Le bombardement de Mannheim

Nommé sergent depuis le 1er décembre 1939, Pierre Borgne rejoint à Reims la 4ème Escadrille commandée par le capitaine Santini du 2ème Groupe de la 15ème Escadre de Bombardement, et il nous raconte :

La 4ème Escadrille comprend 5 avions de ligne et 1 avion d’entraînement (Bloch 131). Les avions de ligne sont des quadrimoteurs monoplans Farman types 221 ou 222. Les premiers ont le train d’atterrissage fixe, les autres le train d’atterrissage escamotable ; ils vont donc un peu plus vite. Quatre moteurs Gnome et Rhône K14 de 800 CV sont placés en tandem sous les ailes hautes. Le poids total en charge est de 20 t. Pour l’époque, ce sont de gros avions. Ils emportent près de 3 t de bombes, avec 6.000 litres d’essence, ce qui leur donne une autonomie de 10 h, à une vitesse moyenne de 200 km/h, soit un parcours de 2.000 km environ. L’équipage est de 7 hommes : un pilote, un co-pilote, un navigateur-bombardier, un radio, un mécanicien tireur en avion et deux mitrailleurs, l’un pour le tir arrière supérieur, l’autre dans la tourelle électrique inférieure qui peut pivoter de 360° et peut tirer vers le bas. En principe, en principe seulement, pas d’angle mort. Radio ou mécanicien, en combat aérien, servent la mitrailleuse avant. 

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Farman 221, à train fixe

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Farman 222, à train escamotable

À Reims

Janvier 40
Il fait cette année-là un froid sibérien. Les  –15° à  – 20° ne sont pas rares. L’activité aérienne est pratiquement nulle. On n’avait pas prévu de faire la guerre les années froides. Je viens d’arriver, je suis un bleu. J’attends d’être incorporé dans un équipage.

Février 40
Deux vols sur Bloch 131, en entraînement aux atterrissages. Je suis encore un peu perdu, mais de voler ça permet d’observer ce qui se passe dans un avion, de se familiariser avec les hommes, d’acquérir de l’expérience. À la fin de ce mois, mon carnet de vol porte 32 h 45 de vol.  

Mars 40
Je vole enfin sur Farman. Le commandant d’avion est le capitaine Santini. Le pilote est le sergent Baudry. Un autre vol le 22 mars, jour de mon anniversaire : j’ai 20 ans.

Avril 40
Activité aérienne réduite. Un seul vol, et encore très court, puisqu’on ne fait qu’un tour de piste, alors qu’il était programmé pour deux heures. 

10 Mai 40
Les armées allemandes attaquent, dès l’aube, sur tous les fronts. Tout le monde est surpris. Nous sur le terrain de Reims, comme les autres. Vers 9 h, première attaque de la base par des Stuka, avions qui larguent des bombes à sifflets ajoutant à l’effet destructeur, une action démoralisante assez surprenante.

Nos avions sont alignés comme à la parade. Heureusement, le bombardement n’est pas très précis. Un seul Farman est touché par des éclats. Mais c’est notre baptême du feu et j’avoue que la frousse, nous l’avions. Vers midi, nouveau bombardement. Cette fois, une escadrille anglaise qui occupe des hangars de l’autre côté du terrain, voit ses avions, des Fairey Battle, monomoteurs de reconnaissance, presque tous touchés.

Nous, nous n’avons toujours pas compris. Tout au moins, nous le constatons. Vers 14 h arrive l’ordre de charger des tracts que nous devons aller larguer au-dessus de l’Allemagne pour dire aux Allemands que nous sommes les plus forts.  Quelle comédie ! Mais, vers 16 h, le contre-ordre arrive et, devant les attaques généralisées de l’aviation allemande sur tous les terrains du Nord-Est de la France, enfin l’État-Major donne l’ordre de rejoindre le terrain opérationnel de Saint-Yan, en Saône-et-Loire. Quelques avions partiront le soir pour Romilly-sur-Seine. Mon avion n’étant pas prêt, le départ est prévu pour demain matin à l’aube.

Le départ pour Saint-Yan

Le 11 mai 1940 à 6 h, après une nuit où nous n’étions pas très tranquilles, sachant que partout, les avions allemands attaquaient les terrains d’aviation, avec en plus un climat psychologique créé par des tas de faux bruits, nous mettons le cap sur Saint-Yan.

