Autour du 8 novembre 1942

Le 8 novembre 1942, les Américains débarquaient au Maroc.
Trois pilotes de chasse racontent comment ils ont vécu cet évènement.

Jean SARRAIL, à Fez :

En 1941, par des détours hasardeux, je me retrouvai à Blida, à l'escadron d'entraînement. Il s'agissait d'une école de perfectionnement au pilotage dirigée par le Cne Arnaud, assisté du Lt Perrier, tous deux anciens de la patrouille d'Étampes. Les moniteurs étaient l'Adj Octave, Gouel et quelques autres jeunes, Marchi, Guido, Receveau, Guillemard et moi-même.

En ces temps d'incertitude et de restrictions, pouvoir voler et faire voler était exaltant ; nous travaillions main dans la main, et cela avait fait naître entre-nous une amitié pour la vie.

Tous les soixante jours, une vingtaine de pilotes, envoyés par les groupes stationnés en Afrique du nord, limités à cinq heures de vol par mois dans leur unité, et des pilotes en attente d'affectation, venaient se recycler. Les activités de l'escadron étaient sous la surveillance stricte des commissions d'armistice, italienne d'abord, allemande en suite, celles-ci beaucoup plus rigoureuses. Nous étions, malgré tout, parvenus à camoufler à Béréchid, près de Blida, un certain nombre de stagiaires, inconnus des commissions et que nous entraînions discrètement.

Un jour, surprise ! Marchi, l'un de nos meilleurs instructeurs, est convoqué au CPSO de Fez. Le sigle nous plongea dans la perplexité ; il désignait un Centre de Perfectionnement des Sous-officiers, récemment créé et tous les sous-officiers, pilotes, mécaniciens, service général, devaient s'y rendre à tour de rôle. Il faut dire que, depuis quelque temps, une curieuse rumeur circulait dans les hautes sphères. La débâcle de 1940 ne serait-elle pas imputable aux carences de cette partie du personnel ? Il était temps d'y porter remède... d'où le CPSO de Fez

Ce même jour, j'avais été chargé d'une mission : ramener de Tunis à Alger un Potez 63 pour changement de train. J'y fus intercepté par Receveau : il me remplaçait pour la mission Potez, moi-même remplaçant Marchi pour le CPSO. Il venait en effet de se voir accorder, chose rare, une permission pour aller visiter ses parents en zone occupée, à Chagny.

Receveau, très chic camarade, s'en retourna à Blida comme s'il n'avait pas pu m'intercepter et je continuai sur Tunis, ce qui me faisait gagner quelques jours avant de rejoindre Fez.

Je ramenai le Potez en rase-mottes sur le Djurjura et, atterrissant à Blida, je terminai le vol par un renversement à gauche, effectué sur la piste à l'heure du dîner. Puis, je m'en allai vers le CPSO. Quarante-huit heures plus tard, j'avais une lettre du caporal-chef Seytoux, mon mécanicien : il s'en était fallu de peu que le convoyage Tunis-Blida se terminât en tragédie. Le lendemain, il avait sorti le Potez du hangar et mit les moteurs en route, le gauche d'abord, puis le droit qui se mit à "rugir" : suite à une rupture du réducteur, l'hélice venait tout simplement de se détacher et termina sa promenade à 400 m du parking, Dieu merci sans rencontrer d'obstacle.

À Fez, j'étais affecté à la compagnie du lieutenant Daubresse; la deuxième compagnie était sous le commandement du lieutenant Urbain Montagne, grand ami catalan. Ce genre de rencontre est toujours agréable.

