Une journée au ciel

C’est avec ce beau titre que le quotidien toulousain "La Dépêche du Midi" a barré sa une du 28 avril 2005 pour relater le premier vol de l’A380 qui avait eu lieu la veille. Les journalistes me pardonneront de leur emprunter leur manchette, car elle décrit parfaitement le souvenir que je garderai de cette journée. Je vais essayer de raconter comment je l’ai vécue, sans trop entrer dans les détails techniques qui n’intéressent que certains spécialistes, mais en restant simplement dans le domaine de l’expérience humaine.

06H00

- « France Info, il est six heures. Le journal. Nous sommes le mercredi 27 avril. C’est aujourd’hui que l’A380, le plus grand avion de ligne du monde, doit effectuer son premier vol à Toulouse… »

Comme chaque matin, la radio me réveille à l’heure programmée. L’esprit encore un peu embrumé par le sommeil, je me souviens brutalement que c’est moi qui dois faire décoller ce gros avion. Le grand jour tant attendu est donc arrivé et tout se présente aussi bien que possible. J’ai passé une excellente nuit. Je me sens en pleine forme.

Dans les jours qui ont précédé le premier vol, une de nos inquiétudes était causée par les risques d’encombrements sur la route de l’aérodrome. On savait que cet événement drainerait beaucoup de monde. Les faits l’ont confirmé puisqu’on a estimé que quarante mille personnes se sont déplacées pour y assister. Nous ne savions pas exactement quand, comment, et où ce flux de spectateurs s’établirait. Nous imaginions le pire : l’équipage englué dans un embouteillage monstre, incapable de rejoindre le bâtiment des essais en vol à l’heure. Pour éviter ça, les solutions les plus farfelues ont été imaginées : une escorte de motards de la police pour chacun de nous, des hélicoptères qui nous prendraient à Lasbordes, ou même une combinaison des deux méthodes. À un moment, nous étions en plein fantasme. Finalement, on a adopté la solution la plus simple : chacun se débrouille pour être à l’heure. Certains ont choisi de dormir à l’hôtel à côté de l’aéroport. Moi je voulais changer aussi peu que possible mes habitudes, afin de rester bien concentré, de ne pas occuper inutilement mon esprit à des choses secondaires. Comme il fallait quand même être prêt à faire face au problème potentiel de l’embouteillage, j’ai décidé d’embarquer mon vélo dans la voiture. Comme ça, si je reste bloqué, je laisserai la voiture au bord de la route et je continuerai à bicyclette. J’aurai pour un quart d’heure supplémentaire de route dans le pire des cas.

06H30

Avant de quitter la maison, je vérifie comme chaque jour que j’ai bien mon ordinateur, mon téléphone, mes clefs et mon badge. Important le badge. Si je me présente au poste de garde sans lui, je peux perdre un temps fou en formalités avec les gardiens. Pire que les embouteillages. Une fois n’est pas coutume, j’ai mis ma cravate. Je mets toujours la même, bordeaux uni. Ça va avec tout, comme ça on ne perd pas de temps à choisir sa cravate. En fait, j’en ai plusieurs, mais elles sont toutes bordeaux uni.

Paule, mon épouse, et mes filles Camille et Sophie ont rendez-vous un peu plus tard en ville pour se rendre à l’aérodrome avec un minibus "spécial VIP". Ca les fait marrer d’être étiquetées VIP. Nous nous quittons sans manifestation particulière. Ce n’est pas le style de la maison. La Citroën C5 rouge démarre du premier coup, le portail électrique ne tombe pas en panne, il n’y a pas de voiture garée devant qui bouche le passage, et je n’ai pas d’accrochage en reculant dans la rue. Voilà pas mal de contretemps évités. De ces heures, la circulation est peu dense. Je pressens que les embouteillages redoutés étaient un faux problème. Il fait un temps splendide, pas un nuage dans tout le ciel, pas de vent. Les Dieux sont avec nous. Je traverse Toulouse. La ville est belle. Arrivé à Purpan, je peux constater que ça circule très bien aussi sur le périphérique. J’appelle Fernando pour le lui dire et le rassurer, car je sais que c’est sa route pour venir au travail

06H50

À peine j’ai garé ma voiture devant le bâtiment des Essais en vol qu’une équipe de cinéastes s’approche avec caméra et micro. Ça commence ! C’est l’équipe de Sylvain Pascaud et de Mike Magidson. Je les connais déjà, et je les aime bien. Ils sont chargés de faire un film sur le programme A380 depuis sa conception jusqu’à l’entrée en service. Ils font leur travail aussi discrètement que possible pour ne pas nous embêter. Je trouve que la présence de la caméra n’est pas une raison pour que je renonce au projet que j’ai en tête. Au contraire, ça leur fera des images insolites. Je sors donc mon vélo de la voiture, je remonte la roue avant, et je l’enfourche pour aller faire le tour de l’avion. Il est tellement grand que ce n’est pas une hérésie que de prendre un vélo pour en faire le tour. La température est idéale pour ça. Je me sens parfaitement décontracté. Les gardiens de l’avion me regardent avec des yeux de merlans frits. J’ai mis mon badge bien en évidence pour éviter les ennuis.

a-380-j-rosay-1.jpg
Le tour de l'avion ... (R. Meigneux)

Une fois le tour de l’avion terminé, je laisse le vélo contre la barrière et je monte au bureau. Je croise Gérard dans le couloir. Il me dit que pour le moment tout va bien sur l’avion. Les mécaniciens le préparent depuis le milieu de la nuit. Je ne passe même pas tout de suite aux opérations pour consulter la météo. Il suffit de regarder par la fenêtre pour voir que la prévision des jours précédents est confirmée. Je regarderai plus tard en détail les vents en altitude et la prévision à Istres, dont je sais d’ailleurs déjà qu’elle est bonne.