En arrivant, en plein milieu du terrain de Saint-Yan, une colonne de fumée, causée par un Farman qui brûle. Ça commence bien.

Après l’atterrissage, nous apprenons que l’avion, du coté de Paray-le-Monial, a été touché par notre propre DCA : les artilleurs n’ayant pas été prévenus de ces vols, n’avaient pas hésité à tirer. Celui qui brûlait avait reçu un obus dans le train d’atterrissage et, quand il avait touché le sol, il avait capoté et avait pris feu. Heureusement, l’équipage avait eu le temps d’évacuer l’appareil.

Au cours de la journée, les avions de l’escadre arrivent et, le soir, tous sont là. D’un côté du terrain, vaste champ de 1.200 m de diamètre, le groupe I/15, de l’autre le II/15, mon groupe. Sous le couvert des bois qui entourent le terrain, ont été installé des baraques préfabriquées qui serviront de bureaux, de salle des équipages, de salle à parachute, de mess. Quant à l’hébergement, on nous donne des billets de logement chez l’habitant. Pour ma part, avec cinq autres camarades de mon grade, nous avons comme point de chute, un petit restaurant de campagne, situé aux Bordes, petit hameau en bordure de la Loire. Nous avons relativement de la chance. Pour les repas, nous sommes rattachés à la roulante, située sur le terrain.

Dès le lendemain matin, nous rejoignons le PC de l’escadrille, toujours commandée par le capitaine Santini. Nous nous installons, camouflage des avions, en bordure de la forêt, le fuselage dans les bois, les ailes au ras des  arbres, couvertes de branchages. D’en l’air, on ne doit rien voir. Comme en plus, le terrain n’a pas de piste, c’est un champ où l’on peut décoller et se poser dans n’importe quelle direction, le camouflage est parfait. La vie s’organise.

Dès le 14 mai, les premières missions de bombardement sont déclenchées pour essayer d’enrayer l’avance allemande. Ce sont des missions de nuit. En effet, la défense de ces gros avions n’est pas idéale et les angles morts sont nombreux. Leur vitesse est faible. Aussi la nuit est une complice dont il faut profiter : les Farman ne feront jamais de missions de jour, ils auraient été descendus mieux que des perdrix.

Quelles missions ? Ce sont des attaques de harcèlement de nuit contre les colonnes allemandes qui attaquent et avancent en Belgique. Pas très efficaces quand, menées comme c’est le cas, par des avions pas très rapides et assez peu maniables.

Je participe à deux de ce genre de missions, dans les nuits des 17 et 19 mai. Ce sont des vols qui durent plus de 5 h pour aller de Saint-Yan jusqu’en Belgique dans la région de Hirson. En bas les colonnes allemandes avancent tous feux allumés et n’ont pas l’air de se soucier beaucoup de ces avions qui, de 4.000 m d’altitude, leur envoient, par salves de 8, des bombes de 32 kg. De cette hauteur, nous n’avons qu’une vue simplifiée des dégâts que nous pouvons causer. 

Le mauvais temps, dans ce mois de mai, est complice des Allemands et, souvent, nous ne pouvons sortir.

Dans les Vosges

Fin mai, dix avions sont envoyés dans les Vosges. C’est le terrain d’Auzainvillers qui nous accueille. Pour le logement, nous sommes répartis dans les fermes d’alentour. De là, nous gagnerons plus de 500 km sur nos missions. Enfin, c’est ce qui était prévu car, en réalité, nous retournons trois jours plus tard à Saint-Yan. Les Allemands ont repris leur progression et nous risquons d’être pris au piège. Saint-Yan, nous connaissons.

Le 2 juin 1940, à 17 h, ordre de chargement, pour mon équipage, d’un lot de bombes, pour un décollage à 22 h.

