Une mission en Afghanistan

Dans “Rafale en Afghanistan” (1), l’auteur nous fait revivre chacune des journées de son détachement de deux mois effectué sur l’énorme base internationale de Kandahar, d’où décollaient des missions d’appui contre les talibans. Nous avons sélectionné la journée du dimanche 20 avril 2008, peu de temps après son arrivée, et le récit d’une mission en Rafale biplace avec Bobo.

Levé 6h30. J’arrive en zone OPS, j’y ai mes marques maintenant. Je prépare rapidement mes affaires en me remémorant les points essentiels de la mission. Aujourd’hui, je vole avec un armement nouveau, qui entraîne une nouvelle procédure de tir et surtout de nouvelles règles d’engagement...

Je connais déjà tout, mais depuis mes 17 ans, âge de mes débuts dans l’Armée de l’air en tant qu’élève-pilote, je fais comme ça. Je révise toujours une dernière fois avant d’exécuter une action. Néanmoins, c’est très différent aujourd’hui.

Mon objectif premier est d’être certain de ne pas tirer sur des innocents. Le respect strict des règles d’engagement françaises doit me le permettre. Mais l’aspect absolument nouveau de cette bombe, avec laquelle on ne vise pas parce qu’elle se dirige elle-même sur les coordonnées qu’on lui a données, implique des règles d’engagement auxquelles je ne suis pas habitué. Un seul oubli, une petite incompréhension et une erreur terrible peut survenir. J’imagine en boucle tous les cas qui pourraient se présenter à moi et j’essaie de trouver ceux auxquels je n’ai pas encore pensé. Cela passe notamment par l’étude de la phraséologie. Je devrai être en mesure de poser les questions les plus précises possibles pour éviter toute ambiguïté. Chaque mot compte. Et c’est en anglais.

A2sm a
Bombe AASM guidée par GPS

Ma seconde priorité est de délivrer l’armement rapidement et précisément si on me le demande. Cela impose le positionnement précis de l’avion au point de tir dans un temps restreint pendant lequel il faudra faire les vérifications systèmes et lever les verrous des règles d’engagement en dialoguant avec le contrôleur au sol. J’essaie d’imaginer mon travail en cabine. L’enchaînement des pages système sur mes visualisations doit être orchestré pour gagner un maximum de temps. Je révise mes actions sur le système de bord du Rafale en privilégiant l’utilisation des 34 boutons multiplexés à ma disposition directement sur le mini-manche de pilotage et sur l’énorme manette des gaz. C’est une partition... guerrière.

Jusqu’à l’arrivée à l’avion, où je dois reprendre mon travail habituel, je ne cesse de penser en boucle à l’imbrication de tous ces points. L’avion me déconnecte de ma réflexion. Le Rafale est très beau avec ces bombes. Elles sont profilées et issues de la même génération technologique que l’avion. Cela se voit. Les lignes sont épurées et le dessin est particulièrement aérodynamique.

Hangar rafale
Kandahar : préparation d’un Rafale

Comme d’habitude, on a un peu d’avance avant la mise en route. C’est pendant ce laps de temps que Dobi vient nous amener un retask (le task étant notre mission, un retask est l’annulation de notre première mission pour une nouvelle), on change de zone de travail et donc de contrôleur avancé et de fréquence, seuls nos ravitaillements sont inchangés... Qu’à cela ne tienne. Mise en route, présélections armements, roulage, décollage, tout se passe bien.

Nous rejoignons notre zone. Il n’y fait vraiment pas beau et Bobo et moi sommes obligés d’attendre dans les nuages la fin du travail du Mirage. En bas, près du sol, il n’y a raisonnablement de place que pour un avion afin de rester hors de portée de toute menace sol-air.

Mirage 2000d
Mirage 2000D

Puis soudain, alors qu’il ne se passe rien dans notre zone, le centre de commandement de cette région proche de Kandahar nous appelle sur Guard. Nous prenons contact avec lui sur la fréquence dédiée, le channel 6. Il nous demande de passer en communication cryptée, et nous annonce sur green (fréquence radio cryptée) que nous sommes “retaskés” sur un accrochage (un TIC pour Troups In Contact...) mais qu’avant nous devons aller ravitailler.

À l’aide de mon radar, je donne des caps et des clairances de montée pour que nous nous rejoignions rapidement avant de rassembler le ravitailleur, annoncé à 40 nautiques plus au nord (72 km) de notre position.