Le but était de redonner du tonus à tous ces militaires. On nous faisait mener une activité genre "commando" : lever de nuit, creusement de piscine, départ sac au dos, arme à la bretelle, pour des marches de parfois 30 km,, traversées d'oueds à la nage, sauts par-dessus une tranchée, pas très large certes, mais garnie en son centre de baïonnettes pointées vers le haut... Ce pénible entraînement pouvait se concevoir pour des personnes jeunes - pour ma part, la pratique du rugby avait été un bon apprentissage - mais nous n'étions pas tous des sportifs, loin de là, et nos pauvres mécanos ne passaient pas leur temps, en escadrille, à courir autour des avions. Ils avaient, de plus, la crainte d'être mis en congé d'armistice en fin de stage.

L'école était dirigée par l'ancien commandant d'un groupe de chasse prestigieux. Il avait pour adjoint le capitaine Brihaie, centralien, engagé par la suite au "Normandie-Niemen", et que j'aurai le plaisir de retrouver en 1949, pilote d'essais à la SNECMA.

Son comportement, lors de notre arrivée au CPSO, nous avait fortement intrigués. Il nous avait convoqués individuellement dans son bureau où, muni d'un diapason, il nous faisait entendre le LA et nous demandait courtoisement de répéter. C'est ainsi que nous étions classés ténors ou basses et, pour la seule fois de ma vie, je fis partie d'une chorale où nous chantions l' "Hymne à la nuit".

J'appris, beaucoup plus tard, que le capitaine Brihaie avait appartenu à la chorale des Petits chanteurs à la Croix de bois, ce qui expliquait bien des choses, surtout dans un centre de perfectionnement...

Les jours passaient, l'entraînement se poursuivait jusqu'à un fameux matin où on nous présenta un nouvel exercice très particulier : il fallait que le CPSO fonctionne sans ses cadres, absents ! Je devais, assisté de quelques stagiaires responsables, remplacer mon commandant de compagnie.

Nous étions le 7 novembre 1942.

Le soir, donc, me conformant aux habitudes vespérales, je passai en revue les stagiaires, debout au pied de leur lit. Vers 4 heures du matin... rugissement des sirènes ! Lorsque cela se produisait, un cadre apparaissait pour nous annoncer un quelconque exercice nocturne. Mais personne ne se manifesta. Dans ma candeur, j'en déduisis que je devais, comme la veille, prendre les choses en mains. En général, le début de la matinée était consacré au réveil musculaire. Je réunis donc les chambrées dans la cour et commençai à les faire trottiner en cercle, en petites foulées... Mais le réveil musculaire prit un tour inattendu car les cadres étaient de retour, hurlant que nous étions en guerre et qu'il fallait foncer vers les armureries.

Nous étions le 8 novembre et le débarquement américain avait commencé.

Dès le lever du jour, tous les stagiaires furent dispersés à 10 km de la base. Le soir, les officiers passèrent, demandant des pilotes de chasse, de bombardement... Je m'inscrivis pour les deux.

Retour à Fez où, à la tombée de la nuit, on nous rassembla dans un grand hangar. Le moment était solennel. Le capitaine Brihaie posa une lampe tempête au milieu d'une table centrale sur laquelle monta, drapé dans une grande cape noire, le commandant du CPSO.

- « On se bat dans Tunis, nous dit-il, à Alger, au Maroc »,

et il termina son allocution en nous promettant que Fez serait le Saumur de l'aviation. Avant de se séparer, il demanda au capitaine Brihaie de faire chanter l' "Hymne à la nuit" .

- « Oh nuit, qu'il est profond ton silence »...

La dramaturgie était impressionnante et sans doute admirable. Mais l'esprit humain est ainsi fait qu'il est insensible à la beauté des choses quand ceux que l'on aime sont loin et en danger. Beaucoup de stagiaires, mariés et ayant leur famille en Afrique du Nord, avaient le moral en berne.

Le lendemain, mon ami le Lt Urbain Montagne, chef de bord sur LéO 45, me prit comme pilote ; il découvrait cet avion, moi aussi !