F-222 2
Farman F-222

La préparation, pour le navigateur, consiste à tracer sur les cartes, l’itinéraire prévu qui sera communiqué, par l’EM aux postes de DCA pour éviter qu’ils nous tirent dessus. Le navigateur positionne sur les cartes les phares qui jalonnent l’itinéraire : ce sont des spots lumineux blancs ou de couleurs, qui permettent d’avoir une aide à la navigation, les villes étant éteintes. En plus, suivant un code secret, ces phares clignotent, en représentant une lettre de l’alphabet morse. Ainsi, pour une nuit donnée, le phare positionné à 15 km à l’est de Dijon sera rouge et émettra la lettre morse R (un éclat bref, en éclat long, un nouvel éclat bref)

Mais, le mauvais temps aidant, on peut avoir beaucoup de déboires. C’est là que le tout petit radio que je suis, entre en lice. En effet, en plus des phares lumineux, existent aussi des radiophares, positionnés dans la nature, et des radiogoniomètres

Vers 19 h, les ordres de détails sont donnés. Nous devons aller bombarder le terrain d’aviation de Mannheim, port fluvial sur le Rhin, au confluent du Neckar. Notre chargement sera de 9 bombes de 100 Kg, 4 de 200 kg et 32 de 10 kg soit plus de 2 tonnes d’explosifs.

Les mitrailleurs ont eu le temps de faire le plein de cartouches. Chaque poste dispose d’environ 12 chargeurs de 200 cartouches.

Par-dessus notre tenue militaire habituelle, débarrassée de nos affaires personnelles, on a enfilé une combinaison chauffante. C’est une combinaison ‘‘une pièce’’ qui comporte un peu partout des résistances électriques que l’on branche sur le réseau de bord 24 volt. Il ne faut pas oublier que les avions sont à peine chauffés par un circuit d’air qui a côtoyé un court instant les pots d’échappement des moteurs, que la carlingue est balayée par le courant d’air puisque les tourelles sont ouvertes en plein vent, que nous devons monter pour cette mission à 5.000 m où des températures de - 40° sont courantes. Pour les pieds, des chaussons chauffants, une cagoule chauffante également. Par-dessus tout ça, des bottes fourrées en peau de mouton, un blouson et un pantalon de cuir fourré et enfin, un casque. Naturellement, un inhalateur d’oxygène, sorte de groin que l’on accroche au casque et qui vient coiffer le bas du visage. On le branchera par un tuyau de caoutchouc à un détendeur placé sur des bouteilles d’oxygène, deux par membre d’équipage, qui assurent une autonomie de huit heures à 5.000 m.

Navigateur en place, le reste de l’équipage s’installe. Le radio devant son poste, les pilotes grimpent à leurs sièges (c’est très haut dans le Farman), les mitrailleurs sont dans leurs tourelles. La porte d’accès (à l’arrière droit) est fermée. Pour évacuer, si besoin est, nous disposons du toit ouvrant au-dessus des pilotes et d’une trappe largable, juste sous le siège du radio, mon siège pour tout dire. Naturellement, nous sommes tous équipés de parachutes, ‘’siège’’ pour les pilotes, ‘’dorsal’’ pour les autres. Le mécanicien qui, en cas de combat aérien, doit assurer la manœuvre de la tourelle avant s’installe, pour le moment, sur les quatre marches d’escalier qui permet d’accéder au poste de l’équipage. Ce n’est pas du tout confortable, mais en 1940, on n’avait pas encore pensé que le confort rendait les facultés humaines plus efficaces.

Il est 21 h 40, le décollage est prévu à 22 h. Il faut respecter les horaires sur l’itinéraire prévu, sans quoi, attention à la DCA française !

Mise en route des moteurs, en commençant par le n° 1 (arrière gauche) puis le n° 2 (avant gauche), le 3 (avant droit) et le 4 (arrière droit). Un compresseur, entraîné par un petit moteur intérieur, genre moteur de moto, permet de gonfler une bouteille d’air qui sert au démarrage des moteurs. Pour faire tourner l’hélice, on envoie dans les cylindres de l’air comprimé qui, appuyant sur les pistons, entraînent le vilebrequin et tout l’ensemble moteur-hélice. Le contact des magnétos est mis et, quand la vitesse de rotation est suffisante, le moteur démarre à grands bruits de pétarades et avec beaucoup de fumée d’huile odorante (huile de ricin).

Avec l’aide d’un mécanicien extérieur, les moteurs sont donc mis en route. Quelques instants de chauffage pour que l’huile atteigne 30°. Un signal de lampe électrique du pilote au mécanicien de piste et il enlève les cales. Après essai des freins, l’avion lourdement chargé, se dirige vers son point d’alignement. Point fixe.
Le pilote aligne l’avion sur l’axe de décollage, matérialisé par des lampes électriques qui ne sont visibles que dans un secteur de l’ordre de 10 °. On appelle cela un balisage discret, pour éviter que les "maraudeurs ennemis" repèrent le terrain et le bombardent.