Depuis plusieurs semaines, nous avons minutieusement préparé l’organisation de ce vol dans tous ses détails. J’ai même fait un compte à rebours où j’ai minuté pour l’équipage toutes les étapes de la matinée, depuis l’arrivée à l’abreuvoir jusqu’au lâcher des freins, que nous avons fixé à dix heures trente. L’avant-veille, nous avons fait deux briefings. D’abord le briefing technique en très petit comité : Les six membres d’équipage, les ingénieurs des essais et du bureau d’études qui suivraient le vol en télémesure, et l’équipage de l’avion d’accompagnement. Puis le briefing général d’organisation, une sorte de grand-messe avec tous les acteurs concernés : Ceux du briefing technique plus les opérations, le contrôle aérien, les pilotes des hélicoptères, les pompiers, la communication et d’autres encore. Autrement dit, dès la veille tout était prêt, et il ne restait qu’à terminer la préparation de l’avion. Nous avons donc décidé de ne pas refaire de briefing le jour du vol, puisqu’il n’aurait apporté aucune information nouvelle.

07H55

Claude frappe à la porte et entre. Rien qu’à sa manière de frapper, je sais que c’est lui avant même de le voir. Il a l’air en forme. Il me demande si ça va, et m’invite à l’accompagner à la machine à café, car Noël Forgeard, le grand patron d’Airbus nous fait une visite de courtoisie. Tout l’équipage est là en tenue de vol : Claude Lelaie, Gérard Desbois, Fernando Alonso, Jacky Joye, Manfred Birnfeld, et moi. Il y a là aussi Robert Lafontan, le directeur technique du programme, Pierre Baud, un des fondateurs des essais en vol d’Airbus, et de nombreuses personnes des essais. Il y a aussi des caméras, des micros, et des appareils photos. J’écoute la conversation sans trop m’y mêler, toujours pour éviter de gaspiller de l’énergie nerveuse. J’apprécie que le patron se soit déplacé pour nous saluer. Ça souligne l’importance des essais en vol au sein d’Airbus.

Plus le temps passe, plus les caméras sont présentes. Elles me suivent partout, jusqu’à la porte des toilettes. Pour la forme, et toujours sous l’œil des caméras, je regarde avec Claude le dossier météo. Conditions idéales partout pour toute la journée. Je repasse à mon bureau pour rassembler mes affaires. Très peu de choses en fait : l’ordre d’essais, mon dossier de vol A380, des stylos, mes lunettes de rechange. Le tout tient dans ma petite serviette de cuir noir que j’emmène partout.

On m’a demandé si je n’emmenais pas avec moi une sorte de grigri ou quelque objet de ce genre. Quelle idée ! Notre métier se situe à l’exact opposé des sciences occultes. La sécurité des essais repose sur du concret, du rationnel, de l’esprit critique, de la technique, du travail. Tout ça est à mille lieues de la superstition et de l’astrologie.

Dans mon compte à rebours, j’avais prévu que l’équipage irait à l’avion à huit heures trente. Il est l’heure.

08H30

Nous nous rassemblons dans le couloir. Je suis parfaitement calme, mais je sens que la fièvre monte autour de nous. On entend le bourdonnement des hélicoptères qui tournent déjà au-dessus de l’avion.

couloir.jpg
On y va ? (Extrait TV)

Une armée de cameramen nous entoure. Les collègues de travail nous saluent et nous encouragent gentiment. Pour certains d’entre eux, ce n’est pas facile, car ils auraient aimé plus que tout être à notre place, et ils en ont les compétences. Dans les essais comme dans la vie, il faut faire preuve de qualités, mais il faut aussi avoir un peu de chance pour être au bon moment au bon endroit.

a-380-equipage.jpg
L'équipage, de G à D (photo H. Goussé) :
Gérard Desbois : mécanicien navigant d'essais
Fernando Alonso : ingénieur navigant d'essais
Manfred Birnfeld : ingénieur navigant d'essais
Jacky Joyce : ingénieur navigant d'essais
Claude Lelaie : pilote d'essais expérimental
Jacques Rosay :  pilote d'essais expérimental

 Quand nous sommes tous prêts, nous partons ensemble vers l’avion. Cette marche vers l’avion est un vrai morceau de bravoure. Les cameramen s’affairent autour de nous. Ils nous suivent, nous précèdent, nous dépassent, risquent de se casser la figure en marchant à reculons devant nous. Tout ça m‘amuse bien.