Nous le rassemblons et ravitaillons. Pendant ce temps, le KC-10 nous amène directement au-dessus de notre nouvelle zone de travail. Le ravitaillement fini, nous n’avons que 160 km à parcourir pour survoler la zone de combat ; nous y sommes en moins de 10 min.

Rafale kc 10
Un Rafale ravitaillé par un KC-10

Le contrôleur avancé nous informe rapidement de la situation : ils ont été pris à partie par des Talibans. Les alliés ont riposté et ont forcé les insurgés à se réfugier dans un compound (maison). Nous avons rapidement l’assurance qu’il n’y a pas de civils dans la zone de combat. Dès lors, tout mon être tend vers un objectif : aider les copains au sol qui se font tirer dessus. Les Talibans ne se dispersent pas et continuent d’arroser d’un feu nourri les forces canadiennes qui nous ont appelés à la rescousse. La radio, très mauvaise pour le Mirage 2000D, empêche Dean et Tataï de trouver avec assurance ledit compound. Après 15 mn de travail acharné, ils constatent qu’ils ne peuvent pas tirer leur bombe avec l’assurance de tirer au bon endroit. L’AASM étant guidé via GPS, nous sommes en mesure de tirer dès lors que les coordonnées transmises ont une bonne précision, sans nécessairement identifier clairement le target. Si les coordonnées sont précises, la bombe ira dessus. Le tir d’une bombe laser nécessite en revanche l’identification de la cible par l’équipage ; ce n’est qu’ainsi qu’il peut ensuite y placer la tache laser guidant la bombe avec précision. Le Rafale et l’AASM sont donc parfaitement adaptés à la situation.

Bgl
GBU-22 - Bombe guidée laser

Le contrôleur au sol nous annonce que ses coordonnées ont une excellente précision. Je lui réponds :

- « In hot »

Je lui demande ainsi de m’autoriser au tir, toutes les conditions sont déjà réunies pour moi. Il m’annonce aussitôt :

- « Stand-by - Stand-by ! »

Il a besoin d’un petit peu de temps pour dégager la zone du target de tous les soldats alliés... 3 mn plus tard, il m’annonce :

- « Clear hot »

c’est sa façon de me dire que je suis autorisé à tirer et qu’il s’est assuré qu’il n’y a pas de civil dans la zone.

Déjà placés sur l’axe de tir, nous allons tirer un AASM rapidement. Bobo et moi larguons la bombe le plus proche possible de la position ennemie et avec une vitesse élevée. Cela diminue ainsi au maximum le temps de vol de la bombe. Chaque seconde compte pour ceux qui, au sol, entendent des balles siffler autour d’eux... En fait, à cet instant, je ne pense plus vraiment aux Canadiens qui se font tirer dessus. Je ne pense pas non plus aux Talibans que je vais réduire au silence par une boule de feu de 10 m de diamètre. Je mets à profit chaque seconde qui passe avant le tir pour analyser en boucle et de façon critique mon travail :

- « Ai-je bien appliqué les règles d’engagement, ai-je bien préparé mes bombes, ai-je bien vérifié l’ensemble du système d’arme, ai-je bien les bons éléments de vol, n’y a-t-il rien qui doit m’amener à ne pas tirer ? »

Puis le moment arrive sans que j’aie pu remettre en cause mon intervention. J’appuie
sur la détente. L’avion s’incline légèrement
au glong des 300 kg éjectés sous l’avion.


- « Out hot, impact in few seconds ».

J’ouvre par la gauche pour me placer sur un arc de cercle
(la "wheel") autour du target et surveiller l’impact de la bombe. Après le délai prévu, nous 
voyons la sphère jaune-rouge se former et attendons un commentaire du contrôleur au
sol. De longues secondes se passent alors sans paroles. Une bombe comme celle que je viens de tirer arrose d’éclats sur 1 km de rayon et certains morceaux mettent jusqu’à 30 secondes pour retomber au sol. Il est donc normal que les soldats alliés mettent un peu de temps avant de reprendre contact avec nous. Mais la tension monte silencieusement en cabine.

Je lui demande finalement :

- « Confirm BDA » (pour Battle Damage Assessment, l’observation du résultat du tir).

Après de longues secondes, il me répond :

- « Good shot, stand by for more ».

Il m’explique quelques secondes plus tard avoir envoyé un hélicoptère sur place, la bombe a impacté à 10 m du point visé : c’est très satisfaisant.