Les gaz sont mis "plein pot" comme on dit, les freins sont desserrés et, lentement, le Farman s’ébranle. Il roule petit à petit, les cahots se font sentir, deviennent plus légers, plus rapides, la vitesse augmente. De ma place, je ne vois pas grand-chose : un peu de lumière du balisage et c’est tout. On ne sent plus rien, si encore un petit choc, c’est un dernier bond, un effleurement, et maintenant, ça glisse ouf ! on est en l’air. Lourdement chargé, les moteurs à pleine puissance, le décollage s’est bien passé. Tout le monde respire. Le cap est mis.

En route vers Mannheim

À une centaine de mètres d’altitude, les moteurs sont réduits. Ils sont mis au régime de montée qui est réajusté au fur et à mesure que l’altitude augmente pour compenser la richesse du mélange air-essence qui varie avec l’altitude. Vers 2 500 mètres, le commandant d’avion passe un papier : mettre les inhalateurs. Mais, où est passé le mien ? Peut-être est-il sous ma tablette ? Je cherche avec les mains car l’éclairage est réduit ; je ne sens rien. Enfin je suppose qu’il est tombé lorsque j’ai gravi l’échelle pour monter à bord. Restons calme … Si j’avertis le capitaine, je vais d’abord me faire "enguirlander" puis il va annuler la mission, larguer les bombes dans la nature (car on ne peut pas se poser avec) et retourner au terrain. Alors, mon choix est fait. Cette mission est nécessaire. En m’arrangeant, la nuit aidant, personne ne s’apercevra que le radio n’a pas son inhalateur. 3 000 mètres, -5° extérieur. Il commence à faire froid. L’ouverture de la tourelle avant a beau être mise perpendiculairement à l’axe de l’avion, le courant d’air se fait sentir.

Il fait de plus en plus froid, je souffle de plus en plus, mais qu’y faire ? 22h 45, l’altimètre du tableau de bombardement, derrière moi, accuse 5000 mètres. Nous arrivons à l’altitude prévue. Les moteurs sont réduits à leur régime de croisière. À l’ouest on distingue de vastes masses nuageuses. Bon sang ! qu’il fait froid ! un coup d’œil au thermomètre : -35°. C’est le nez qui souffre le plus. Si seulement je pouvais respirer plus profondément.

Après le décollage, j’avais pris contact avec la station radio de l’escadre. Le capitaine me passe un court message que je transmets pour signaler à Saint-Yan que nous avons atteint notre altitude et que tout va bien à bord (TVB). Je reçois, codée, la météo prévue sur l’objectif : 4/10 de nuages à différentes altitudes, la visibilité est bonne. C’est plutôt au retour que les choses risquent d’être moins bonnes …

Minuit. Rien à signaler si ce n’est le froid et l’essoufflement. Mais, au fait, j’ai tout à côté de moi mes bouteilles d’oxygène accrochées à la paroi, un tuyau de caoutchouc en part pour venir au masque que je n’ai pas… si j’essayais. J’ouvre une bouteille … un jet frais sort du tuyau, je le passe devant mon visage. Oh ! que c’est froid, mais que c’est bon ! c’est formidable de pouvoir respirer librement quand on a eu la poitrine serrée pendant une heure. J’ai trouvé le truc si ça va mal !

Minuit trente. Un petit message codé à l’escadre : nous arrivons à la frontière – Bien reçu. En bas, beaucoup plus de lumières. À droite de notre route : des villes éclairées. Ce doit être le Luxembourg. Un coup d’œil sur la carte : effectivement, nous traversons maintenant la frontière allemande. Des doigts lumineux partent du sol : des projecteurs ! Pour le moment, pas de problème ; nous continuons allègrement notre chemin. Nous sommes à quelques minutes de l’objectif.

Sur l'objectif

Devant nous, mais plus bas semble-t-il, un point éclairé dans le ciel, avec beaucoup d’éclats lumineux plus rouges, tout autour. Eh oui! c’est un avion, sans doute de chez nous, aux prises avec la Flak (c’est ainsi qu’est dénommée la DCA allemande) et les projecteurs qui ne le lâchent pas, les éclats qui l’entourent sont ceux des obus qui éclatent tout autour. Comme souvent dans ces moments-là, le monde et égoïste : autant lui que nous !