montee-a-bord.jpg
En route ! (Extrait TV)

08H40

Je m’installe sur mon siège. Pour les vols où on ouvre une partie du domaine de vol, il est d’usage d’envisager d’avoir à évacuer l’avion. Comme l’avion n’a pas encore volé, la totalité du vol est en fait une ouverture de domaine. Donc, nous portons un parachute, un casque et un gilet de sauvetage.

instal.jpg
Installatioin à bord (Extrait TV)

Accroché au parachute, sous les fesses, nous avons un paquetage de survie semblable à celui qu’on trouve dans le siège éjectable des avions de chasse. Sur le côté avant droit du fuselage, la porte-cargo classique a été remplacé par une porte modifiée qui comporte une trappe d’évacuation dont l’accès débouche au pont principal, entre le poste de travail des ingénieurs et le cockpit. S’il fallait évacuer l’avion, il faudrait ouvrir cette trappe grâce à une commande pyrotechnique disponible au cockpit et au poste ingénieur, cheminer de notre siège vers la trappe en nous agrippant à une main courante installée à cet effet, et sauter dans l’ouverture après avoir accroché la sangle d’ouverture automatique du parachute à un câble installé pour ça au-dessus de la trappe.

Me voilà donc vêtu de mon gilet de sauvetage, harnaché dans mon parachute, assis sur mon paquetage de survie, le tout sanglé sur le siège, avec le casque sur la tête. Ca me rappelle le temps où j’étais pilote de chasse sur Mirage III E.

A l’époque, j’étais seul à bord, l’avion pesait à peine une dizaine de tonnes et pouvait voler à Mach deux. J’avais vingt-cinq ans. Aujourd’hui nous sommes six membres d’équipage, l’avion pèse quatre cent vingt tonnes et peut voler à Mach zéro quatre-vingt-neuf. J’ai cinquante-cinq ans. Je ne suis pas mécontent d’avoir pu voler sans interruption pendant tout ce temps, que ce soit comme pilote de chasse, comme pilote d’essai, ou comme pilote de ligne

09H00

J’entends que mes cinq compagnons sont présents sur la boucle de l’interphone. La salle de télémesure nous reçoit et nous la recevons. À l’arrière, les ingénieurs on mit en route l’installation d’essais. Nous n’avons donc plus besoin d’assistants à bord. Je demande à Gérard de vérifier qu’il ne reste plus que nous six à bord et de fermer les portes. Gérard s’installe à son tour sur son siège et nous confirme que les portes sont fermées.

a-380-cockpit.jpg
Le cockpit de l'A380 (Doc Airbus)

Il reste une heure et demie de vérifications avant le décollage. Sur un avion de série, ça prend cinq minutes ! Ces vérifications concernent d’une part l’avion lui-même et d’autre part l’installation d’essais qui permet d’acquérir, de transmettre et de visualiser les paramètres du vol, mais aussi d’intervenir sur les systèmes propres à l’avion pour en modifier les réglages. Avant la mise en route, il faut entrer dans l’installation d’essais la masse et le centrage initial de l’avion. Jacky et Fernando doivent batailler un moment pour faire accepter les valeurs qu’ils souhaitent par le système. Ils sont encore plus têtus que l’informatique de l’installation d’essais et parviennent à leurs fins en lui faisant croire que les pilotes sont en hélium.

Exceptionnellement aujourd’hui, on utilise un générateur d’air comprimé extérieur pour mettre en route les quatre moteurs qui démarrent parfaitement bien. On peut alors déconnecter les sources d’énergie extérieures à l’avion qui est désormais autonome.

09H37

Nous sommes maintenant prêts au Push Back. Nous obtenons immédiatement l’autorisation. Aujourd’hui, le contrôle aérien nous déroulera le tapis rouge tout au long du vol ; le ciel nous est réservé.

Je m’adresse à Michel le mécanicien sol :

- « Le sol du poste ? »
- « Oui, le poste du sol je vous écoute »
- « Nous sommes maintenant prêts à repousser. L’avion est attelé et dégagé ? Vous êtes prêts ? »
- « L’avion est attelé et dégagé, nous sommes prêts. Vous pouvez retirer le frein de parking. »
- « Frein de parking retiré, pressions à zéro, vous pouvez pousser l’avion »

Les quatre cent vingt tonnes de l’avion s’ébranlent doucement en marche arrière sous la poussée du gros tracteur qui nous amène vers le milieu de notre parking, où nous avons encore pas mal de vérifications à effectuer. Pendant cette courte promenade, je peux voir que mon vélo est toujours là, et j’explique à mes compagnons quelle a été ma stratégie contre les embouteillages.

À ce stade des vérifications, ce sont surtout les commandes de vol qui nous intéressent. On vérifie chaque calculateur individuellement, on vérifie chacun des réglages que nous avons prévu d’utiliser en vol. C’est fastidieux, ça prend du temps, mais nous avons ainsi l’esprit tranquille de ceux qui n’ont fait aucune impasse. Fernando a un problème avec l’attache de son casque. Il demande à Jacky de l’aider. Jacky annonce qu’il va résoudre le problème avec des coups de poing. Je m’inquiète des proportions que ça prend.