J'avais déjà mis en route, quand un Dewoitine 520 se présenta à l'atterrissage. Je reconnus sur le champ le serpent dans un triangle, insigne de mon groupe, le 1/3, dont j'avais été détaché pour l'escadron d'entraînement. Ce D-520, piloté par l'Adc Ventillard et qui passa sur le dos en fin de course, précédait une dizaine d’autre venant d'Oran, commandés par le Lt Madon, lequel me réintégra aussitôt. Les nouvelles qu'ils nous donnèrent étaient tristes : dans la journée, le commandant du 1/3, le Cdt Eugler, et son adjoint, le Cne Mauviet, avaient été descendus ; le Lt Faisandier, affreusement brûlé, avait sauté de son avion en feu tandis que Poupard réussissait aussi à se parachuter.

Le soir, arriva l'ordre d'assurer une mission au lever du jour avec les Curtiss P-36 rescapés du 2/5 après les combats de Casablanca. Elle fut baptisée "Mission Tricaud-Engler" en hommage aux deux commandants de Groupes descendus la veille.

Le lendemain, à Fez, le Lt Pissotte et l'Adc Cheminade, décollèrent les premiers Dewoitine. Après que les moteurs eurent donné des signes de défaillance, baisse de régime, reprise, nouvelle baisse, ils réussirent à se poser de justesse. Le Lt Madon, se frottant furieusement le nez de son poing - un tic que nous connaissions bien et qui était chez lui le signe d'une intense préoccupation - faisait les cent pas devant les avions du groupe qui tournaient, prêts à décoller.

Brusquement, il leva les deux bras sur sa tête et nous fit signe de couper les moteurs. La panne des deux avions était due à l'essence : les pleins avaient été faits de nuit, à la main, avec des pompes Japy, mais les touques de 200 litres, stockées depuis trop longtemps, contenaient aussi de l'eau. Il fallut vidanger tous les avions et les décollages furent donc annulés. Le lieutenant Tremoletet le sous-lieutenant Bouder du 2/5 avec leurs équipiers, assurèrent seuls en Curtiss la mission "Tricaud-Engler".

Ainsi se terminèrent pour nous les tristes engagements de la chasse en novembre 1942.

La vie du commando avait certainement été bénéfique pour la condition physique des sous-officiers de l'Armée de l'air et, sans doute, étions-nous mieux préparés aux combats qui allaient suivre.

Pour ma part, pourtant, je reste encore perplexe sur l'utilité des "24 heures sans cadre" du 7 novembre 1942. Mais j'ai peut-être mauvais esprit.

Et le 8 novembre marqua la fin du CPSO.

 

Jean GISCLON, à Casablanca :

C'est par ce matin brumeux du 8 novembre, un dimanche, que se termina à Casablanca, pour le personnel du Groupe de Chasse 2/5, l'entracte dans le déroulement de la guerre commencée en France, en septembre 1939.

La nuit enveloppait encore complètement la ville blanche, lorsque les sirènes se mirent à hurler. Les douze pilotes d'alerte, logés dans différents quartiers, rejoignirent en hâte le lieu de rendez-vous habituel, place de France. Au moment où ils se préparaient à embarquer dans la camionnette du groupe, le ronflement d'un avion volant tous feux allumés, à basse altitude, leur fit lever la tête. Bouhy, l'un des pilotes se précipita vers le trottoir pour ramasser quelques feuilles blanches qui venaient de glisser dans le halo blanchâtre d'un réverbère. Quelques les rares passants l'imitèrent.

APPEL DU GÉNÉRAL EISENHOWER AUX FORCES FRANÇAISES 

Texte du tract largué par avion et radiodiffusé le 8 novembre 1042,
au moment du débarquement du Corps expéditionnaire américain

Les forces que j’ai l’honneur de commander viennent chez vous en amis
pour faire la guerre contre vos ennemis.

Il s'agit d'une opération militaire dirigée contre les forces italo-allemandes
en Afrique du nord. Notre seul but est d'écraser l'ennemi et de libérer la France

Je n'ai pas besoin de vous dire que nous n'avons aucun dessein ni sur
l'Afrique du Nord, ni sur aucune partie de l'Empire français.
Nous comptons sur votre amitié et nous demandons votre concours.

