Une traversée mémorable

Avant la fin de la guerre, à la cessation des hostilités et avant la démobilisation, nous avons formé à Air France, au Bourget et à Persan-Beaumont, de nouveaux pilotes, aux approches radioguidées. Nous utilisions des Goéland, avec un opérateur radio. Ces vols alternaient avec des cours théoriques de navigation.

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Caudron C-445 "Goéland"

Puis, dès la fin de la guerre, les premiers DC-4 sont arrivés des USA. Nous les avons utilisés sur l'Atlantique Sud et Nord.

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Douglas DC-4 "Skymaster"

Air France ayant ensuite reçu des Constellation, j'ai fait ma qualification au Bourget et mon entraînement sur l'Atlantique Nord avec André Châtel, il m'a "lâché" avec son copilote.

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Lockheed L-749 "Constellation"

Nous faisions à cette époque systématiquement escale à Shannon en Irlande et à Gander à Terre-Neuve. D'après les prévisions météorologiques, entre Shannon et Gander, nous limitions souvent le nombre des passagers et la quantité de fret. Puis, progressivement, pour éviter les vents d'ouest souvent très forts, nous choisissions soit une route nord par l'Islande et le Labrador, soit par les Açores et Gander.

Les équipages techniques comprenaient sept membres. Un commandant de bord, un copilote, un navigateur, deux officiers-mécaniciens, deux radios, pour des vols de souvent plus de vingt heures, escales comprises.

Une nuit d'hiver, toujours dans les nuages, entre Shannon et Gander, nous venions de passer le point de non-retour et étions à notre altitude de croisière. Tout allait bien, le plan de vol se déroulait normalement.

Nous sommes entrés dans une zone de givrage intense qui n'avait pas été prévue par la météo. Nous ne pouvions plus tenir notre altitude, la glace alourdissant et freinant l'avion. Les bords d'attaque des ailes, les moyeux des hélices, le pare-brise se chargeaient de glace, les dégivreurs pneumatiques n'étaient plus efficaces.

Nous avons demandé par radio (radiotélégraphie) à Gander, l'autorisation de descendre en urgence, seule solution pour garder une vitesse de sécurité et dégivrer, mais malheureusement la consommation d'essence allait être beaucoup plus importante. Henri Roux, le chef navigateur, toujours très calme, a annoncé : "l'isotherme zéro est au ras de l'eau..." Tout cela dans une forte turbulence. J'ai entendu un des officiers-mécaniciens s'exclamer :

- « Et nos femmes pensent qu'on s'amuse ! »

Nous n'avons pas vu la mer, mais à 300 pieds (100 mètres) l'altitude surveillée avec la sonde altimétrique, l'avion a commencé à dégivrer. Les paquets de glace lancés par les hélices tapaient dans le fuselage. Une hôtesse est apparue dans le cockpit :

- « Que se passe-t-il ? Les passagers ne peuvent plus dormir avec ce bruit ! »

Nous, nous étions très heureux. Nous avons pu reprendre notre altitude et notre plan de vol, avec toutefois beaucoup de retard.

À l'arrivée à Gander, nous avions consommé toutes nos réserves d'essence. Le chef d'escale qui veillait sur le déroulement des voyages transatlantiques, André Fernet, ancien pilote de ligne, m'a pris dans ses bras :

- « Tu nous as fait peur ! »

- « C'est tout l'équipage technique que tu dois féliciter ! »

Heureusement, toutes les traversées ne se déroulaient pas ainsi ; les années qui allaient suivre verraient un progrès fulgurant du transport aérien auquel j'ai toujours cru.

J'ai parlé de l'avenir proche du transport aérien avec des officiers de la marine marchande que j'ai eu l'occasion, à cette époque, de transporter entre Paris et New York et de revoir plusieurs fois à New York. C'était une partie de l'équipage du paquebot Liberté.

Je leur disais que nous allions leur prendre tous leurs passagers avec l'aviation à réaction. Elle nous permettrait de voler au-dessus du mauvais temps, beaucoup plus vite et avec un maximum de sécurité. Ils ne voulaient pas en convenir, certains qu'il y aurait toujours beaucoup d'amateurs pour des traversées transatlantiques sur les paquebots. Se souviennent-ils de nos discussions maintenant que le bateau est réservé aux croisières ?

Ma carrière s'est terminée sur Bœing 707, de 1960 à 1970. En dix ans, j'ai eu une seule panne de réacteur, allant à New York, peu de temps après le décollage de Mexico. La vitesse a été un peu réduite mais le voyage s'est déroulé normalement. Seul, un américain navigant, passager revenant de vacances, s'est rendu compte qu'un réacteur était arrêté.

Nous avions atteint le but que nous nous étions fixé : rendre l'aviation de ligne le plus sûr moyen de transport au kilomètre-passager. 


Georges LIBERT

Extrait de « Pionniers » n° 139 de juillet 1999

Date de dernière mise à jour : 06/04/2020

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