Celui qui m'a descendu

Rééquipé en Curtiss P-40 à Casablanca, le groupe "Lafayette" est envoyé en Tunisie. Une fois arrivé à Thélepte, il est intégré à un vaste dispositif allié comprenant trois Wings de chasse de la RAF (dont neuf Squadrons sur Spitfire V) et trois Groups de l'USAAF (deux sur P-38 et un sur P-40).


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Curtiss P-40

Le dispositif de neuf avions, emmené par Boudier, avait consciencieusement couvert la zone de combat pendant près d'une heure, sans rien voir. Deux Messer avaient fait une timide apparition, avant de disparaître dans le soleil. À 3.500 m d'altitude, nous avions évolué au nord de Pichon et de Sbeïtla, où se déroulait une dure bataille.

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Messerschmitt 109G

Nous n'avions pas encore adopté la formation de combat américaine, quatre appareils par patrouille au lieu de trois, scindée en deux équipes de deux, plus souple dans les manœuvres serrées.

Nous allions quitter le secteur, sur un virage sec de Boudier, qui nous fit tourner le dos au soleil, lorsque les Allemands réapparurent au-dessus de nous, en deux patrouilles de quatre, 109 et Focke-Wulf 190. J'assurais, avec Gras et Brunet, la protection haute de notre dispositif. J'étais un peu décollé de la formation. Je venais de réduire les gaz pour attendre un P-40 des Sioux, à la traîne. Je l'alertai en radio. Il leur fit face au moment où le groupe de Focke piquait sur nous.

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Focke-Wulf Fw 190

Tandis qu'il essayait d'en tirer un en virage, un second surgit derrière lui, en bonne position de tir. Placé plus haut que lui, j'intervins trois-quarts arrière et lui réglai son compte. Il partit sur le dos dans un jet de fumée.

Je me disposais à redresser afin de profiter de la vitesse acquise pour regagner, en virant, une altitude plus confortable, lorsque des crépitements sourds firent vibrer le fuselage de mon P-40. Un morceau de tôle s'envola de mon aile gauche. J'eus l'impression que mon tableau de bord, entier, volait en éclats. Un regard rapide derrière moi, tandis que je me collais contre ma plaque de blindage... À 50 m dans ma queue, un Focke s'accrochait m' "allumant" de toutes ses armes.

L'Allemand me doubla en trombe, au moment où mon avion m'échappait de la main et partait en vrille, très sèche, à droite. Le manche se bloqua sur ma cuisse gauche. Je parvins à le repousser. Après deux ou trois tours la vrille s'arrêta, et je me retrouvai face à un autre adversaire qui m'attaquait trois-quarts avant. Je lui expédiai une longue rafale. Il en fit autant et dégagea en piqué.

Je virai trop tard, et mal, car mon avion répondait difficilement, pour éviter le feu d'un troisième qui se glissait en dessous de moi. Je serrai au maximum mon virage. Mes yeux se troublèrent. Mon corps parut peser une tonne. Une secousse brutale ébranla le P-40 qui repartit en vrille à gauche. Mon cockpit s'emplit de fumée... Mon cœur s'emballa. Impression désagréable... La même que celle qui, en mai 40, m'avait fait sortir tel un diable, de ma carlingue.

Je coupai le contact, fit sauter ceinture et bretelles... Je voulus ouvrir l'habitacle. Il était coincé... Je tirai sur la manette de largage... Sans résultat.

Ce n'était pas le feu. Mon avion vrillait, tournant par à-coups. Je remis le contact, tentai de rapides manœuvres, au manche et au palonnier. Le sol se rapprochait très vite... J'étais à 1.000 m à peine... L'avion cessa de tourner. Je réduisis les gaz à fond, redressai lentement mon appareil. Il obéit avec réticence, avec une nette tendance à pencher à gauche. L'empennage avait dû faire les frais de l'attaque. Quant à mes ailes, elles étaient étoilées de quelques trous. Du même calibre que ceux qui ornaient mon tableau de bord.