J'ai donné l'ordre formel de n'entreprendre aucune action offensive
à votre égard à condition que de votre côté vous observiez la même attitude :

- LE JOUR : arborez deux tricolores français l'un au-dessus de l'autre.
- LA NUIT : allumez un projecteur et dirigez-le vers le ciel à un angle de 90°

En plus, pour des raisons de sécurité militaire, nous sommes obligés
de vous donner les consignes suivantes. Tout refus de les suivre
sera interprété comme preuve d'intention hostile de votre part.

Voici les consignes :

- À toutes les unités de la Marine et de la Marine marchande : restez sur place.
  Ne faites aucune tentative de sabordement

- Aux unités de la défense côtière : tenez-vous  à l’écart de vos pièces
  et de vos installations de vos installations.

- Aux unités de l'Armée de l'Air : Ne décollez pas. Tout avion doit rester
  sur son emplacement habituel.

Consignes générales : d'une façon générale vous devez obéir à tout ordre
qui vous serait donné par mes officiers.

Nous sommes venus, je le répète, en amis et non en ennemis. Ce n'est pas nous
qui tirerons les premiers. Suivez avec exactitude les consignes que je viens de vous
donner, vous éviterez ainsi toute possibilité d'un conflit qui ne pourrait servir
qu'à nos ennemis. Nous vous convoquons en camarades à la lutte commune
contre les envahisseurs de la France. La guerre est entrée dans la phase de la Libération.

 Des camarades, déjà assis dans le véhicule, s'étonnèrent de le voir lire avec attention, puis courir vers la portière en levant les bras :
- « Ce sont les Américains », cria-t-il joyeux.

Les autres pilotes, habitués à ses fréquentes facéties, le regardèrent incrédules. Il leur tendit alors les tracts qu'il tenait à ma main, qui circulèrent à la ronde tandis que le capitaine Huvet ordonnait au chauffeur :
- « En vitesse au terrain ! C'est un grand jour... ».

Une explosion d'allégresse retentit dans le véhicule tandis que les tracts circulaient de mains en mains. Ils reproduisaient une déclaration en français et en arabe - signée d'un certain Eisenhower - un inconnu pour nous tous. Nous apprenions que les « troupes américaines n'arrivaient pas en ennemies, mais pour libérer leurs nouveaux alliés ». Il nous était recommandé de rester calmes, de ne pas contrarier le débarquement dont les opérations allaient se dérouler en plusieurs points de la côte marocaine.

Le commandant Tricaud était déjà sur le terrain lorsque les premiers arrivants débarquèrent. Victime d'une douloureuse sciatique, il aurait dû normalement, comme les jours précédents, se trouver dans son lit, mais il les attendait, appuyé sur deux cannes. Il appela près de lui son adjoint, le capitaine Huvet, tandis que pilotes et mécanos s'éparpillaient, les uns vers la salle des pilotes, les autres vers les avions bien alignés sur la piste en herbe.

Environ dix minutes ne s'étaient pas écoulées qu'une patrouille de trois Curtiss décollait pour la mission classique de couverture de la ville et du port. Legrand emmenait avec lui Delannoy et un jeune sergent de 21 ans, Lave, affecté au groupe depuis peu. Il faisait encore très noir mais, à l'est, le ciel s'éclairait lentement.

Moins d'une demi-heure plus tard, tout le personnel du groupe était présent sur le terrain. Et tous commencèrent à s'interroger avec inquiétude, non seulement sur ce qu'allaient faire les Américains, mais surtout sur la réaction du commandement français à Rabat.