10H15

Les vérifications avant le roulage sont terminées. Les commandes de vol sont configurées comme prévu, c'est-à-dire en loi directe, avec aucun retour de stabilisation, sauf l’amortisseur de lacet. La loi directe n’est pas la loi sophistiquée qui sera utilisée en opération, c’est juste une relation directe entre le déplacement du manche et les braquages des gouvernes. On veut rester aussi simple que possible et utiliser au début le moins de choses possible qui n’ont pas encore été essayées. Nous avons quand même décidé d’activer l’amortisseur de lacet, car on peut vérifier au sol, en faisant quelques petits zigzags pendant le roulage, qu’il fonctionne correctement.

- « Le sol du poste, les vérifications sont terminées, vous pouvez vous déconnecter et faire signe,
     à tout à l’heure »
- « A tout à l’heure, le bord. Et bon vol ! »

Je vois Michel s’éloigner de l’avion et me faire signe le pouce levé. Je retire le frein de parking, et l’avion commence à avancer doucement sans qu’il soit nécessaire de mettre des gaz. Nous pesons quatre cent vingt tonnes, ce qui est plus lourd que ce qui n’a jamais volé pour un avion de ligne, mais ce qui est relativement léger pour un A380.

J’essaye les freins, la direction. Tout va bien. Je fais quelques zigzags pour permettre aux ingénieurs de vérifier que l’amortisseur de lacet réagit correctement et dans le bon sens. C’est bon. La pesée de l’avion a montré que nous étions centrés un tout petit peu plus avant que prévu. Ça me turlupine. Je demande à Fernando s’il est d’accord pour mettre un peu plus de trim à cabrer. Je lui propose trois degrés neuf au lieu de trois degrés cinq. Je sais que c’est du pinaillage. C’est mon côté perfectionniste. Fernando est d’accord. Claude et les autres aussi. Va pour trois degrés neuf. Je me dis que si nous en sommes à nous soucier de ce niveau de détail, c’est que nous sommes réellement prêts.

10H21

Nous sommes alignés sur la piste trente-deux gauche. Nous avons l’autorisation de décoller.

a-380-aligne.jpg
Aligné, prêt à décoller (P. Masclet)

(L’aéroport de Toulouse Blagnac est momentanément fermé à la circulation aérienne à notre profit. La Corvette, notre avion d’accompagnement piloté par Armand Jacob et Patrick Pialat, est alignée sur la piste trente-deux droite. Elle attend. C’est nous qui lui donnerons le signal pour son départ. Après son décollage, elle doit faire une large manœuvre par la gauche pour revenir dans l’axe de la piste. À son tour, il nous annoncera quand il sera au travers de l’entrée de piste, puis une minute plus tard environ il nous donnera le signal pour notre lâché des freins. Nous avons soigneusement calculé les distances et les temps afin qu’il termine sa manœuvre en place sur notre droite juste après notre décollage.

Fernando me rappelle une dernière fois les consignes du décollage cent fois répétées au simulateur. Je rappelle pour ma part à tout le monde que chacun peut me demander d’arrêter s’il détecte une anomalie qui le justifie. Je me prépare mentalement à tout ce qui peut arriver.

Avant V1, la vitesse de décision, je peux avoir à m’arrêter. Ce n’est pas difficile. Il suffit de réduire les gaz, de freiner comme nécessaire, et de sortir les inverseurs de poussée. L’avion est relativement léger, V1 est à cent quarante-six nœuds, ce qui n’est pas une vitesse très élevée. Nous avons convenablement essayé les reverses et les freins au cours de plusieurs séances de roulage à grande vitesse avant le vol. Je sais que tout ça fonctionne bien.

À V1 et au-delà, quoiqu’il arrive, je dois effectuer la rotation pour décoller.

C’est là que commence l’inconnu. J’ai prévu au simulateur de faire une entrée progressive sur la commande de profondeur qui doit conduire à un taux de rotation d’environ un degré et demi par seconde, ce qui est assez lent et très confortable. Je suis prêt à réagir à une réponse trop vive ou trop molle de l’avion. Il faut que je sois prêt à adapter ma réponse à la celle de l’avion. Je crois que les automaticiens appelleraient ça un gain auto-adaptatif. Dans ma tête, je sais exactement ce que ça veut dire.

Je me prépare aussi à faire une rotation bien pure, sans entrée parasite en roulis, pour faire un décollage aussi parfait que possible, en gardant les ailes bien horizontales. Je me prépare également à réagir à toute réponse imprévue en roulis et en lac

À ce stade, tout est prêt pour y aller. Nous sommes en avance d’environ cinq minutes sur l’horaire annoncé pour le décollage. Si nous attendons dix heures trente, nous prenons le risque qu’une panne se déclare d’ici là et nous oblige à renoncer. Mais d’un autre côté, quelle allure ça aurait de décoller pile à l’heure dite !

Claude souhaite prendre le risque d’attendre. J’accepte sa proposition un peu à contrecœur. Je serre le frein de parking ce qui me permet de relâcher la pression sur les palonniers. Il faudra penser à le retirer avant de partir. Dong ! Misère, le système d’alerte annonce une panne. Ouf ! C’est une fausse détection déjà connue qui se manifeste à nouveau. Nous savons que nous pouvons l’ignorer.

