Vrilles sur Alphajet

Une aventure, qui m'est arrivée au cours d'un vol d'essai, confirme que le danger arrive souvent d'où on l'attend le moins. J'étais alors chef pilote d'essais au Centre d'essais en vol à Istres. Nous faisions une campagne d'essais de vrilles sur Alphajet, dont le but était de mieux connaître les phénomènes d'aérodynamique stationnaire qui se produisent sur une voilure à très haute incidence. Il fallait accumuler des données au cours d'un grand nombre de vrilles qui devaient avoir toutes les mêmes caractéristiques. Le but n'était pas de mettre au point l'avion, qui était déjà bien connu, mais de recueillir des informations au profit de recherches en aérodynamique. En l'occurrence, on nous demandait d'effectuer des séries de vrilles plates et rapides à gauche, comportant au moins cinq tours stables.

La vrille est le mouvement naturel de rotation qu'effectue un avion sur ses trois axes lorsqu'il est placé à de forts angles d'incidence et de dérapage. C'est un mouvement incontrôlé. La vitesse aérodynamique reste faible ; l'angle d'incidence de l'aile se situe largement au delà de l'incidence de décrochage. L'avion tombe à la verticale tournant sur lui-même, selon un mouvement plus ou moins compliqué qui ressemble parfois à celui d'une feuille morte tombant d'un arbre. Il existe un très grand nombre de types de vrilles, qui dépendent du type d'avion, de son centrage, de sa configuration aérodynamique et de la technique que le pilote utilise pour le mettre en vrille. Une fois que l'on est en vrille, le problème c'est d'en sortir. Presque tous les avions ont une vrille naturelle, mais rares sont ceux avec lesquels on a le droit d'effectuer des vrilles volontaires. Certains avions de chasse, par exemple, sont réputés ne pas pouvoir en sortir : la seule issue pour le pilote est alors l'éjection. Sur les avions de tourisme et les planeurs, on doit démontrer en essai que l'avion peut sortir d'une vrille accidentelle. Ces essais m'ont d'ailleurs procuré parfois quelques moments de sérieuse inquiétude, mais ce sont d'autres histoires que celle-ci. Avec les avions de voltige, certains planeurs et certains avions d'entraînement, on peut effectuer des vrilles intentionnellement.

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Cockpit de l'Alphajet

L'Alphajet en fait partie. À condition de prendre des précautions sur la répartition du carburant à bord, et évidemment de se donner les marges d'altitude suffisantes pour en sortir ou pour s'éjecter si d'aventure on n'en sortait pas. Cet avion possède plusieurs types de vrilles, toutes très intéressantes. On peut faire à volonté des vrilles calmes, agitées, sur le dos, et des plates et rapides, si on applique les techniques de lancement appropriées. Bien entendu, ces vols ne peuvent se faire qu'en ciel clair. Pour en sortir, c'est simple : on lâche les commandes. On sort de vrille à coup sûr en deux ou trois tours, mais à condition d'être en configuration lisse, que les compen­sateurs soient bien au neutre et enfin qu'il n'y ait pas de carburant dans les réservoirs d'ailes, mais seulement dans le réservoir de fuselage.

Pour cette campagne d'essais, il fallait donc effectuer des séries de vrilles plates et rapides à gauche. Pour lancer ce type de vrille sur cet avion, il faut se mettre à environ à cent cinquante nœuds, moteurs réduits, puis braquer à fond en même temps la profondeur à cabrer, le gauchissement à droite et la direction à gauche. L'avion fait alors un large mouvement à cabrer en même temps qu'il se met en fort dérapage à droite, ce qui provoque du roulis vers la gauche. On agit ensuite sur le gauchissement et sur la profondeur pour calmer le mouvement, puis pour l'aplatir. L'avion se trouve alors à peu près à plat, le nez sur l'horizon, et il descend ainsi en effectuant une rotation très rapide autour de son axe vertical. Le pilote est violemment centrifugé vers l'avant. Le tuyau d'oxygène, le cordon radio et les sangles du harnais flottent à l'hori­zontale. La tête est tirée vers le pare-brise. Un collègue à qui je montrais un jour cet exercice m'a dit après coup qu'il avait eu l'impression que ses yeux lui sortaient de la tête et qu'ils ne tenaient plus que par le nerf optique ! Il exagérait un peu.