Un officier appartenant à l'État-major du général Lahoulle, commandant de l'aviation au Maroc et dont le PC se trouvait à Casablanca, leur expliqua brièvement la situation :
- « Une flotte très importante croise au large, entre Casablanca et Rabat. Nous croyons savoir que les Américains n'ont pas l'intention de débarquer, mais de lancer simplement un coup de sonde, sans s'engager à fond. Ils désirent « tâter » les réactions de la défense. Un vulgaire coup de bluff sans plus, une manœuvre de diversion pendant qu'une flotte plus importante se dirige vers la Méditerranée. Quoi qu'il en soit, si cette opération réussit, nous nous replierons dans le bled. Tout le Maroc sera avec nous ».
 

Devant un tel optimisme, les pilotes préférèrent garder pour eux leurs réflexions et se hâtèrent vers les locaux de leurs deux escadrilles respectives, afin de revêtir leurs équipements de vol.

Pour le personnel du Groupe, après la joie exubérante des premières minutes, survint très vite le désenchantement lorsqu'ils connurent l'ordre émanant de l'amiral commandant la place de Casablanca.

Un ordre qui étonna le commandant Tricaud et qu'il transmit à ses deux chefs d'escadrilles, les lieutenants Villacèque et Ruchoux :
- « Les Américains tentent un coup de force contre l'Empire. S'en tenir aux consignes en vigueur : résister coûte que coûte ! ».

La bataille aérienne proprement dite ne dura que la matinée du 8 novembre même si quelques missions furent exécutées dans la journée du 9.

Sur les 18 pilotes engagés, 6 furent tués : le commandant Tricaud, le capitaine Huvet, les adjudants de Montgolfier et Lachaux, les sergents Bouhy et Même. Cinq pilotes furent plus ou moins grièvement blessés : le capitaine Reyné, les lieutenants Fabre, Ruchoux et Villacèque, le sergent-chef Quéguinier.

Le 15 novembre arriva sur la base de Casablanca un colonel américain de l'État-major de Eisenhower : Harold Willis. Quelle ne fut pas sa stupéfaction en découvrant sur les fuselages "La tête de sioux" de son escadrille de 1916. Cela le ramenait vingt-six ans en arrière.

Il expliqua aux pilotes survivants :
- « Vous allez combattre sous commandement américain, comme nos camarades les volontaires de 1916 ont combattu sous commandement français. Je vous en donne ma parole. J'en fais mon affaire auprès du général Eisenhower ».

Le 25 novembre, les sept pilotes du Groupe 2/5, renforcés par une douzaine de volontaires, étaient lâchés sur leur nouvel appareil, le Curtiss P-40 Tomahawk.

Au début de janvier 1943 l'escadrille "La Fayette" commandée par Constantin Rozanoff, partait se battre sur le front tunisien.

 

Lucien INGUIMBERTI, à Marrakech :

Il se trouvait à cette date au Maroc. Il avait quitté la France dès novembre 1939 pour Marrakech. Jeune pilote à cette époque, son instruction s'arrête au moment de l'armistice, alors qu'il totalise 140 heures de vol, sans spécialisation. Sergent breveté pilote, il exerce alors les fonctions d'aide mécanicien. Ayant changé d'uniforme, il devient « sous-agent de stockage », participant au démontage et au stockage des Curtiss P-36, Glenn-Martin 167 et Douglas DB-7 stationnés sur la base. 

Si ma situation de "sous-agent de stockage" ne me permettait pas d'être dans les secrets militaires, je savais une chose en ce dimanche 8 novembre : les permissions étaient supprimées et il y avait travail normal. Bizarre ! Au stade où nous en étions parvenus, cela n'avait rien d'inquiétant. Et pourtant !

À cette époque je logeais en ville chez un particulier, rue Guynemer, dans une chambre que je partageais avec un camarade du Groupe de chasse 2/5, le sergent Lavie, fils d'un médecin de Nice. Ce matin-là, Lavie était d'alerte.