Remue-ménage chez nous. Objectif dans cinq minutes. Un violent courant d’air : on vient d’ouvrir les trappes à bombes. Les mitrailleurs à l’arrière, gelés, font savoir qu’ils sont à leurs postes de tir.

Au sol, on distingue une zone claire argentée qui laisse supposer que c’est le Rhin. En bordure se trouve notre objectif, Mannheim… Le navigateur-bombardier vient régler son tableau de bombardement en fonction du programme de largage, met la commande "inerte-active" sur "activ", se place au poste de visée et entre en contact téléphonique avec le pilote. Celui-ci a du mal pour virer (avec la très basse température, les commandes gelées sont dures, très dures). Il lui faut agir sur la puissance des moteurs : plus de tours à droite pour virer à gauche, et vice versa. Il faut prendre l’axe de bombardement de très loin. Grand virage, on ne bouge plus. Voici au moins trois minutes que le cap est tenu. Le bombardier, l’œil collé au viseur, en liaison avec le pilote, arrivant au point de largage, appuie sur le déclencheur. On ressent un léger déclic ; ce sont deux bombes de 200 kg qui viennent de partir. Il y a tellement de lumières en bas qu’il est difficile de voir où nos bombes sont tombées. ….

Virage lent… comme tout à l’heure. Nous nous éloignons de trois minutes puis nous reprenons l’axe de bombardement. Le Lt Lhomme règle à nouveau son tableau : à ce passage il est prévu quatre bombes de 100 kg, larguées à une demi-seconde d’intervalle, ce qui fera au sol un chapelet espacé de 50 mètres. Largage et virage pour recommencer. Mais voilà que ça se gâte ; l’avion jusqu’alors très stable, est secoué par moments. On a vite compris : en dessous de nous, des éclats orangés. La Flak nous aurait-elle repéré ?

De nouveau en éloignement… d’un seul coup, nous sommes éclairés ; on y voit comme en plein jour. Un projecteur nous a accrochés, il ne nous lâchera plus, surtout qu’avec les commandes raidies par le froid, les évolutions qu’il faudrait faire pour lui échapper sont impossibles. Les éclatements sont au moins à 300 m en dessous de nous …

Troisième passage. Cette fois, toujours en chapelet, ce sont des bombes de 100 kg qui descendent. Le projecteur nous suit, les éclatements de plus en plus nombreux également. Pour donner le change, nous nous éloignons de cinq minutes cette fois ; le projecteur s’éteint. Ouf ! …mais on ne voit plus rien. Le pilote, lui, avait tiré ses rideaux pour ne pas être ébloui.

Peut-être sera-t-on tranquille pour le quatrième passage que nous faisons cette fois à un cap différent. Deux bombes seront larguées, les deux bombes de 200 kg qui restent. Encore deux minutes avant la verticale du terrain que l’on aperçoit malgré les incendies. Mais la tranquillité est de courte durée. À 30 secondes c’est de nouveau l’illumination. On nous a suivis "au son" et cette fois-ci, on nous réserve une surprise : venant d’un autre endroit, 10 secondes après le premier, un second doigt lumineux nous accroche. Ce n’est pas bon signe pour nous car, par triangulation, les deux projecteurs permettent aux artilleurs de déterminer notre altitude. Dès les bombes larguées, au moment du virage, l’avion est secoué méchamment. Des éclats l’atteignent, on dirait de la grêle qui frappe l’avion. Ce n’est pas la joie à bord. Heureusement que nous sommes pris par notre travail : nous avons encore 32 bombes de 10 kg, il faut faire un autre passage.

À trois minutes de l’objectif, c’est plus calme, mais nous sommes toujours dans les projecteurs et il faut revenir dans le jet de la Flak. Allons-y ! Il n’est pas question de ne pas terminer notre mission…

De nouveau, l’objectif est proche. On a du mal à le distinguer dans ce déferlement de lumière. Aussi, pour multiplier les chances, nous larguerons cette fois les 32 bombes par salves de quatre, espacées de 30 mètres. Ce sont des bombes incendiaires que l’on largue pour finir.