Je continuai à piquer, sous un angle plus faible. Le sol était là... À quelques mètres. Je tirai doucement sur le manche, le maintenant complètement à droite... Le sol défilait à grande allure. Impossible d'évaluer ma vitesse. Un obus avait éliminé le badin... Je remis les gaz, en douceur. Le P-40 effectua une abattée sur la gauche, que je ne pus rattraper. L'extrémité de l'aile toucha le sol qui en conserva une partie, et renvoya l'avion sur la droite... Ce premier contact avec la terre avait freiné sa vitesse.

Le P-40 rebondit, tandis que je coupais essence, étouffoir et gaz. L'avion toucha plus durement. Je lâchai le manche, me rappelant en un éclair, que mes bretelles ne me protégeaient plus. Je levai les deux bras croisés à la hauteur du visage, les pieds bien calés sur le palonnier, attendant le choc

L'avion racla le sol dans un crissement de métal arraché, pendant quelques interminables secondes, en soulevant un nuage de poussière. Un obstacle le stoppa net, et m'envoya vers l'avant. Je ressentis une violente douleur dans les bras. Mon habitacle se déverrouilla. Un calme extraordinaire succéda. L'affaire était terminée.

Je remuai bras et jambes. Tout était normal. Je débouclai mon parachute. La bretelle droite était roussie par un projectile. Quelques millimètres plus bas, il aurait été pour moi... En l'espace de cinq minutes, la chance venait de faire preuve d'une tendresse maternelle... Et ce n'était pas fini.

Lorsque le nuage de poussière et de fumée se fut dissipé, j'aspirai l'air profondément. Sans hâte, je me hissai hors du cockpit, me débarrassai de mon parachute. L'avant du P-40 était profondément engagé dans un épais buisson d'épineux qui avait amorti le choc.

Je fis le tour de l'appareil, plutôt mal en point. Fuselage et empennage avaient encaissé une douzaine d'obus et de balles. La moitié de la direction avait été emportée. La profondeur avait tenu, bien que percée de part en part, à deux endroits. Il s'en était fallu d'un rien que je ne puisse redresser ma seconde vrille.

Où étais-je ? Alentour, le relief semblait ondulé, le sol était caillouteux. À trois ou quatre kilomètres sur ma droite, se dressait un djebel très élevé, orienté sensiblement nord-est, sud-ouest. Sur ma gauche, une ligne de crêtes inégales limitait l'horizon, très près. Le soleil, chaud, brillait dans un ciel sans nuages. Un coup d'œil à ma montre. Il était 13 h 30. Nous avions décollé à midi de Thélepte.

Le bruit d'une canonnade lointaine, amplifiée par l'écho, m'en fit chercher la provenance. Au pied d'un djebel, des colonnes de fumée s'élevèrent. Je contournai les épineux, quand une salve, très courte, fit voler la terre, à quelques mètres de moi. Un plongeon sur le côté, me plaça à l'abri des cactus. Je ne m'attendais pas à une telle réception !... Le tir paraissait provenir d'un pli de terrain, situé à cent ou cent cinquante mètres, derrière l'avion, face au nord. Des Allemands l'occupaient sûrement... C'est donc dans leur secteur que mon avion avait effectué son premier impact. S'il était resté là...

Je portai instinctivement la main sur le Colt pendu à ma ceinture :

- « Sale impasse, pensai-je. J'ai vraiment déniché le coin rêvé... Comment vais-je sortir de là... Où sont les amis ? »    

J'éprouvai une sérieuse difficulté à avaler ma salive. De brèves lueurs s'allumèrent à nouveau. Les balles sifflèrent dans les cactus, arrachant des feuilles au passage. Elles eurent pour effet d'accélérer à nouveau mon rythme cardiaque. Je rampai lentement au creux du buisson, et revins vers l'avion. Celui-ci me servirait de solide rempart, à condition que les Fritz ne viennent pas me cueillir. Cinq ou six minutes passèrent, dans un calme inquiétant.

Plié en deux, je montai sur le plan et récupérai mon parachute. Il servirait de bouclier supplémentaire. Je me redressai prudemment, à la hauteur du poste de pilotage.