Vers 5 heures, je fus réveillé par le bruit d'avions passant en rase-mottes sur la ville. J'avoue avoir cru, bien innocemment, que cela faisait partie d'un exercice d'alerte. À 6 heures, je me levais pour me préparer et partir au travail. Je fus tout d'un coup inquiet car, en plus du bruit d'avions, il y avait aussi un bruit de canonnade que je n'arrivais pas à identifier.

Enfourchant mon vélo, je me dirigeais vers la place de France, notre café habituel. Personne ! Ces rues étaient pourtant très fréquentées à cette heure-là. Dès que j'eus franchi la porte du café, le patron, un méridional cavaillonais me dit :
- « Tu as vu ? » en me montrant un tract.

À la lecture du titre : Appel du général Eisenhower aux Forces Françaises de l'Afrique du Nord, je compris immédiatement.

Laissant mon café, je fonçais comme un fou sur la route menant au terrain, distant de plus de 6 km de la ville. J'ai dû parcourir cette distance en un temps record, sur ce vélo dont les pneus et les chambres à air étaient remplacés par des rondelles de caoutchouc servant de fermeture aux bouteilles de bière et de limonade. On louait ces vélos, à la semaine, à des petits arabes pour des sommes ridicules.

Dès que j'eus franchi le poste de police, je me rendis compte que les bruits les plus divers couraient déjà. À l'armurerie, on me donna un fusil mais pas de cartouches.

- « Tu en trouveras sur ton lieu de travail », me dit-on.

Toujours sur mon engin à deux roues, je fonçais vers ma section, en traversant la piste en guise de raccourci.

J'arrivais au milieu de mes camarades de travail qui, comme moi, se posaient des questions. Seuls les Allemands, qui n'avaient pu décoller sur leurs Heinkel 111, semblaient au courant et se préparaient hâtivement au départ.

Nos interrogations eurent vite une réponse. Une vingtaine de Grumman Wildcat arrivaient sur le terrain à basse altitude en mitraillant les installations. Les avions du Groupe 1/32, des DB.7, flambèrent dans les minutes qui suivirent. À part quelques adjudants et adjudants-chefs qui avaient connu cela en 1940, nous regardions ce spectacle grandiose et bien triste à la fois. La presque totalité des avions du 1/32 brûlaient ou explosaient car ils avaient leur chargement de bombes.

Notre position était légèrement sur la gauche du mitraillage, mais un Wildcat, légèrement décalé lui aussi, nous ajusta une bonne rafale au passage. Je fus tiré par la jambe par un adjudant mécano et je m'affalais dans une tranchée. Je vis quelques minutes plus tard ce qu'étaient les impacts de 12 mm. Ouf !

Après ce coup, nos esprits se réveillèrent un peu. À proximité des barbelés délimitant l'enceinte militaire, était installée une mitrailleuse Hotchkiss de défense contre avions, protégée par des sacs de sable. Cette pièce était tenue par le personnel du poste de garde tout proche. Avec mon camarade Francesi nous proposâmes aux servants de les remplacer, ce qu'ils acceptèrent avec empressement.

Les avions qui mitraillaient les installations effectuaient leurs passages plein travers. Nous tirâmes des centaines et des centaines de cartouches sans résultat apparent. Nous avions mal aux paumes des mains car, pour introduire les chargeurs, il fallait pousser très fortement. Nous tirions à tour de rôle. Nous sentions la poudre et nous étions très excités. Si nous n'avons pas eu de résultats apparents, la clôture de fil de fer barbelé était, elle, complètement hachée par nos rafales

Et, soudain, le mitraillage cessa. Nous levâmes les yeux au-dessus de nous : la bataille aérienne faisait rage. Les Curtiss P-36 du 2/5 essayaient en vain d'avoir la supériorité aérienne à la verticale de la piste. Ils se battaient à un contre cinq. Les combats étaient trop inégaux en nombre et en performances malgré la virtuosité de nos pilotes. Le commandant Tricaud, commandant le Groupe 2/5, que l'on avait hissé dans son avion car il était atteint d'une crise de sciatique, fut descendu à proximité du terrain.