L’objectif est là. Nous larguons, Mais grand Dieu, quel saut fait l’avion ! Quel courant d’air d’un seul coup ! Que se passe-t-il en dessous de moi ? Je vois le sol et les projecteurs… qu’il fait froid soudainement ! L’avion a un comportement bizarre … En une seconde, je réalise. Au moment du largage, un éclatement très proche nous a arrosés d’éclats. La trappe, en dessous de moi, à été emportée ; heureusement mon siège a tenu. Le pilote, libéré du souci du bombardement, peut essayer, en changeant rapidement d’altitude, de fuir les projecteurs. C’est la raison du comportement nouveau de l’avion que je viens de ressentir.

Tout paraît normal par ailleurs. Les moteurs tournent rond. Nous nous éloignons. Les projecteurs, enfin, s’éteignent. Nous l’avons échappé belle. Mais nous avons encore deux heures et demie de vol pour regagner Saint-Yan. La Flak n’a-t-elle pas causé d’avaries qui ne se sont pas encore manifesté ?

Retour vers Saint-Yan

Plus facilement, car nous sommes allégés des bombes et de 3 h 30 d’essence, nous reprenons notre altitude. De temps en temps, mon tuyau d’oxygène vient me redonner du ressort ; personne ne s’en est aperçu, c’est le principal. Nous commençons, dès la frontière, à rentrer dans les nuages ? À l’aller, ils étaient sur notre gauche, mais ils se sont déplacés vers l’est et maintenant, ils sont là. Dans le fond, ils sont les bienvenus car ils nous offrent une protection efficace contre les éventuels chasseurs de nuit.

Mais quel froid ! La vitesse tombe. En effet, l’avion est couvert de givre qui crée une résistance supplémentaire à l’avancement. À cette altitude et à cette température il ne risque pas d’être dangereux. Mais nous avons hâte de rentrer. Voici près de deux heures que nous avons quitté notre objectif de Mannheim, et une heure et demie que nous n’avons rien vu. Avec la baisse de vitesse, le navigateur, à 50 km près, ne sait plus bien où nous sommes. Aussi il faut l’aider. Puisqu’on est autorisé à faire appel aux gonios en cas de nécessité, c’est le cas. Je suis toujours en liaison avec la base sur la fréquence d’escadre. Ils savent que le bombardement a été mené à bien et que nous sommes sur le retour. Mais, ils ne peuvent rien pour nous aider.

Je change de fréquence et me voici sur le réseau gonio. J’appelle Paris, donne à l’opérateur l’indicatif de l’avion, le numéro de la mission et je bloque le manipulateur pendant 10 secondes. Les gonios prennent notre relèvement par rapport à eux et par téléphone, ils les communiquent à Paris-Le Bourget que j’avais appelé. Quelques secondes d’attente et FNB (indicatif de la station gonio appelée) me transmet le message très simple : 250° /A 15 Y 0356. J’accuse réception et passe le message au navigateur. Son décodage est également très simple. Il suffit de savoir que Y désigne ce jour-là le terrain de Nancy. À 03h 56, nous étions à 15 km dans le 250° du terrain de Nancy. Le A signifie que les relèvements sont de la classe A, c’est-à-dire très bons. Nous sommes presque sur notre route, à 10 km près.

À l’est, l’aube se manifeste. On commence à distinguer notre avion en entier, noyé dans le coton tout blanc de givre. Sous l’aile droite, un morceau de toile du revêtement de l’aile, bat comme un fanion ; un éclat est passé par-là. Le froid est toujours présent. En revanche, tout a l’air normal. Le capitaine réduit les moteurs et se met en légère descente : çà nous fera gagner en vitesse et en température.

Vers 3 500 m, nous sortons des nuages, mais il y a d’autres couches en dessous de nous. À Saint-Yan, la radio nous dit que le plafond est de 800 m, la visibilité de 6 km ; ce n’est pas merveilleux, mais cependant très confortable… La température est montée à 0° : qu’est-ce qu’il fait chaud ! Le petit jour nous fait deviner une grande ville. Un coup d’œil sur la carte du navigateur : c’est Dijon. Il est 5 heures. Le jour est là maintenant. Nous sommes le 2 juin, l’été est tout proche, mais ce n’est pas le temps que nous avons subi cette nuit qui nous fait penser aux vacances … pauvres vacances ! Que réservent les jours à venir ? Encore une heure et nous serons à Saint-Yan. Quelle joie de pouvoir, dès l’arrivée, se rendre au mess pour le café du matin. Ensuite, au lit, nous l’avons bien mérité.