Un « planque-toi » énergique, crié d'une voix gutturale, jaillit sur ma gauche, accompagné presque aussitôt par la rafale saccadée d'un fusil mitrailleur.

J'avais obéi, en tournant la tête, soulagé d'entendre parler français. À quarante mètres, deux silhouettes semblèrent surgir de terre, tandis que le tir se poursuivait. Une course rapide, le corps en avant, amena les deux hommes vers moi. Deux Marocains, en djellabas brunes, qui s'aplatirent à mes côtés. Leur présence me réconforta. Je leur tendis la main :

- « Tu viens avec nous, me dit le premier, un sergent. »

 II me désigna, de la tête, le point d'où ils étaient sortis de terre :

- « Tu cours vite jusque-là, et tu sautes dans le trou... Attends, quand je te le dirai. »

 Il indiqua, du menton, dans la direction de l'empennage du P-40 :

- « Les Fritz sont par-là, avec une mitrailleuse. C'est à découvert, mais on te protégera, avec celui qui est resté là-bas. »

Il se releva, s'approcha du cockpit, et, bien accroupi, il épaula son mousqueton, tira deux ou trois coups. La riposte ne se fit pas attendre. Elle résonna sur le métal de l'avion.

Le sergent se retourna vers moi :

- « J'ai vu où ils sont. Toi, va par-là, dit-il à son camarade en lui montrant la queue du P-40. »

II s'adressa à moi

- « Prépare-toi... Quand on tire, toi, tu cours. »

 J'avais une autre idée.

- « Tu as des allumettes ? dis-je. »

Il fit signe que oui, sans comprendre. Je tirai mon mouchoir de ma poche.

- « Donne-moi ton poignard et tes allumettes. »

Je fis sauter, avec la pointe, le couvercle qui protégeait le bouchon du réservoir d'essence. Je plongeai mon mouchoir à l'intérieur. Je le retirai. L'extrémité seule était humectée d'essence. Il ne devait me rester qu'une centaine de litres.

- « Attention, j'allume. »

Le mouchoir flamba. Je le laissai glisser dans l'ouverture et reculai de quelques pas. Un geyser de fumée, puis de flammes, jaillit brusquement du réservoir. Le servant du fusil mitrailleur envoya une rafale.

- « C'est le moment. À toi, cria le sergent. »

Je fonçai tout droit, mon parachute sous le bras, m'attendant à chaque seconde, à recevoir une volée de balles dans les jambes. Je n'entendis même pas le feu des deux Marocains qui couvraient ma course. Je sautai, ou plutôt, m'étalai dans une sorte de crevasse, très large, profonde d'un mètre à peine. J'avais dû réaliser un bon temps chronométré. Les Fritz n'avaient pas réagi.

Un homme se trouvait là. Il tirait sans interruption, par rafales courtes. Derrière le rideau de fumée noire qui se dégageait maintenant, plus dense, de mon avion, mes deux sauveteurs vinrent nous rejoindre. Ils étaient là depuis une minute à peine, lorsque une série d'explosions, très sèches, retentirent, à proximité. Mes munitions sautaient. Nous étions partis à temps. D'autres explosions, plus violentes encore, leur succédèrent.

- « Les chars allemands, m'expliqua le sergent. Ils reviennent là-bas, par le col ».

Il me passa sa gourde. J'avalai avec satisfaction une bonne rasade d'eau fraîche, avant de la lui rendre. Elle fit le tour de l'équipe. J'avais eu chaud.

- « Heureusement que vous étiez-là. »

 Le sergent sourit :

- « On t'a vu tomber. Le capitaine a dit : "C'est un Français, il faut aller le chercher". On est venu. Par ici, c'est très mauvais. Les Fritz vont sûrement revenir avec leurs chars. Il faut partir. »

Je risquai un ultime regard vers mon vieux P-40. Il avait vaillamment supporté une rude épreuve. Il continuait de brûler. L'insigne du fuselage avait déjà fondu. Seul, le numéro 6 apparaissait encore. Quelques détonations crépitèrent à nouveau. Le feu devait ravager l'aile opposée.