Un pilote américain, qui avait participé au combat, fut descendu à son tour. Nous ragions de notre impuissance et contre ces Américains qui nous assassinaient.

Le pilote américain sauta en parachute de son avion en flammes et se posa à quelques centaines de mètres de notre position. Avec Francesi nous fonçâmes vers son lieu de chute. Le pilote, qui était tombé en bordure d'une mechta, était un peu groggy et essayait de se débarrasser de son harnais de parachute.

Après l'avoir aidé à démêler ses suspentes, nous lui demandâmes dans un anglais bien primaire, comment il allait. Il nous fit comprendre que l'atterrissage avait été dur et qu'il avait mal à une cheville, blessure peu grave par ailleurs. Je l'aidais à se relever et mon premier soin fut de le désarmer. Je lui retirais sa ceinture, à laquelle était fixé son Colt 45. Ceinture et Coït que j'allais porter quelques mois plus tard. Nous nous dirigeâmes vers le poste de police situé en bordure de piste, lui clopinant et s'appuyant sur mon épaule. Dès notre arrivée, nous fûmes entourés de tout le personnel de notre section et de quelques Allemands en civil qui n'avaient pu encore partir faute de véhicule.

Le pilote, plein de sollicitude, me fit comprendre qu'il avait une cartouche engagée dans le canon du Colt que j'avais mis dans la poche de mon cuir de pilote. N'ayant pas réussi à désarmer l'arme, je la lui tendis par le canon. À ma mimique, il comprit pourquoi. Très digne, sans complexe, comme à l'exercice, il désarma le pistolet, dégagea le chargeur et me rendit le tout que je remis dans la poche de mon cuir. Cette manœuvre, bien anodine pour moi, fit fuir une grande partie de notre auditoire lorsque celui-ci vit l'Américain en possession du Colt armé. Combien de fois ai-je raconté cette histoire ? Je l'aurai longtemps présente à l'esprit. Gisclon, ancien pilote du 2/5 « Lafayette », narre cette anecdote dans l'un de ses ouvrages, "Le 5e quart d'heure".

Après avoir pris conseil auprès des anciens, les adjudants-chefs mécanos, je pris la direction du PC base afin d'y emmener mon prisonnier. Le chemin le plus court était de traverser la piste. Nous n'avions pas fait une centaine de mètres, l'Américain toujours appuyé sur mon épaule, qu'une nouvelle vague de Wildcat arriva pour nous mitrailler à nouveau.

Au milieu de la piste, à découvert, nous avions l'air malins ! J'avoue ne m'être jamais fait aussi petit, allongé de tout mon long, les mains sur la tête. L'Américain n'était pas plus brillant que moi d'ailleurs. La vague passée, il se releva très digne. Il sortit alors d'une poche de sa combinaison une petite bouteille de whisky que nous liquidâmes sur le champ, sans commentaire : c'était mon premier whisky américain !

Ma surprise n'allait pas s'arrêter là. Ouvrant le haut de sa combinaison, il défit son holster et me tendit à nouveau ceinture et revolver qu'il avait en bandoulière sur sa poitrine. Voyant ma surprise : un Colt, du whisky, un autre revolver, il me tapa sur l'épaule et me dit :

- « Bon souvenir » 

Défaisant alors la fermeture éclair de la jambe de sa combinaison, il me tendit un superbe poignard qui était lacé à son mollet. Je ne savais plus si j'avais devant moi un pilote ou un magicien ! Fouillant ses poches, il me sortit quelques pièces de monnaie. Je lui dis en un mauvais anglais :

- « No good ici ».

Il éclata de rire et me donna alors son insigne de pilote de la Marine qu'il portait sur sa poitrine, insigne qui figure aujourd'hui en bonne place dans ma collection.