Pour le moment, nous commençons à ressentir la fatigue. Chacun se remémore les durs moments passés. Et les autres équipages ? Que sont-ils devenus ? Nous sommes partis à 8 avions hier soir, de dix minutes en dix minutes. En l’air, j’en ai entendu quatre "trafiquer" sur les ondes. Les autres étaient-ils en panne radio … ou, ont-ils eu moins de chance que nous ?

5 h 15. Nous passons 2 500 m. Un petit message interne nous dit que nous pouvons enlever nos masques à oxygène ; c’est fait pour moi depuis longtemps, mais ne disons rien …

5 h 30. Autun est en dessous de nous. Ce n’est pas très loin du Creusot où quelqu’un pense à moi sans doute. Fiancé en janvier 40, la future Madame Borgne y habite.

5 h 50. La Loire est là, tout près. Nous sommes en dessous des nuages, le terrain n’est pas loin maintenant. Voici l’Arconce, un affluent de la Loire. La piste est très proche du confluent. En effet, le camouflage est parfait. Qui pourrait deviner que cette étendue que nous survolons à 300 mètres est un aérodrome qui abrite une vingtaine d’avions ?

Un tour de piste, le train d’atterrissage est sorti. Devant nous, la prairie. Moteurs réduits, nous rasons les arbres. Un coup de "gomme" pour arriver en bordure de l’entrée de piste, tout réduit maintenant, un léger "boum", puis doucement l’avion se pose. Puis, gauchement, le capitaine Santini dirige l’avion vers son point de stationnement.

Notre mécanicien de piste aide le pilote à mettre l’avion en place. Les freins sont serrés, les moteurs coupés. Quel silence après six heures de ronronnement ? Sans hâte, nous rangeons nos affaires. Autour de l’avion, une dizaine de personnes : le Cdt de Groupe, commandant Guiteny vient recevoir le capitaine Santini Cdt la 4ème escadrille. Nous passons à l’arrière du fuselage, le long du couloir. Les lance-bombes sont vides ; seuls les fils avec les clavettes de sécurité y sont accrochées, preuve que les bombes ont bien été larguées "actives". À la porte, l’échelle métallique est accrochée… Hop ! un petit saut, je rejoins le plancher des vaches. À coté de notre alvéole, un vague abri … une table … à côté, par terre, un inhalateur marqué PB. Je le ramasse ; personne cette nuit ne s’est aperçu qu’il était resté là. La prochaine fois, je ferais plus attention.

Un autre avion se pose : lui aussi a réussi sa mission. Deux sont déjà rentrés ; ils allaient moins loin que nous. Que sont devenus les autres ? On a rapidement des nouvelles de l’un d’eux. Ayant eu des ennuis moteurs, une heure après le décollage, il a largué ses bombes dans la Loire avant de se reposer.

Deux autres ont eu des ennuis graves. Au retour, après avoir bombardé la région de Ludwishaffen, le givre a été plus méchant. Les avions étaient devenus incontrôlables, les deux équipages ont dû s’éjecter en parachute dans la région de Metz, soit 14 parachutes dans la nuit … malheureusement, trois ne s’ouvriront pas. Ce sont les premiers morts de l’escadre, cause indirecte des opérations. Quant au quatrième, on apprendra beaucoup plus tard, dans la matinée, que complètement perdu, il venait de se poser à Bordeaux, à bout d’essence. Pour être perdu, il l’était …plus de 400 km d’écart pour atteindre le but. Mais restons humbles, l’aviation est un métier où il faut toujours se méfier ; on n’est pas à l’abri d’erreurs grossières qui ne s’expliquent qu’après coup.

Le mécanicien, l’adjudant Marc, nous rejoint au mess pour le petit déjeuner. Il a compté 32 impacts dans l’avion, le plus gros sous mon siège : mon heure n’était pas arrivée …

Oh ! Que ce café au lait est bon ! Malgré la guerre, le pain est frais et il y a encore du beurre. Profitons-en pendant que nos yeux ont encore la force de résister au sommeil.

Pierre BORGNE

Voir également : http://aviateurs.e-monsite.com/pages/de-1939-a-1945/le-dernier-vol-du-farman-222-n-20.html

Extrait du "Recueil de l’ADRAR" Tome 1 

Date de dernière mise à jour : 27/03/2020

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