Bobo et moi sommes soulagés. C’est le premier tir d’un AASM sur un théâtre et ce type d’arme peut conduire à des erreurs dramatiques. Il est déjà arrivé par exemple qu’un pilote de chasse
anglo-saxon comprenne mal les informations reçues par radio et renseigne finalement les coordonnées
de la position du contrôleur avancé dans sa bombe GPS...

Trente secondes plus tard, il nous informe qu’il subit encore des tirs et qu’il demande une seconde attaque sur de nouvelles coordonnées d’excellente précision.

Après lui avoir lu les coordonnées tout juste insérées dans la bombe GPS, nous effectuons un deuxième tir. L’hélicoptère nous annonce que le second impact est à 5 m du nouveau point visé... Alors que nos deux bombes sont au but, le Mirage qui est allé faire le plein, car à court de carburant, revient sur zone. Cette fois, c’est à nous de ravitailler.

Dean et Tataï (2) ont ramené une nouvelle fois le ravitailleur au-dessus de notre position, si bien qu’en montant de quelques milliers de pieds, toujours en contact avec le contrôleur avancé, j’aperçois le couple ravitailleur - Mirage. Je lui passe le relais et viens prendre sa place pour faire le plein.

Rafale au contact 1

Pendant que le ravitailleur maintient la verticale de la zone de travail, le Mirage délivre une nouvelle bombe de 250 kg guidée laser à la demande du contrôleur au sol. À l’issue de cette troisième bombe, le “TIC” est fermé, nos troupes amies cessent de se déclarer comme étant au contact de l’ennemi et notre mission est terminée. Du moins le semble-t-elle...

De retour à Kandahar, le contrôle d’approche nous apprend que le vent de travers est trop fort pour se poser compte tenu de la configuration de l’avion. Nous débutons l’attente au-dessus de la piste au FL 200 pour étudier toutes les options : le vent va t-il faiblir dans les prochaines minutes, pouvons-nous nous dérouter à Kaboul, base très lointaine d’ici mais bien équipée ou encore à Camp Bastion, une base avancée disposant d’une piste mal équipée mais très proche ? Les enjeux sont énormes. En cas de déroutement, il faudrait faire venir un avion de transport tactique du Tadjikistan voisin pour prendre des mécaniciens à Kandahar et les emmener sur place pour effectuer quelques opérations indispensables.

Afghanistan b

Je fais alors des essais de manœuvrabilité, et je note que, sous 18° d’incidence, l’avion se comporte très sainement.
À la faveur du vent qui s’est sensiblement rapproché de la limite de vent travers autorisée, sans pour autant nous mettre “dans les clous”.

Je tente une approche au fuel minimal pour nous dérouter vers le terrain que nous avons sélectionné : Kaboul. Si besoin est, je remettrai les gaz ou j’engagerai le brin d’arrêt, mais de toute façon, je ne ferai pas ou peu de freinage aérodynamique.

De nombreuses pistes militaires sont équipées de brin en début ou en fin de piste. Ces brins permettent aux avions équipés de crosse (comme le Rafale) d’arrêter l’avion sans avoir à utiliser les freins, c’est utile en cas de panne de freinage ou si on se pose avec une trop grande vitesse. Finalement, nous nous posons dans une configuration a priori très défavorable, 3 nœuds au-dessus de la limite, sans difficulté. Il faut dire que j’avais pris mes marges : 10 nœuds de plus en finale, un fuel faible et quasiment pas de freinage aérodynamique.

Crosse rafale
La crosse du Rafale (version Air)

Avion contrôlé sur la piste, Bobo et moi savourons notre vol, nous n’avons pas commis d’erreur et les tirs sont tous deux réussis. Tous les copains nous attendent pour voir de leurs yeux les deux emplacements vides sous nos ailes. À la descente de l’avion, ils nous félicitent tous... Il s’ensuit une après-midi de comptes rendus au format militaire, nous finissons à 19 h 30.

Heureusement que tout s’est bien passé...                                


Capitaine ROMAIN (3)

Extrait de “Le Piège” n° 197 de Juin 2009

(1) Ce texte a été tiré de ce livre :

Raf en afg
Éditions Vario 
83340 Le-Luc-en-Provence, tél 04 94 50 18 94
 editions.vario@aviation-publication.com

(2) L'équipage du Mirage 2000D
(3) Pseudonyme

Date de dernière mise à jour : 11/04/2020

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