Remis de nos émotions, nous traversâmes la piste enfin calme. Notre arrivée au PC base se fit dans une indifférence totale. Revoyant la scène avec du recul, je pense que mon prisonnier aurait pu s'en aller tranquillement sans problème. J'ai enfin trouvé un interlocuteur valable qui voulut bien prendre en compte mon pilote. Je vidai mes poches : Colt, revolver, poignard, sous l'œil étonné de mon Américain qui, spontanément, me serra la main. Je le saluais réglementairement et partis rejoindre mon poste.

Un calme tout relatif semblait alors régner sur la base. Détail pittoresque, si tous les avions du 1/32, des Douglas DB-7, avaient brûlé ou explosé, un vieux Potez 540, parqué devant le PC, troué comme une écumoire, avait résisté aux divers mitraillages. Il était encore sur ses roues, laissant penser que le bois tient mieux que le fer.

Comme je me dirigeais vers les hangars du parc, près des bâtiments du 2/5, où j'allais en curieux, mon attention fut attirée par un Curtiss qui semblait en difficulté. En effet, après un dernier virage effectué train rentré, il se posait sur le ventre à proximité des hangars dans un nuage de poussière. Je me précipitais vers l'avion avec tous les mécanos du 2/5. Le pilote, grièvement blessé au bras, fut sorti de l'habitacle avec beaucoup de précaution. C'était le lieutenant Fabre dit Garrus qui, touché au cours d'un engagement, n'avait pas pu sortir son train. 

Après avoir traîné à travers la base à la recherche de nouvelles, je refis le chemin en sens inverse. Je fus accueilli par des camarades eux aussi avides d'informations. Le calme semblait revenu, et quel calme ! En quelques heures le 2/5 avait été décimé : plus d'avions, six pilotes descendus et cinq blessés. Les quelques appareils qui étaient encore disponibles décollèrent pour le terrain de Médiouna, à 20 km de Casablanca. Quant aux avions du 1/32, ils avaient tous été détruits. Les Américains avaient bien joué : ils pouvaient débarquer tranquillement, ayant acquis la supériorité aérienne

L'après-midi allait encore endeuiller le 2/5. Le sergent-chef Bouhy décollant sur un Dewoitine 520, prit l'axe à 45° de l'axe normal de décollage pour rouler le moins possible au sol, des avions américains étant toujours à la verticale. Le pilote essaya plusieurs fois d'enlever sa machine et se tua en s'écrasant finalement dans les carrières qui bordaient la piste tout près de notre position. Avec Francesi, mon camarade du matin, nous fonçâmes à son secours. L'avion était cassé en deux au niveau de l'habitacle, à hauteur du pilote que nous essayâmes de dégager rapidement, craignant que le feu se déclare. Empêtrés dans la ferraille, ne sachant comment faire, nous fûmes rejoints par les équipes de secours, pompiers, médecin, ambulance. Après bien des efforts le pilote fut dégagé mais il succomba pendant son transfert à l'hôpital.

Ainsi se terminait pour la base de Marrakech, cette triste et bien noire journée du 8 novembre 1942.
 

Extrait de « Pionniers » n° 160 et 161 de août et novembre 2004

Date de dernière mise à jour : 26/03/2020

Commentaires

  • Gilles Guesnel
    Bonjour,
    Je lis vos lignes et me demande si cela aurait aussi un rapport avec ce que j'ai mis en ligne concernant mon père.
    Il était bombardier-navigateur (j'ai cru dans un temps que c’était sur B-25 Mitchell mais en fait je pense que c’était sur Marauder, vu le dessin que j'ai retrouvé plus tard, qu'il avait envoyé à ma maman car elle était sa marraine de guerre avant de devenir sa femme après la guerre).
    Il s'agit de photos trouvées chez mon père après son décès ...
    Il y avait des inscriptions manuscrites derrières ces photos que j'ai ajoutées en commentaire sous les photos.
    Merci pour votre site
    Gilles Guesnel

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