À la file indienne, nous nous engageâmes dans l'oued à sec, qui avait conduit les Marocains près de moi. Après quelques minutes de marche accélérée, nous trouvâmes un tank destroyer américain, qui roulait à notre rencontre. Il nous prit à son bord et nous conduisit dans un vaste cirque rocailleux. Une douzaine de chars US étaient-là, et, rassemblés autour, des goumiers. Mes compagnons me présentèrent à leur capitaine.

- « Vous avez bien failli vous tromper d'adresse, dit-il. Vous débarquez en pleine bataille. Les Allemands nous malmènent depuis trois jours. Nous avons dû leur céder du terrain. Nous attendons des renforts de chars américains pour contre-attaquer. »

- « Dans quel secteur sommes-nous exactement ? »

- « Le petit village, au pied du djebel, à droite, c'est Ousseltia. Hier, les Allemands s'y trouvaient. Nous l'avons réoccupé cette nuit. Je crains fort que nous soyons obligés de l'abandonner bientôt... Une jeep va vous conduire au P.C. de notre colonel. »

Je remerciai à nouveau mes sauveteurs, et pris congé d'eux.

Je passai une partie de l'après-midi dans la salle d'école de la localité, transformée en P.C. J'assistai, de loin, à la bagarre qui mettait aux prises les Sherman et destroyers américains, avec les lourds engins de Von Arnim. Ça et là, dans la plaine, de petits volcans faisaient irruption. Des chars qui flambaient. Le spectacle était hallucinant.

À la tombée de la nuit, un officier qui partait en liaison à Maktar, derrière la fameuse "dorsale occidentale", me prit à bord de sa voiture. Une vieille 202 réfractaire aux routes des djebels, et que l'on avait déniché au fond de quelque réserve de guerre. Les jeeps n'inondaient pas encore les parcs automobiles français. Tout au moins sur le front.

Nous atteignîmes tout de même Maktar, vers onze heures du soir. Le prochain train, à destination de Tébessa, s'arrêtait le lendemain matin, vers cinq heures. Je n'avais qu'une chemise de coton sous ma combinaison de toile. J'avais décollé aux heures chaudes, sans prévoir que cette mission aurait une prolongation nocturne. Celle-ci, très froide, fut longue.

Le train n'arriva qu'avec une heure de retard. À Kalaa Djerba, où je savais trouver une base de l'Air française, je l'abandonnai. A midi, j'étais à Thélepte, où l'on m'avait porté disparu. Je fus reçu à bras ouverts par tous les camarades.

WR Anderson, l'un des mécanos américains de notre groupe me fit une démonstration aussi émouvante qu’inattendue. C’était un grand et solide gaillard que nous avions amicalement baptisé Kid Benzine. C’était l’inscription qu'il avait peinte dans le dos de son blouson de cuir, "Kid Benzine the flamming terror". Les Américains avaient une prédilection pour ces formules allégoriques qu'ils portaient sur leurs tenues de vol ou de travail.

À l'escadrille, nous pensions qu'Anderson n'attachait pas plus d'importance à sa présence parmi nous, que s'il avait travaillé à la chaîne, dans une quelconque usine américaine. Adeline, mon mécanicien français, m'apprit que pendant vingt-quatre heures, il n'avait quitté l'emplacement où se trouvait notre avion, que pour aller rôder vers le P.C. du "Lafayette" afin d'avoir des nouvelles. Comme c'est lui qui m'avait assisté au moment du départ, Anderson croyait avoir négligé quelque chose, et être responsable de ma disparition :

- « I am very happy, dit-il en me voyant... Very, very happy, old fellow »

Je fus très touché de ce sentiment qu'il exprima par une rude accolade et de grandes claques dans le dos.

26 ans plus tard 

Ainsi, c'était peut-être lui qui m'avait descendu !... Quelle étrange impression de se trouver, après tant d'années, face à un ancien adversaire, alors que rien ne m'avait préparé à une situation aussi insolite.