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L'Alphajet E-80 du CEV (Coll. J.Rosay)

Cette campagne de vrilles durait depuis plusieurs jours. J'avais déjà fait plusieurs vols et j'étais bien entraîné. Ces vols étaient assez éprouvants. On y faisait au total une dizaine de vrilles, qui comportaient chacune une dizaine de tours en comptant la manœuvre d'établissement, la partie stable plate et rapide et la manœuvre de sortie. Ça faisait au total environ cent tours au cours du vol. Ce jour-là, une fois n'est pas coutume, il y avait des stratus bas à Istres. C'était en hiver. Le matin, en roulant vers la base dans ma bonne vieille 2 CV Citroën, je me disais que j'allais peut-être devoir annuler mon vol. Arrivé aux opérations, j'ai attendu que d'autres avions aient décollé pour leur demander par radio de me donner un aperçu plus précis des conditions nuageuses. Le premier pilote en l'air m'a répondu que le plafond était à deux cents pieds, que l'on sortait de la couche à treize cents pieds et qu'au-dessus, il y avait une "tempête de ciel bleu". Pour faire mes vrilles, il me fallait du ciel clair dans la tranche d'altitude où je devais travailler. En considérant que, dans le pire des cas, si l'avion ne sortait pas, je devais m'éjecter au-dessous de dix mille pieds, j'avais besoin de ciel clair entre dix et trente mille pieds. Par conséquent, la "tempête de ciel bleu" qui sévissait au-dessus de treize cents pieds était largement plus que ce qu'il me fallait : je ferais mes vrilles dans des conditions optimales de sécurité, puis je terminerais mon vol par une approche aux instruments. Je pouvais me poser avec un plafond à deux cents pieds.

Me voici donc parti pour ce vol de vrilles. L'Alphajet accélère bien au décollage et il monte vite. Quelques secondes après avoir lâché les freins, les stratus forment déjà une mer de nuages au-dessous de moi, et me voici sous un ciel radieux. Le soleil d'hiver, encore bas sur l'horizon, m'oblige à baisser la visière teintée de mon casque pour ne pas être ébloui. C'est un des privilèges de notre métier que de voir le ciel bleu et le soleil beaucoup plus souvent que les autres. L'avion monte rapidement dans un air parfaitement calme. L'ingénieur responsable de l'essai, qui suit le vol en télémétrie depuis la salle d'écoute, parle peu. C'est la routine. Je mesure quel est mon bonheur d'être seul au milieu de cette immensité de calme et de lumière, avec devant moi une tâche à accomplir qui fait partie de celles que j'aime le mieux : pousser un avion à ses limites.

Arrivé à trente mille pieds, après avoir soigneusement vérifié que tout est prêt, avec une attention particulière à la répartition du carburant et à la position des compensateurs, je lance la première vrille. Palonnier sur la butée à gauche, manche à fond en arrière et à droite : c'est parti ! L'avion est violemment secoué sur ses trois axes. Le soleil, qui tourne maintenant autour de moi, m'aide à compter les tours. Je le fais à voix haute pour l'ingénieur qui me suit en salle d'écoute, mais aussi pour moi, pour m'aider à rester bien conscient et maître de la situation :

- « Un tour. » Gauchissement au neutre pour calmer la vrille.
- « Deux tours. » Les agi­tations se calment.
- « Trois tours. » Profondeur à fond vers l'avant, un peu de gauchissement à droite, la rotation s'accélère franchement. Le paysage tourne maintenant très vite. La vrille plate et rapide est maintenant bien stabilisée.
- « Quatre tours. » Ma tête est tirée vers l'avant par la force centri­fuge.
- « Cinq tours. » Je vois mon tuyau d'oxygène à l'horizontale devant moi. Je pense à mon collègue et à son histoire de nerf optique. Ça me fait rigoler intérieurement.
- « Six, sept, huit tours. » On lâche tout ! La rotation ralentit sensiblement.
- « Neuf tours, dix tours... c'est sorti ! » L'avion accé­lère rapidement, nez bas.

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Alphajet (Photo AerDream)

J'effectue une ressource souple, et je remonte pour la vrille suivante. Je suis satisfait de parvenir sans difficulté à calmer et à aplatir la vrille comme prévu dans l'ordre d'essai. Cette technique ressemble plus à une recette de cuisine qu'à du pilotage, puisque l'avion en vrille est en perte de contrôle. Mais elle est efficace.

J'enchaîne ainsi les montées et les descentes en vrille, sans oublier qu'il y a des stratus bas à l'arrivée. Je dois envisager le cas où le plafond et la visibilité baisseraient et où je ne pourrais plus atterrir. Dans ce cas, je devrais aller me poser à Orange. Il me faut garder assez de carburant pour faire face à cette hypothèse. De là où je suis, à la verti­cale de la plaine de la Crau, je peux vérifier qu'il fait très beau sur la base d'Orange, que je distingue à l'ouest du mont Ventoux, entre les Dentelles de Montmirail et le Rhône. La mer de nuages qui s'étend au-dessous de moi s'arrête à Avignon et au Luberon. En portant mon regard un peu plus loin vers le nord, je vois clairement la montagne de la Lance, et je devine à ses pieds mon village natal : Valréas.

