions en mission.

Et je n’ai jamais su ce qu’est devenu le convoi d’aviateurs en camions qui, sur le chemin de leur destination ultrasecrète, dans la débâcle, nous a déposés, pour ainsi dire, au pied des derniers Bloch 152 de la Bataille de France.


Henri LIAUTARD

Extrait de "Icare" n° 55 (automne-hiver 1970)

Date de dernière mise à jour : 17/04/2020

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