Pendant tout le repas, je ne lui avais accordé qu'une attention distraite. Lorsque nous nous étions présentés, une heure plus tôt, j'avais remarqué que ses lunettes noires, très épaisses, dissimulaient surtout une large et profonde cicatrice qui lui barrait le front au-dessus des cils. Je savais qu'il était Allemand. J'avais vaguement retenu son nom... Heuschen ou Beuschen... quelque chose comme ça... Il avait certainement déjà oublié le mien.

Nous n'aurions probablement conservé de cette soirée que le souvenir d'une chère excellente et de vins généreux. Mais il y avait eu cette phrase lancée par mon voisin de droite, qui avait dit en me désignant :

- « Mon collègue est un ancien officier, pilote de chasse. »

Rien de plus qu'une allusion très banale, dans le cours d'une conversation que je n'avais pas suivie. Nous étions une quarantaine de spécialistes de l'aéronautique. Le vingt-sixième Salon qui s'achevait, nous avait réunis autour d'une table d'hôte. Cette simple phrase allait brutalement déclencher une avalanche de souvenirs, depuis longtemps classés. Elle mit en éveil la curiosité de mon vis-à-vis. Il rapprocha son buste de la table, et s'adressant à moi, dans un français impeccable :

- « Chasseur ? Je suis enchanté, car nous appartenons à la même confrérie. Vous avez fait la guerre, bien sûr ? »

- « À peu près entièrement. »

- « À quelle unité étiez-vous ? »

- « Au groupe Lafayette. »

 Il esquissa un mouvement de surprise, et ses lèvres se plissèrent en un sourire amusé :

- « Groupe Lafayette !... C'est extraordinaire... Alors, vous étiez en Tunisie ? »

- « Je m'y trouvais également. »

II lut mon étonnement dans le regard que je fixai sur le trèfle en or qui ornait sa boutonnière. Il y porta instinctivement sa main gauche. Une main de laquelle trois doigts étaient absents.

- « Mon insigne d'escadrille, dit-il »

As de pique, as de trèfle, nous les avions quelquefois aperçus en combat. Images tellement fugitives...

- « Nous avions nous, une tête de Sioux et une Cigogne. »

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Il inclina la tête :

- « Je me souviens... La Tunisie, 1943... Le groupe Lafayette... Alors, vous étiez à Thélepte ? »

- « Thélepte au début... Puis nous avons dû déménager. »

II sourit à nouveau :

- « Nous aussi, assez souvent... Mais nous sommes restés quelque temps à Kairouan. »

Ce fut à mon tour de sourire :

- « Kairouan... Nous avons eu ensemble quelques explications mouvementées. »

- « Plutôt mouvementées, comme vous dites. »

Cette minute était étonnante. Combien d'entre nous auraient aimé la vivre ! Voir enfin se matérialiser devant soi, la silhouette imprécise, aperçue parfois l'espace d'un éclair, au hasard d'un combat... Silhouette emprisonnée dans une carlingue... Dans notre cas particulier, le Destin avait transgressé la loi du Toi ou Moi puisqu'il permettait cette rencontre.

Quelques convives s'étaient levés. Je me rapprochai de lui. Détendu, il savourait tranquillement son cigare. Était-ce réellement à ce bourgeois élégant, distingué, ou à un de ses camarades, que je devais d'avoir vécu quelques instants assez "inconfortables" ? Je voulus en avoir le cœur net :

- « Le Lafayette arriva en Tunisie au début de l'année 43 ».

- « Nous étions à Kairouan, depuis quelques jours, Noël 42, exactement. De Naples, nous avions été envoyés en renfort, au moment de l'offensive anglaise d'Alexander, vers Tunis. Nous avons appris que le premier groupe français, équipé par les Américains, était en face de nous... Pour les rares anciens de notre unité, cette nouvelle leur rappela les débuts de la guerre. Ils avaient été opposés à vous, en septembre 39, sur la Sarre. »

Et devant mon regard interrogateur, il précisa :

- « Mon groupe était à Sarrebruck. »

- « En effet, nous avions effectué, en commun "la période de rodage"... Les premiers accrochages furent sérieux. »

- « À cette époque, j'étais en Pologne. Pilote de réserve, j'avais été rappelé en 1938 pour partir en Espagne... Je me retrouvai en mars 40, sur le front français. »

- « Comment avez-vous appris cette nouvelle de notre retour dans la lutte ? »

- « Sans surprise. Nous nous y attendions tous ».