Pendant ces quelques minutes d’attente, je réalise à quel point la foule qui s’est amassée pour assister au vol est immense. C’est impressionnant. Il y a du monde partout à perte de vue ; à droite, du côté de l’aéroport et de l’usine Lagardère où on construit les A380, à gauche, du côté de l’usine Clément Ader, et surtout sur le coteau qui surplombe la piste côté ouest, le long de la route de Cornebarrieu. Il est vrai que c’est un bon poste.

10H25

- « La Corvette, tu peux y aller. »

Cette annonce que Claude passe à la radio déclenche le vol. Sur ma droite, je vois décoller la Corvette qui amorce devant nous un large virage à gauche pour passer en vent arrière avant de revenir dans l’axe de la piste trente-deux. Quand Armand m’annonce qu’il passe par le travers de l’entrée de piste, je sais qu’il reste environ une minute avant son signal de départ. Je retire le frein de parking et je tiens l’avion aux pédales. J’affiche trente pour cent de poussée sur les quatre moteurs. Nous sommes tous concentrés sur le fonctionnement de la machine. Personne ne parle.

Rien d’anormal pour le moment. Le temps est toujours aussi parfait. Il y a trois nœuds de vent du secteur nord. Je ne vois plus la Corvette qui est passée derrière nous pour effectuer son virage de retour vers la piste. Ça ne va pas tarder.

10-h-28.jpg
Vu de la "Corvette" en vent arrière (Extrait TV)

10H29

J’entends la voix familière d’Armand sur la fréquence de la tour de contrôle :

- « A380, pour ton lâcher des freins, trois, deux, un, top ! »

C’est parti ! Je pousse les quatre manettes à fond vers l’avant en lâchant les freins. La poussée des moteurs augmente progressivement pour atteindre leur maximum vers quarante-cinq nœuds. « Cent pour cent partout. » L’annonce de Gérard me confirme que les quatre moteurs donnent toute la poussée. Claude me fait un signe de pouce levé. Je jette également un rapide coup d’œil aux paramètres moteur. L’avion accélère bien. La tenue d’axe de piste ne demande pratiquement pas de correction.

- « Cent nœuds » cette annonce de Claude me permet de vérifier que nos indicateurs de vitesse sont cohérents. C’est une bonne nouvelle. Je suis encore prêt à m’arrêter.

- « V1. Rotation. » J’enlève ma main des manettes de gaz et je tire progressivement sur le manche latéral en regardant l’horizon au loin devant moi. L’avion répond immédiatement, mais sans brutalité. L’assiette augmente très régulièrement, et je sens très tôt que l’avion quitte le sol. Le roulis et le lacet restent parfaitement purs. Il vole ! Je laisse le nez monter encore un peu. Un coup d’œil à l’assiette et à la vitesse : treize degrés, cent soixante-dix nœuds.

Incroyable ! Ce sont exactement les valeurs d’équilibre que nous avions au simulateur. Je peux même me payer le luxe de lâcher brièvement le manche.

 

lift-off.jpg
Décollage ! (G. Collignon)

 À ce moment-là, j’éprouve une immense satisfaction d’ordre technique. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas du tout une jouissance personnelle, mais l’intense plaisir professionnel de découvrir que l’avion est, dans ce cas précis de vol, exactement comme nous l’attendions. Je me dis que les choses se présentent très bien pour la suite.

Je réduis les moteurs vers la poussée de montée, puis vers soixante-dix pour cent afin de permettre à la Corvette de nous suivre. Nous montons comme ça pendant environ cinq minutes en ligne droite. Je compare nos vitesses indiquées avec celle de la Corvette. Les différences sont minimes. Nous n’avons donc pas de souci d’anémométrie à ce point de vol.

aux-commandes.jpg
En vol (Extrait TV)

Le contrôleur nous demande de virer vers l’ouest « Quand vous voudrez, ce n’est pas urgent ». Je trouve qu’il est prévenant avec nous comme avec une jeune mariée ! J’en profite pour regarder la réponse en roulis et en lacet. La loi utilisée ne comporte aucun terme de coordination. Il faut coordonner soi-même en mettant une bonne quantité de palonnier pour garder le dérapage nul. Pendant cette première montée, Gérard s’affaire avec l’air conditionné et la pressurisation. Jacky et Manfred n’ont d’yeux que pour les moteurs et les systèmes. Fernando me demande si je suis prêt à brancher le terme de retour en tangage dans les commandes de vol. Avec cette fonction active, la réponse de l’avion sur cet axe est parfaite. Il me demande :

- « Alors, c’est un vélo ? »

Je lui réponds que c’est un vélo à condition de bien coordonner les virages au palonnier.

