Vol de lâcher

Une joie indescriptible

Après quelques vols avec mon moniteur, ce fut le jour du "lâcher", événement qui n'arrive qu'une seule fois dans une vie  

Ma surprise fut double. Tout d'abord, n'ayant fait que 5 h de vol d'en­traînement, je ne m'attendais pas du tout à ce que mon moniteur estime que je sois prêt à être "lâché". Or, ce jour là, revenu au point de décollage, je fus étonné de le voir dégrafer sa ceinture.

- « Jean, tu peux y aller seul, tu décolles et tu passes vent arrière comme nous l'avons fait plusieurs fois et tu te poses. Ensuite j'enchaînerai avec un autre élève. »
- « Mais... »
- « ... Y a pas de "mais". Tu décolles. Tout va bien se passer … Vas-y ! »

La porte du cockpit étant claquée et verrouillée par le moniteur, qui déjà, s'éloignait de l'avion, je n'avais plus qu'à exécuter ce qui m'avait été ordonné. Ai-je eu une appréhension ou peur ? Non, car, sans y avoir réfléchi, je pense qui dans ce type d'épreuve, notre subconscient a compris que puisque l'homme de l'art a pris la décision de nous donner la responsabilité de voler seul, c'est qu'il a considéré que toutes les conditions étaient réunies.

D'ailleurs, l'avion se retrouve rapidement vent arrière, c'est-à-dire parallèle à la piste et il faut déjà penser au prochain virage, à gauche, pour se présenter en approche, à la bonne hauteur et la bonne vitesse, en vue de l'atterrissage final. Donc, cette anticipation ne laisse pas de place à la peur.

L'atterrissage s'étant très bien passé, ce fut la conclusion du moniteur :

- « Très bien Jean, je te retrouve au bar dans une demi-heure. »

Le temps de réaliser ce qui venait de se passer, le nouvel élève était déjà assis à sa place et l'avion commençait à rouler. Je le vis décoller. C'est alors que seul, planté à l'extrémité du terrain, avec seulement les oiseaux comme spectateurs, qu'une immense joie indescriptible me fit crier, de toutes mes forces  

 - « Je suis lâché. J'ai volé seul. »

prenant le ciel à témoin, en levant mes bras.

Mais c’est avec tout le monde que j'aurais voulu pouvoir partager mon bonheur ! Je ne pense pas, au cours de ma vie, avoir ressenti une émotion aussi pure, simple, spontanée que celle de mon "lâcher", sur un petit avion de tourisme.

Pour la majorité des adultes, il est parfois difficile d'avouer que l'on a pleuré, ce qui peut être considéré comme un signe de faiblesse, mais je crois bien que ce fut le cas, ce jour-là, tant l'étreinte de ma joie était grande. J'étais pourtant devenu un homme ! En effet, on m'avait appris, dans ma tendre jeunesse, que seuls les enfants pleuraient, mais pas les hommes !

De même que les Gaulois avaient peur que le ciel leur tombe sur la tête, tout jeune gamin, j'avais une peur, celle de ne plus aimer le chocolat quand je serais devenu grand. Puis, un jour, je vis ce que nous dénommions "un grand" c'est-à-dire un adulte, qui croquait à pleines dents dans une tablette de chocolat. Ce constat me rassura aussitôt, me disant que puisqu'un grand mangeait du chocolat, je pourrais donc continuer à en faire autant.

Cette comparaison avec le comportement d'un adulte me remettait en mémoire une image très nette du Maréchal Juin, qui, voyant défiler un groupe de poilus de la guerre de 14, ne put résister à l'émotion face à ce qu'ils représentaient et aux souffrances qui avaient été les leurs. De grosses larmes se mirent à couler le long de son visage, sans aucune tentative manifeste de sa part de les retenir.

Alors, si un Maréchal pleure, pourquoi pas moi ? J'en fus rassuré.  


Jean BELOTTI
 

Extrait de : "Des histoires de l’air" (Éditions Vario - 2011)

Date de dernière mise à jour : 30/03/2020

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