Il marqua une pause, et sans la moindre amertume dans la voix :

- « C'était une erreur d'avoir maintenu tant de pilotes en Afrique du Nord... Il est vrai que vous seriez tous passés, avec armes et bagages, chez les Anglais... En Tunisie, nous avons reçu aussitôt des ordres pour nous "occuper spécialement" de vous. Nous avons d'ailleurs attaqué Thélepte, dès le lendemain de votre arrivée. »

L'expérience de la guerre avait permis d'améliorer nos méthodes.

- « Nous vous avons rendu la politesse sans trop attendre. »

Ses traits se détendirent pour un large sourire :

- « En vous abstenant, vous auriez manqué à tous vos devoirs. »

- « Mon premier engagement avec vous a failli se terminer très mal. C'était le 22 janvier, dans la région d'Ousseltia, au moment de l'offensive de Von Arnim vers Pichon. J'ai été abattu par trois Focke-Wulf 190. »

Il chercha dans sa mémoire, se frappa le front avec l'index :

- « Le 22 janvier... Oui, la date est là. Elle a marqué aussi pour moi. Ce jour-là, j'ai été contraint de me poser sur le ventre, dans le bled, heureusement non loin de Kairouan. J'avais cueilli deux explosives dans un cylindre. À l'atterrissage, très dur, une vieille blessure s'est ouverte. Je suis rentré à l'hôpital. »

- « Vous étiez donc dans cette bagarre ?

- « Oui. Mais auparavant, nous avions eu un accrochage avec des P-40 américains et nous en avions descendu trois... C'est au moment où notre dispositif cherchait à se regrouper, que ma patrouille a foncé sur deux P-40 isolés. Nous étions quatre. Un de mes équipiers a été abattu... C'était vous ? »

- « C'était moi. »

- « Tout revient très bien maintenant... Je vous ai tiré alors que vous étiez occupé avec lui. »

- « Vous m'avez touché... J'ai déclenché une vrille que j'aie redressée. J'ai vu un Focke qui arrivait en virage, trois-quarts avant. J'ai tiré... »

- « Et vous avez atteint mon moteur. »

- « À la même seconde, un de vos gars m'a envoyé une rafale qui a fait "sauter" une partie de mon tableau de bord, et je suis reparti en vrille. »

- « Parachute ? »

- « Impossible, mon habitacle était coincé. J'ai réussi à redresser encore une fois. L'affaire s'est terminée sur le ventre. »

- « Un bon match nul entre nous deux ? »

- « Oui... Votre équipier ? »

II hocha lentement la tête :

- « Il a dû être tué dans sa carlingue. Son avion a explosé en l'air. »

Il y eut un silence. Ce fut lui qui le rompit :

- « Notre présence ici, aujourd'hui, prouve que nous avons eu tous deux beaucoup de chance. »

- « Je le pense, tout au moins pour moi... »

Car pour lui, la guerre avait gravé dans sa chair des blessures profondes. Il passa machinalement la main droite sur son front :

- « Il ne faut pas être trop exigeant... Après ce que nous avons connu, je n'ai pas le droit de me plaindre... Il y a tant de vides autour de moi... En février 44, j'ai été descendu en flammes au-dessus de la Forêt-Noire, par le mitrailleur arrière d'une forteresse volante... La guerre était finie pour moi. »

- « J'ai pu atteindre, sans trop d'accrocs, le cap de l'armistice... Que d'absents aussi au dernier appel... »

En parlant, nous nous étions levés. Il marchait avec quelques difficultés. Nous nous approchâmes de la vaste terrasse qui dominait les jardins du Trocadéro. La Tour Eiffel se dressait, illuminée, toute proche. À la verticale de ces jardins, vingt-cinq ans plus tôt, comme moi à Thélepte, Gras, mon vieux camarade, s'était expliqué sérieusement avec trois Messerschmitt 109. Il s'en était tiré de justesse, et avait réussi à se poser sur le terrain de Villacoublay...