Après le vol, j’ai déclaré à la presse que cet avion était aussi facile à piloter qu’une bicyclette. Cette expression a plu aux journalistes et elle a fait le tour du monde. Cette histoire de vélo n’a rien à voir avec le vélo que j’ai mis dans ma voiture le matin. En fait, j’ai l’habitude depuis toujours d’utiliser l’expression, "c’est un vélo" lorsque je veux indiquer aux ingénieurs que je trouve que tel ou tel réglage des commandes de vol est parfaitement adapté au besoin, qu’ainsi l’avion est extrêmement facile à piloter, qu’il n’y a rien d’autre à dire, et que la cause est entendue. Je l’ai utilisée à dessein avec la presse, je pense qu’on a compris ce que j’ai voulu dire.

10H45

Nous sommes toujours dans la configuration du décollage. C’est le moment de rentrer le train d’atterrissage. Cette manœuvre, qui a été plusieurs fois effectuée au sol avec l’avion sur vérins, est loin d’être réussie d’avance en vol. En effet, les efforts aérodynamiques sur les éléments mobiles et les déformations de structure ne sont pas les mêmes. L’avion est en vol bien stable, et Claude relève la manette de commande. On entend les bruits des trappes qui s’ouvrent, on ressent dans la structure les mouvements des quatre gros trains principaux et du train avant qui entrent dans leurs logements. Au bout de vingt-cinq secondes, le cycle de la manœuvre est terminé, les bruits et chocs divers ont cessé, et le niveau sonore à bord a nettement diminué. Tout ça semble indiquer qu’il est rentré. Cependant, une trappe du train d’aile droit est indiquée non verrouillée.

rentree-train.jpg
Rentrée du train (Extrait TV)

Nous demandons à la Corvette de venir vérifier de visu, ce qu’il en est sur l’avion. Armand confirme qu’il voit la trappe bien fermée. Rien ne dépasse. J’applique un facteur de charge inférieur à un g pour voir. Aucun résultat. Au sol, dans la salle de télémesure, Robert Lignée et les spécialistes du système suivent tout ça de très près. Pour eux, il est fort probable qu’un verrou ne se soit pas correctement engagé. La trappe est bien fermée grâce à la pression hydraulique qui la maintient, mais elle n’est pas correctement verrouillée. Le risque serait qu’elle s’ouvre à grande vitesse, ce qui pourrait occasionner des dégâts. Comme il y a un doute, nous tombons tous d’accord après discussion pour annuler la partie du vol où nous devions aller aux grandes vitesses et aux grands nombres de Mach. Nous la remplaçons par le programme de rechange qui consiste à explorer beaucoup plus en détail les basses vitesses. Ainsi, la moisson de données que nous allons recueillir au cours de ce premier vol sera différente de celle prévue, mais elle sera largement aussi riche. Claude et moi pilotons à tour de rôle.

11H30

Nous sommes donc maintenant en configuration lisse. Nous accordons un quart d’heure aux photographes de la Corvette pour faire du film et des photos de l’avion au profit de la communication.

Je profite de cette période peu chargée pour contacter Peter Chandler au centre de presse qui est chargé de tenir les journalistes informés du déroulement du vol. Il m’annonce que la fréquence radio est diffusée aux journalistes par haut-parleur et que je peux leur parler. Je leur raconte en anglais le début du vol, et mes impressions très favorables. Il faut recommencer en français. À votre service !

salle-ops.jpg
La salle de contrôle (Extrait TV)

Le dossier de vol que j’ai avec moi comporte un grand nombre d’informations sur les caractéristiques de l’avion, les commandes de vol, les systèmes, l’avionique, les performances. Il a été constitué par David Burson au début de l’année. David est un excellent ingénieur qui a participé à la majorité des séances de mise au point des commandes de vol que nous avons faites au simulateur depuis des mois.

Il a à peine une trentaine d’années. L’année dernière, David a perdu ses cheveux : chimiothérapie. Malgré sa maladie, il a continué à travailler avec le même enthousiasme et la même énergie qu’avant.

Aujourd’hui, son état s’est aggravé et il ne peut plus travailler. Je demande à Didier Ronceray, qui suit le vol en salle de télémesure de l’appeler au téléphone. Nous pouvons parler en direct avec David via la radio et la télémesure, et lui dire que nous pensons à lui. Dans deux semaines, il m’enverra un message pour me dire combien cet appel lui a fait plaisir, et qu’il compte revenir bientôt travailler avec nous après s’être "refait une petite santé". Dans un mois, il nous aura définitivement quittés. Salut, David., nous ne t’oublierons pas.

Nous nous mettons en configuration un, à cent soixante-dix nœuds, et nous mettons la commande du train d’atterrissage sur sorti. Nous sommes tous prêts intérieurement à voir la séquence de sortie interrompue en cours de manœuvre, avec tous les ennuis que cela pourrait impliquer par la suite. Mais non, tout se passe bien. Le train est de nouveau verrouillé bas et ses trappes fermées.

a-380-corvette-1.jpg
La "Corvette" et l'A380 (Extrait TV)

La Corvette a terminé ses photos et elle rentre au terrain. Elle va refaire le plein de carburant pour décoller à nouveau un peu plus tard afin de nous accompagner pendant la fin du vol.