Après être sorti d'une dernière vrille, je constate que le niveau de carburant que je me suis fixé pour rentrer est atteint. Il fait toujours aussi beau au-dessus de la couche de stratus. Je réduis les gaz et j'entame une descente lente vers le point où je devrai commencer la percée à travers la couche nuageuse. Ce point est à quinze cents pieds. Là, il me faudra bien stabiliser l'avion en configuration d'atterrissage, passer au pilotage aux instruments, et suivre aussi précisément que possible le faisceau radioélectrique qui me conduira à travers les nuages vers le seuil de piste, que je ne découvrirai qu'au tout dernier moment avant de me poser. Pour le moment, je suis encore à plus de quinze mille pieds. Je suis seul dans le ciel. J'en profite pour enchaîner souplement, gaz toujours réduits, une série de figures de voltige qui me font perdre progressivement mon altitude : tonneau lent, tonneau barrique, boucle, retournement, huit cubain, trèfle, rétablissement. L'Alphajet répond au doigt et à l'œil. On sent qu'il est fait pour ça. J'ai l'impression qu'il est aussi heureux que moi.

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Je stabilise ma trajectoire à quinze cents pieds, à une douzaine de milles dans l'axe de la piste, et je laisse la vitesse diminuer, tout en sortant le train d'atterrissage et en braquant les volets à fond. Je suis toujours en ciel clair. Le sommet des stratus que je vais devoir traverser est à quelques mètres au-dessous de moi. La limite supérieure des nuages est à peine ridée, comme la surface d'un lac. Je vole maintenant à la vitesse d'atterrissage. Je commence ma descente finale quand je rencontre le faisceau radioélectrique qui conduit vers le seuil de piste sous un plan de trois degrés. Aussitôt établi en descente, je pénètre dans cette couche dense et opaque.

C'est alors que le phénomène apparaît : au moment même où je cesse de voir l'horizon extérieur, j'ai la violente impression de tourner dans tous les sens. Ces sensations sont d'une force et d'un réa­lisme tels que j'ai naturellement tendance à les croire, et à piloter par rapport à elles. C'est exactement ce qu'il ne faut pas faire. Je comprends immédiatement que la dizaine de vrilles violentes que je viens d'effec­tuer ont un effet rémanent sur mon oreille interne, ce qui provoque ces vertiges. Tant que j'étais en ciel clair, ma vue corrigeait cet effet, et je ne m'en rendais pas compte. Maintenant que je suis dans les nuages, ma vue ne corrige plus rien, et c'est l'oreille interne qui devient prépondérante dans ce que je ressens. Je me remémore immédiatement le principe de base du vol aux instruments : ne pas se fier à ses sensations, ne croire que les instruments.

À partir de maintenant, je ne pense plus qu'à ça. C'est une question de survie. Je suis seul à bord et je n'ai pas de pilote automatique. Rien ni personne ne peut faire l'approche à ma place. Cela exige une concentration totale. J'ai toujours l'impression de tourner sur moi-même, comme si je faisais des séries de tonneaux. Dès que je relâche un tant soit peu mon attention, ma main commence à suivre ces violentes sensations et l'avion part en roulis. Je me rapproche progressivement du sol. Je sais que si je me fie à ces impressions, je suis mort. Je pourrais aussi remettre les gaz, remonter au-dessus de la couche, pour attendre un peu que ce phénomène se dissipe ou bien pour aller me poser à Orange, où il n'y a pas de nuages à traverser. Mais j'ai vraiment envie de me prouver que je suis capable de me contrôler. Je continue la percée. Les vertiges sont toujours aussi forts. J'ai par moments l'impression d'être sur le dos. Cependant, ma main ne faiblit plus. Elle obéit maintenant à ma volonté et pas à mes sensations. Elle pilote docilement pour suivre les instruments : ma volonté a gagné.

À deux cents pieds, je vois la piste et le paysage qui l'entoure, ce qui met fin instantanément aux fausses sensations. Je me pose sans aucune difficulté. Mon vol est réussi.

J'ai réfléchi par la suite pour savoir si j'avais eu raison de continuer cette approche. C'est discutable. Je me suis prouvé dans des conditions réelles que j'étais capable de dominer des réactions irra­tionnelles. Ça m'a permis de me connaître un peu mieux, de savoir où je pouvais pousser mes limites, ce qui m'aura été utile par la suite, dans d'autres circonstances. En même temps, je suis bien conscient d'avoir pris un risque non négligeable. Il n'a pas été inutile puisque j'en ai tiré un bénéfice, mais son prix était peut-être un peu trop élevé...

Le lendemain, j'ai décidé que l'on ne ferait plus de séances de vrilles quand les conditions météo nécessiteraient une approche finale aux instruments.

 

Jacques ROSAY


Extrait de "Aux commandes de l'A-380" (Éd Privat - 2010)

Date de dernière mise à jour : 03/04/2020

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