C'était en juin 40. Tout s'écroulait... Nos illusions partaient à la dérive, alors que nous n'avions pas le sentiment d'être vaincus. Georges Gras était colonel aujourd'hui, quelque part sur une base. Je ne l'avais pas revu depuis des années. Nous étions pourtant les deux survivants de cette merveilleuse équipe de copains que nous formions à l'escadrille... Combien restions-nous encore, de la centaine de pilotes de chasse qui s'étaient envolés joyeusement de Reims, en ce matin empli de soleil, d'août 1939 ?

Mon voisin me rappela à la réalité, en exprimant tout haut sa pensée :

- « C'est un passé bien lointain, mais quelle magnifique époque !... Nos successeurs, très jeunes, visent plus haut et plus vite. Ils ne comprendraient pas la nostalgie que nous éprouvons en évoquant ces souvenirs. Comme nous l'avons aimé, ils aiment le risque. Leur aventure moderne, plus complexe, atteindra un niveau bien supérieur à la nôtre... Je crois qu'elle ne connaîtra jamais, ni sa qualité, ni son intensité. »

Il avait raison. À cet instant, il souhaitait sincèrement que nos camarades qui assuraient la relève aux commandes des chasseurs supersoniques, ne soient pas plongés un jour dans les dramatiques épreuves que nous avions affrontées en plein ciel.

Notre route avait été longue, dangereuse, semée de virages imprévus. À combien d'entre nous la chance avait-elle tendu, généreusement, sa main secourable ? La fortune des armes s'était montrée follement capricieuse.

Le destin implacable n'avait-il pas imposé, à certains, un cruel quart d'heure, que les règles immuables de la guerre n'avaient pas prévu ? Alliés d'hier... ennemis d'aujourd'hui... Obéir et se battre sans avoir le droit de choisir, tel avait été l'impérieux devoir de quelques-uns parmi les meilleurs !... Accepter un combat que l'on n'attendait pas... Huvet, Houzé, de Montgolfier, Lachaux, Le Stum, Bouhy, Hème, Ruchoux... D'autres noms encore, beaucoup d'autres... Visages disparus qui défilaient vertigineusement... Qui se souvenait encore d'eux ?...

Vingt-six ans de recul accouraient à ce surprenant rendez-vous.

Je revis Beuschen le lendemain. Le dernier cocktail du Salon nous réunit. Nous avions encore dans les yeux les arabesques fracassantes dessinées par les chasseurs supersoniques, dans le ciel du Bourget.

- « Un magnifique bouquet final, dit-il. J'aurais aimé piloter ces bolides... J'ai dû mettre les pouces beaucoup trop tôt. Ces sacrées blessures en furent la cause. Avez-vous eu cette chance de poursuivre ? »

- « Oui. J'ai piloté ceux de la classe intermédiaire. J'ai quitté l'armée, il y a cinq ans. »

- « Vous avez réussi à « boucler la boucle ». Vingt-cinq ans dans ce métier... Je vous envie... Bah ! À quoi bon des regrets. Ne sommes-nous pas riches de souvenirs ? »

Un garçon nous présentait son plateau. Nous prîmes chacun une coupe.

- « Si un jour, vous passez par Berlin-Ouest, reprit-il, faites-moi signe. J'organiserai une petite réunion, avec quelques camarades survivants. Nous confronterons nos points de vue. Cela me fera plaisir. »

II leva son verre :

- « Prosit... À ce lointain bon temps... À notre chance... »

- « À notre chance... À ce cinquième quart d'heure, qui a permis cette rencontre. »       


Jean GISCLON

Extrait de "Le cinquième quart d’heure" (Éd : France Empire - 1965)

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Le Sergent Jean Gisclon

Date de dernière mise à jour : 17/04/2020

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