12H00

Nous commençons maintenant une longue série de vérifications qui doivent nous permettre d’autoriser la mise en fonction de la loi normale des commandes de vol dans plusieurs configurations. La loi normale est celle qui sera utilisée tous les jours en opération. Elle fait partie des traits communs à tous les avions Airbus depuis l’A320. En essais en vol, on la règle de telle sorte que les caractéristiques de pilotage soient très semblables d’un avion à l’autre. Ceci permet à un pilote familier avec un type d’Airbus de se qualifier très facilement sur un autre type d’Airbus, puisqu’il retrouve toujours un comportement avec lequel il est familier. C’est un argument commercial important, car il permet aux compagnies aériennes de faire de grosses économies sur la formation des pilotes qui ont peu de chose à apprendre pour s’adapter quand ils passent d’un avion de la famille à l’autre. La loi normale comporte essentiellement des fonctions de compensation automatique, et de protection contre les sorties de domaine de vol, que ce soit à trop basse ou trop grande vitesse, en attitude, ou en facteur de charge.

12H30

Nos horloges internes nous rappellent qu’il est midi largement passé. Le petit déjeuner est déjà bien loin. Nous avons tous faim. Ça tombe bien, le programme d’essais en cours nous permet à tour de rôle de manger, et même de quitter un moment notre siège. On sort une caméra et un appareil photo. En voyant la caméra, je me souviens que depuis que nous sommes dans l’avion, plusieurs autres minuscules caméras très discrètes, de la taille d’un crayon, nous filment en permanence. Rien de ce que nous disons et faisons ne leur échappe. Sylvain Pascaud et Mike Magidson feront de ces images un très beau reportage.

Au menu, il y a des sandwiches de pain de mie au saumon, au jambon, ou au fromage. Ce n’est pas de la gastronomie, nous ne sommes pas venus ici dans ce but. Ça calme la faim. Divine surprise, il y a même un thermos de café !

Soudain, un bruit insolite me fait sursauter. Ça me semble venir de l’avant de l’avion, peut-être du train d’atterrissage. En essais en vol, on n’aime pas du tout ce genre de situation où on ne comprend pas ce qui se passe. Je fais part de mon souci à mes compagnons. Gérard trouve immédiatement l’explication du phénomène qui m’a inquiété : il a simplement posé sa bouteille d’eau sur le sol un peu brutalement ! Nos activités reprennent normalement.

Quand l’analyse des réponses aux sollicitations le permet, la loi normale est engagée. Ce qui frappe alors immédiatement, c’est qu’en termes de comportement, on retrouve un Airbus comme les autres. On peut facilement oublier qu’on est dans un A380. C’est exactement le résultat que nous recherchons. Le point remarquable sur cet avion, c’est que les réglages établis au simulateur, donc à partir de coefficients aérodynamiques issus de la soufflerie, sont déjà proches de l’idéal. Les retouches à faire, s’il y en a, seront toutes mineures. Ce n’était pas le cas pour les programmes précédents. Ça montre que les modèles théoriques ont fait de grands progrès. Quand la loi normale est active, on branche le pilote automatique et l’auto manette. Ça fonctionne.

13H35

Il faut maintenant étudier la configuration d’atterrissage. Les becs et les volets sont braqués à fond, le train est bien sûr toujours sorti. Le but principal est de vérifier les caractéristiques de l’avion dans la configuration dans laquelle nous allons nous poser. C’est Claude qui pilote. Il va en loi directe jusqu’à l’avertisseur de décrochage, il simule une remise des gaz, il crée du dérapage jusqu’à cinq degrés. Tout ça est sans problème. La Corvette nous a rejoints et nous suit de nouveau.

13H57

Maintenant nous sommes prêts à revenir au terrain. Le contrôleur nous demande s’il est possible d’attendre quelques minutes, car un avion sanitaire demande la priorité. Nous ne sommes pas pressés.

Nous en profitons pour regarder les aérofreins en loi normale. Nous sommes autorisés pour l’approche. Claude stabilise l’avion de loin en loi directe et configuration full. Nous avions prévu que si tout allait bien, nous ferions une remise des gaz, puis un passage au-dessus de la piste suivi d’un large circuit par l’est de Toulouse. Comme tout va effectivement bien, nous décidons d’effectuer cette manœuvre. Nous savons que ça fera la joie des journalistes, des spectateurs, et des Toulousains.

Pendant l’approche, nous observons que l’avion est sensible à l’activité thermique de l’atmosphère. On retrouve un comportement qui fait paradoxalement penser à celui d’un avion léger. C’est dû à la faible charge alaire. Pendant l’approche et la remise des gaz, je peux voir qu’il y a toujours énormément de monde autour de l’aérodrome.

14H22

Nous touchons le sol après une approche facile à cent quarante-cinq nœuds. Claude utilise presque toute la piste pour décélérer doucement, sans utiliser les inverseurs de poussée. L’avion est contrôlé.

touch-down.jpg
Impact ! (Extrait TV)

Nous savons maintenant que le vol est une réussite totale. Il nous reste à faire un roulage volontairement allongé pour permettre au comité d’accueil de se déplacer vers la tribune devant laquelle l’avion doit se garer. Nous répondons par les fenêtres du cockpit ouvertes aux innombrables saluts des spectateurs. La vie est belle !

14H50

Les moteurs sont coupés, l’installation d’essais aussi. Nous avons quitté nos casques, nos parachutes et nos gilets de sauvetage. Nous nous rassemblons derrière la porte pour sortir de l’avion ensemble. Au signal de Barbara qui se tient au bas de l’escabeau, nous ouvrons la porte. Une immense clameur monte de la tribune. Nous sortons sur la plate-forme en saluant. Le soleil est radieux. Noël Forgeard et Charles Champion, le directeur du programme, montent nous rejoindre. Poignées de mains, accolades.

a-380-sortie-equipage.jpg
Après le vol (F. Espinasse)

Quel bonheur ! J’essaye de repérer des visages connus dans la tribune, Paule et les filles, les amis que j’ai invités. Impossible de les distinguer, il y a trop de monde. Ça me frustre un peu.

On descend les escaliers pour rejoindre l’estrade. Les actionnaires d’Airbus sont là et nous félicitent. Chacun fait un court commentaire en anglais pour la presse. Je parle de bicyclette. Je parle aussi de la conception du cockpit de l’avion, à laquelle je travaille depuis presque dix ans, pour souligner que ce cockpit est vraiment fait pour des pilotes, grâce à la participation des pilotes de ligne des compagnies clientes. Nous sommes alors assaillis par une meute de journalistes qui veulent recueillir nos impressions. À leurs remarques et leurs questions, je devine que l’émotion était beaucoup plus grande parmi ceux qui suivaient le vol en spectateurs que chez nous qui étions pris par l’action. Nous, nous n’avions pas le temps de nous émouvoir. 

rozay-micro.jpg
Vos impressions, Commandant ? (Extrait TV)

Grâce à l’intervention de Mike, Paule et les filles ont pu me rejoindre sur l’estrade. Ça me fait très plaisir. J’aurais voulu saluer à ce moment-là tous mes amis des essais en vol qui ont été invités et qui sont dans la tribune. Je n’en verrai que quelques-uns, ceux qui ont réussi à passer le filtrage. C’est le seul point noir de la journée.

16H30

Nous embarquons dans une navette pour nous rendre à l’usine Jean-Luc Lagardère où nous sommes chaleureusement accueillis par ceux qui ont construit l’avion. Leur enthousiasme, leur ferveur font plaisir à voir. Champagne. Congratulations.

17H30

La navette nous ramène à Saint Martin, où les gens du bureau d’études, des essais, du programme nous attendent. C’est pour moi un des meilleurs moments de cette aventure. Je travaille avec ces garçons et ces filles depuis de nombreuses années. Nous avons passé ensemble des centaines d’heures en réunions et dans divers simulateurs pour concevoir cet avion. Je les apprécie. Ils sont en moyenne beaucoup plus jeunes que moi, ils sont brillants et enthousiastes. Pendant toutes ces années, en m’obligeant à rester aussi vif qu’eux, leur fréquentation quotidienne m’a permis de ne pas trop vieillir.

Je les en remercie. Pendant deux heures, ils sont des centaines à me demander des autographes en souvenir de cette journée. Ce devrait être à moi de leur en demander. Ce sont eux qui ont fait tout le travail.

20H00

C’est l’heure de la grand-messe quotidienne du journal télévisé de vingt heures. TF1 et France 2 ont chacune demandé à avoir un pilote en direct pendant le journal. Comme nous n’avions pas de préférence, nous avons tiré au sort avec Claude. J ‘ai tiré France 2. Ça a fait plaisir à mes filles, car, m’ont-elles dit, c’est la chaîne qui ne fait pas d’émission racoleuse de téléréalité. J’ai la lumière dans les yeux et j’ai du mal à voir l’écran de contrôle. Je reçois assez mal le son dans l’oreillette qu’on m’a donnée. J’arrive quand même à saisir les questions du journaliste et à répondre. Je me suis revu plus tard sur un enregistrement. J’ai trouvé que je n’étais pas trop mauvais pour un débutant.

20H45

Je démonte la roue avant du vélo pour le remettre dans la voiture, et je rentre à la maison. Paule et les filles m’attendent. Elles sont heureuses de leur journée. Je trouve qu’elles semblent plus fatiguées que moi. Le téléphone n’arrête pas de sonner. Ce sont des parents et des amis, que j’ai pour certains perdus de vue depuis des années, qui veulent tous me féliciter. Je n’ai aucune difficulté à être aimable avec chacun d’eux.

Nous nous racontons notre journée autour de la table familiale. Au menu, c’est le régime quotidien, nous ne pensons même pas à boire du champagne. Il n’y a pas besoin de champagne pour être très heureux ce soir. C’était vraiment une journée au ciel.


Jacques ROSAY
 

 

rosay-a-1.jpg
L'auteur dans le cockpit de l'A380 (R. Meigneux)

 

Extrait de "Aux commandes de l'A380" de Jacques Rosay (Éd : Privat - 2010)
Ce texte a également été diffusé dans "Aeromed" n° 13 d'août 2005

rosay-g-1.jpg

Date de dernière mise à jour : 07/04/2020

Ajouter un commentaire